La place de la Libération

C’est un plaisir, et une habitude de retraité : chaque mercredi, et chaque samedi, vers les 10h, je m’installe avec quelques amis à la terrasse du Lys, pour y prendre un café. Durant ces deux matinées, le marché fait de la place de la Libération, l’endroit le plus vivant de la ville.

Les autres jours, la place n’est plus qu’un grand parking sans âme. Un muret, une grille et deux rangées d’arbres du parc cachent entièrement le château. Une perspective aménagée, une descente en plusieurs niveaux, agrémentée de quelques statues, voire d’un jet d’eau ne pouvait pas être imaginée autrefois, pour la tranquillité des hôtes du château. Aujourd’hui, j’imagine qu’il serait possible de l’envisager, mais qu’il faudrait l’accord de huit ministères et vingt ans de procédures pour l’obtenir !

Quoi qu’il en soit, cette place est intéressante : c’est sans doute le lieu le plus ancien de la ville, et pourtant la place n’existait pas encore au XVIIIème siècle.

Remontons le temps …

Avant la place

Lorsque le duc de Montausier et son épouse Julie-Lucien d’Angennes deviennent propriétaires du château de Rambouillet, en 1666, il existe, près de l’église, deux petites places.
Sur la première, (1) limitée par l’auberge de l’Ecu de France, à l’est, et celle de la Rose-Blanche, à l’ouest, ont été construites les halles de Rambouillet.

La seconde,(2) devant l’entrée de l’église, est délimitée par la maison du Cygne et l’auberge du Lion d’Or, ainsi que par les communs du Château. Si l’arrivée au château se fait maintenant depuis Groussay, son ancienne entrée est toujours utilisable, avec un haut portail, enserré entre la maison du portier, et celle du gardien des prisons.

Rambouillet vers 1760.

Ce plan de Jean Blécon (« Le Palais du Roi de Rome », page 24) montre très bien l’état de ce quartier vers 1670-1673.

Les propriétaires du château, qui succèdent aux d’Angennes, procèdent à des acquisitions afin d’agrandir leur domaine : c’est le cas de Jean-Baptiste Fleuriau, vers 1700. Le comte de Toulouse fait de même vers 1720, le duc de Penthièvre vers 1745, et Louis XVI vers 1785, de sorte que sur le plan de 1785 (Jean Blécon, même source, page 32) on voit que le roi est maintenant propriétaire de tous les bâtiments situés dans ce quartier entre la rue et le parc (en jaune sur le plan). Ils abritent les halles, des entrepôts, un bailliage construit par le comte de Toulouse, et la poste aux chevaux, qui a remplacé les maisons du Mouton, du Cygne et de la Rose Blanche.

Ces constructions ont réduit considérablement l’espace disponible autour des halles.
Le marché peut donc seulement se tenir sur la petite place, devant l’Eglise, et il s’est étendu souvent jusqu’au château, avec l’autorisation du duc de Penthièvre, qui était rarement sur place.
La circulation vers Groussay et la route de Paris, à partir de la poste aux chevaux, s’en trouve naturellement très perturbée.

Rambouillet en 1785

1785-1787 : La création de la place

En août 1705 Fleuriau d’Armenonville avait obtenu de Louis XIV de nouvelles lettres patentes, qui renouvelaient celles octroyées en 1595 par Henri IV. Un marché pouvait ainsi se tenir chaque samedi à Rambouillet.

Louis XVI est conscient de l’importance que prennent les marchés agricoles à cette limite nord de la Beauce, et du potentiel de Rambouillet dans ce domaine. Sur les conseils du comte d’Angeviller, il autorise donc le 13 juillet 1784 la tenue d’un second marché hebdomadaire.
Mais ces marchés ont besoin de place, d’autant que le château étant maintenant demeure royale, il n’est plus envisageable qu’ils débordent dans le parc.

Au nord l’église interdit toute extension : il faut donc raser les bâtiments situés entre la rue et le parc. Ceux-ci comprennent alors un bailliage construit par le comte de Toulouse (il s’agit du tribunal de l’époque; les réunions « municipales » quant à elles, se tiennent dans l’église), des halles et entrepôts à grains, ainsi que la « poste aux chevaux » construite à l’emplacement des maisons du Cygne, du Mouton et de la Rose-Blanche. L’épicier Groux y loue également logement et magasin.

la parcelle de l’Image Saint-Martin Plan JBlécon PARR

Le roi se porte acquéreur le 5 juillet 1784 de « l’Image Saint-Martin », située immédiatement derrière l’église, en angle avec la rue des Juifs (en rose sur le plan).

La poste aux chevaux peut ainsi être déplacée dans cet immeuble, et « les nouvelles postes » disposent dans la cour de trois écuries pouvant accueillir respectivement 20, 24 et 5 chevaux, avec, à l’entresol les lits des charretiers et des postillons.
L’épicier Groux est également déplacé dans cet immeuble, et des logements accueillent le sieur François- Marie-Honoré Lemesle, maître de la poste aux chevaux, et plusieurs autres personnes au service du roi, dont le gondolier Palmarini (voir note en annexe).

Il faut également trouver un nouvel emplacement pour les halles, pour la durée des travaux, et c’est sur la Place de la Foire qu’est donc construit un bâtiment précaire, et que se tient le marché de 1785 à 1787. L’adjudication, remportée par Jacques-Joseph Ducoret le 13 août 1785 prévoit la construction d’un bâtiment de 29,23m de long sur 8,77 de large, à construire avant le 1er janvier 1786, et à démolir en remettant la place en l’état, au bout de deux ans.

L’architecte Jacques-Jean Thévenin conçoit le bâtiment que nous connaissons encore aujourd’hui : un corps de bâtiment avec deux ailes et un avant-corps central surélevé de quelques marches. Cet édifice est construit en pierre de pays, mortier de chaux et sable, sur un socle en grès et un soubassement, formant le rez-de-chaussée, en pierre de Saint-Leu jusqu’à la plinthe.

L’immeuble a une double vocation : remplacer à la fois l’ancien bailliage et les halles aux grains.

« le rez-de-chaussée, l’entresol bas et les greniers servaient de resserre pour les grains du marché et l’étage de palais de justice. Le rez-de-chaussée comprenait cinq resserres à grains et un cabinet pour le commis.

L’entresol bas disposait de douze chambres carrelées pour déposer les grains et une pour entreposer les effets des prisonniers.

L’étage consistait en une salle d’audience, carrelée en carreaux de pierre, plafonnée en plâtre, décorée de lambris d’appui et garnie de sièges, stalles et bureaux en chêne, peints en bois d’acajou et éclairée par trois croisées sur chacune des deux places, une chambre du conseil avec cheminée, carrelée et éclairée d’une fenêtre, trois cabinets et une salle précédée d’une antichambre.

L’entresol haut comprenait une antichambre, une chambre avec cheminée, une cuisine sans cheminée et deux cabinets, le tout carrelé et plafonné.

L’étage dans les combles consistait en vingt chambres, dix-huit carrelées, destinées à resserrer les grains avec une machine garnie de poulie et cordage pour monter les grains dans l’une d’elles, deux garnies de tablettes où étaient déposés les papiers du greffe et un cabinet d’aisances. » (J.Blécon, article de PARR)

Tout le reste du terrain, devant le bailliage, restera en non-bâti, afin d’accueillir dans de bonnes conditions le marché. La place prend ainsi quasiment son apparence actuelle (avant création du  parking).

Elle prend très logiquement le nom de « Place-aux-grains ». La petite place créée en même temps, derrière le bailliage, prend celui de « Place du Marché-aux-herbes » (lire l’article sur les marchés de Rambouillet) et elle est fermée, côté parc, par une nouvelle prison, qui communique directement avec le tribunal.
Le pilori est dressé devant la bailliage.

Après 1789 : l’évolution de la place

En 1787 Louis XVI avait créé les « municipalités de paroisses », et c’est dans l’église qu’avait été élu le premier syndic de Rambouillet, Jean-François Laslier.
Au début de la Révolution, c’est également dans l’église qu’est élu Thierry, premier « maire de la commune de Rambouillet ». Mais c’est sur le perron du bailliage qu’il prête le serment de fidélité « au Roi et à la Loi ».

A partir de 1792 le bailliage devient « maison commune ». Les réunions importantes, et les élections s’y tiennent désormais.
Cependant la justice continuera à y être rendue jusqu’à la construction du Tribunal actuel, en 1896, et l’immeuble abritera encore, plusieurs années après, le commissariat de police, avant d’être totalement affecté aux services administratifs de la ville.
Quant au commerce des grains, il évoluera vers une vente sur échantillons avec livraison directe des blés du producteur aux moulins puis aux coopératives, et, s’organisant dans les bourses régionales, comme celle de Paris, il libèrera les locaux qu’il occupait à Rambouillet.

Le bailliage était propriété du roi. Il semble bien que Louis XVI avait envisagé d’en faire don à la ville, mais cette donation, évoquée dans une lettre du comte d’Angeviller, n’a jamais été régularisée, et la ville supporte donc depuis sa construction un loyer de mille livres par an.
A la Révolution, l’Etat demande que le bâtiment soit inclus dans la liste civile du Roi, et vendu aux enchères, comme le Château, ou la maison Saint-Martin, mais la ville en revendique la propriété, et comme la vente d’un tel immeuble est loin d’être évidente, la situation reste en suspens jusqu’en 1801.

A cette date, Napoléon accepte d’honorer la promesse de Louis XVI et, résiliant le bail originel, il fait don à la ville de l’immeuble du bailliage. Une plaque commémorative est posée sur son fronton afin de rappeler ce don.

C’est aussi Napoléon, qui fait combler et planter d’arbres le petit jardin qui prolongeait en contrebas la place vers le château, afin d’empêcher cette vue directe qui serait tellement agréable aujourd’hui : nul n’est parfait !

L’immeuble Saint-Martin est vendu aux enchères en 1796. Lemesle transfère alors la poste aux chevaux à l’entrée du boulevard Voirin, (bd du Général Leclerc) et l’immeuble devient un hôtel-restaurant qui connaîtra plusieurs exploitants, avant d’être finalement acheté par la ville, démoli et entièrement reconstruit et exploité aujourd’hui sous l’enseigne Mercure. Un article complet lui sera consacré prochainement.

Mais ces différentes évolutions ne modifient pas la physionomie de la place.

Notons qu’en 1794 il est proposé de la baptiser « Place de la Liberté » mais cette proposition n’est finalement pas retenue. C’est pourtant là que sera planté en 1797 un arbre de la liberté. Un second sera planté en 1848 sur la place, devenue « Place d’armes ». Aucun des deux ne survivra. (lire cet article)

 

La place René-Masson

Toutefois, si la place, elle-même, n’a pratiquement pas changé depuis sa réalisation en 1786, la démolition de l’ancienne église, accompagnée de la disparition des commerces abrités entre ses contreforts, entraine en mars 1872, une modification notable de ses abords, au nord.

Sur l’ancien emplacement de l’église on augmente l’emprise de la RN10 pour adoucir le virage en angle droit vers Groussay, et le reste est conservé comme terrain non-bâti, afin d’agrandir la place du Marché-aux-grains, et notamment pour y accueillir le marché à la volaille.

S’il est sans doute regrettable de n’avoir pu conserver l’église, du moins a-t-il été possible d’y planter ces beaux platanes qui améliorent fort heureusement l’aspect général d’une place bien minérale malgré la présence du parc.
Cet espace permet également de créer une terrasse fort appréciée par les touristes et les clients du restaurant, qui n’est plus masqué par l’église, et communique désormais directement avec la place.

La petite place ainsi créée est baptisée le 24 juillet 1881 place René Masson.
Elle perpétue ainsi le souvenir du capitaine Pierre-René Masson, né en 1845 place des Herbes à Rambouillet, membre de la colonne commandée par le lieutenant-colonel Flatters. Leur massacre le 16 février 1881 par les touaregs-Haggars, alors que Flatters et ses hommes étudiaient l’établissement d’une ligne de chemin de fer transsaharien entre l’Algérie et le Niger, avait beaucoup ému l’opinion publique.

la place aujourd’hui

Rien ne vient plus rappeler les anciens noms de Place du Marché-au-Grains, ni celui de Place d’Armes (sinon l’enseigne de l’hôtel restaurant de la Place d’Armes, toujours présente sur l’immeuble du café-restaurant devenu aujourd’hui le Lys).

la mairie durant l’occupation

Cependant, personne ne s’étonnera que notre mémoire collective ait souhaité oublier qu’avant de devenir la « Place de la libération », en 1946, la place a été durant cinq ans la « place du Maréchal Pétain ».

Ce nom avait été choisi par le conseil municipal le 5 novembre 1941 (18 mois après l’appel du Général de Gaulle) non pour honorer le vainqueur de 14-18, mais pour témoigner au maréchal,

« la vénération, la reconnaissance et la confiance que les habitants de Rambouillet lui portent en ces jours où il est le ferme soutien, l’espoir de la Patrie et l’ouvrier de son relèvement ». (délibération du Conseil municipal)

Il est vrai que Rambouillet se dotera pour compenser, en 1944, d’une rue du Général de Gaulle, et fera de la place du Maréchal Pétain la place de la Libération.

Vous reprendrez bien un petit café avec moi pour profiter du soleil devant cette place ?

Christian Rouet
10 novembre 2021

 

Note annexe

Parmi les personnes logées dans la maison Saint-Martin, j’ai évoqué Jacques Palmarini, gondolier du roi.

J’ajoute cette note, car voici une profession bien improbable pour une ville comme Rambouillet !

Le roi et ses hôtes aimaient se promener en bateau, sur les canaux du château, et dès l’époque du comte de Toulouse, des fêtes nautiques étaient régulièrement organisées, sur le modèle des fêtes nautiques de Versailles bien que, naturellement, plus modestes.

A Versailles, quatre gondoles avaient été offertes au roi Louis XIV par le Doge de Venise, avec leurs gondoliers, et depuis, neuf familles étaient restées attachées à la « petite Venise » dans le parc du château de Versailles, transmettant leur charge de génération en génération.

C’est ainsi que Jacques Palmarini était fils et petit-fils de gondolier du roi, affecté d’abord à Versailles, puis détaché à Rambouillet quand Louis XVI achète le domaine.

Il devient alors responsable de la petite flottille du château et chargé plus spécialement de conduire sa gondole vénitienne, que Pierre de Janti décrit comme étant « tapissée de toile de Jouy ».

Il s’agissait d’un poste important, qui justifiait un salaire élevé, un superbe costume de damas aux galons d’or, et le logement de fonction confortable dont il bénéficiait près du château (« trois pièces dont deux étaient à feu, avec vues sur la rue, la troisième donnant sur la ruelle en cul-de-sac de l’église » (cité par Mme Champrenault, dans un article pour la SAVRE).

Après la chute du roi, il devient gardien des canaux du domaine de Rambouillet, et occupe cette fonction jusqu’à sa mort, à 72 ans, le 26 Brumaire an X.

 
 

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