Des chantiers désastreux

le comte d’Angiviller

« Grandeur et économie » telle était la devise de Charles-Claude Flahaut de la Billarderie, comte d’Angiviller.

Nommé directeur général des bâtiments de Louis XVI en 1774, il reçut la mission de remédier à la situation catastrophique d’une administration qui croulait sous les dettes.

Lorsque Louis XVI acheta au duc de Penthièvre le domaine de Rambouillet, en 1783, il en devint également gouverneur et administrateur, quoique celui-ci fut bien personnel du roi, et non du royaume.
Le résultat fut si désastreux qu’il fut accusé –probablement à tort– de malversations financières, et qu’il finit sa vie en exil.

Cet article, inspiré d’une publication de Basile Baudez (« Livraisons de l’histoire de l’architecture ») revient sur les raisons de cet échec.

Les chantiers d’Etat

Depuis la loi du 28 janvier 2013, et les textes qui l’ont complétée jusqu’en 2019, tous les marchés d’Etat français doivent être réglés aux entrepreneurs dans un délai maximal de 30 à 60 jours, à compter de l’envoi de leur facture. Des intérêts de retard et pénalités s’appliquent de façon automatique à l’Etat en cas de dépassement de ces délais.

Ainsi l’Etat s’impose d’ailleurs des conditions plus draconiennes que celles qui sont maintenant appliquées aux marchés privés.

Nous oublions ainsi que durant des siècles l’Etat a été un très mauvais payeur, au point qu’un organisme financier, la Caisse Nationale des Marchés de l’Etat (CNME) avait été créé en 1936 pour avancer aux entreprises l’argent que l’Etat tardait à leur payer. Et ses intérêts restant à la charge de l’entrepreneur, celui-ci majorait lourdement ses devis, afin de rentrer dans ses frais…

Je me souviens avoir personnellement rencontré le chef de cabinet de Mme Veil, ministre de la santé, pour plaider la cause d’un client à qui les hôpitaux devaient 3 années entières de chiffre d’affaires, sans pouvoir honorer leurs engagements faute de dotations budgétaires d’Etat.

Naturellement, les rois de France étaient déjà de fort mauvais payeurs, qui disposaient de surcroît du privilège de se débarrasser de leurs créanciers lombards ou juifs chaque fois qu’ils souhaitaient annuler leur dette. Solution confortable dont nos gouvernements adoreraient user encore, mais qui devait être maniée avec subtilité, pour pouvoir trouver de nouveaux prêteurs…

Les dépenses royales échappant à toute planification, il fallait en assurer a posteriori la charge,  soit par des recettes ordinaires provenant du Trésor royal sous forme d’ordonnances de paiement, soit à partir de bons du roi, pour des dépenses extraordinaires destinées à couvrir les constructions nouvelles.
Or ces recettes étaient toujours insuffisantes, et débloquées très tardivement. Les dépenses de guerre avaient naturellement une priorité absolue, et celles-ci étaient fort nombreuses.

Lorsque d’Angiviller est nommé directeur général des bâtiments en 1774, il comprend tout de suite la nécessité d’instaurer une centralisation des comptes. Il exige qu’un relevé soit établi chaque année et transmis à ses services en janvier, afin qu’ils puissent être vérifiés durant l’hiver, avant la reprise des travaux. Il tente également de responsabiliser les contrôleurs.

On peut se demander pourquoi une entreprise qui n’était pas payée depuis plusieurs années acceptait de poursuivre ses travaux, et même d’en commencer de nouveaux.

Dans un rapport, d’Angiviller analyse lucidement la situation : « tous les fournisseurs sont liés à l’administration par leurs droits acquis. Ils voient qu’en leur demandant des entreprises actuelles on s’attache à liquider avec ce qu’on peut leur fournir leurs anciens droits. Cela entretien leur courage et leur espérance sur des travaux plus récents ».

Dit autrement, ils étaient conscients que s’ils cessaient d’être utiles, ils perdraient toute chance d’être payés de leurs arriérés, alors qu’en continuant à travailler, ils gardaient un moyen de pression…

Leurs relations avec leur maître d’ouvrage n’étaient pas toujours sereines : on se souvient par exemple que lors de la construction du château de Saint-Hubert, les ouvriers s’étaient mis en grève à plusieurs reprises, et avaient même quitté le chantier, ne pouvant plus obtenir de crédit auprès des commerçants locaux pour s’alimenter… Ils avaient obtenu chaque fois le déblocage d’une petite partie de leur arriéré.

 Les entreprises les plus chanceuses, profitant de leur renommée de fournisseur du roi, parvenaient à travailler en parallèle avec une clientèle moins prestigieuse, mais solvable. Les faillites étaient nombreuses chez les autres. Cependant, comme aujourd’hui, la faillite d’une entreprise dont la prestation répond à un besoin conduit à la reprise des travaux et du personnel le plus qualifié par ses concurrents, et à la création de nouvelles entreprises sur les ruines de la précédente.

D’Angiviller à Rambouillet

10 ans après avoir engagé des réformes au niveau de la direction générale des bâtiments, d’Angiviller est donc chargé en complément des travaux de Rambouillet, bien que ceux-ci fassent partie de la cassette personnelle du roi.

Fort de son expérience acquise pour la gestion des chantiers d’Etat, d’Angiviller aurait pu en assurer une gestion optimale, mettant en application ses prescriptions.

Le résultat fut désastreux.

Le roi voulait faire de Rambouillet –que Marie-Antoinette traitait de gothique crapaudière– une demeure royale. L’architecte Renard soumit donc un projet de destruction et de reconstruction totale du château. La dépense envisagée fit reculer le roi, et ne fut entrepris au château que l’aménagement de 27 nouveaux appartements, afin de conserver le maximum de fonds pour les dépenses liées à la vénerie. Mais d’Angiviller engagea également de nombreux autres chantiers, faisant oeuvre d’urbanisme dans Rambouillet : construction de nouvelles écuries, d’un nouveau bailliage, déplacement du cimetière, construction d’un palais du gouvernement (où il était logé), d’une ferme expérimentale, d’une laiterie pour la reine…

Jacques-Jean Thévenin fut choisi pour l’ensemble des travaux engagés à Rambouillet. Outre ses qualités professionnelles indéniables, il avait l’avantage d’avoir une clientèle seigneuriale assez importante pour pouvoir supporter sans se plaindre les délais de payement royaux !

Aux dépenses nécessitées par ces chantiers s’en ajoutèrent d’autres, le roi estimant avoir une responsabilité paternelle vis-à-vis de ses sujets. C’est ainsi que d’Angiviller institua sur les chantiers de Rambouillet une assurance contre les accidents du travail, avec prise en charge des jours d’arrêt, ou encore qu’à la demande expresse du roi, il versa des sommes importantes aux victimes de l’orage de grêle du 13 juillet 1788.

« J’avois nourri exactement tous les habitants durant une année entière, en fournissant de plus toutes les avances nécessaires aux laboureurs pour ensemencer leurs terres et nourrir leurs bestiaux. Le roi même avoit été obligé de me fournir des fonds de sa poche pour plus de deux cent mille francs » (d’Angiviller).

En 1789 le mémoire annuel remis à d’Angiviller établit que, des chantiers payés à fin 1788 ne l’ont été « que ceux faits en 1784 pour ce qui concerne principalement l’établissement principal ». Soit 4 années entières d’arriéré pour plus d’un million de livres.

Le comte d’Angiviller est exilé en Espagne, et François Ogé, son remplaçant commande un audit des chantiers afin de comprendre les raisons de ce désastre.

Il met en évidence les principales causes suivantes :

  • D’abord les conditions climatiques. Sans être anormal, l’hiver 1785 a été particulièrement froid, entraînant de nombreuses complications dans les travaux. Le refroidissement du petit âge glaciaire du XVIIIème siècle avait fait reculer la forêt et rendu plus rare le bois de futaie. Le transport des matériaux était rendu plus lent et plus coûteux…
  • Or le nombre de chantiers engagés en même temps dépassait nettement les ressources en matériaux locaux et nécessitait donc des approvisionnements plus importants et plus lointains. Et Rambouillet n’a pas la chance d’être traversé par une voie d’eau navigable qui aurait baissé le coût du transport.
  • Une parfaite connaissance des matériaux disponibles localement aurait permis aux entrepreneurs d’opérer certains choix, et de réduire leur coût. Or d’Angiviller ayant déjà ses fournisseurs attitrés, pour les bâtiments de France, leur avait donné la préférence plutôt qu’à des entreprises locales, alors que ceux-ci ne connaissaient pas suffisamment les ressources et les contraintes locales.
  • En raison de cette même connaissance insuffisante de la nature des sols, de nombreux chantiers durent être repris, les fondations prévues initialement augmentées, des murs de moellons confortés par des assises de grès ou des pièces d’acier etc…
  • La main d’oeuvre locale n’étant pas assez importante pour autant de chantiers, il fallut faire venir des ouvriers parisiens, payés plus cher.
  • Ensuite il faut relever les nombreuses sous-estimations : oublis de certains postes dans les devis initiaux, comme le pavage des chaussées du château, la largeur de la cour trop étroite pour la circulation des calèches… Mais aussi modifications des travaux en raison de besoins nouveaux, signalés trop tard.

Enfin il ne faut pas oublier qu’à Rambouillet, comme pour la plupart des chantiers royaux, certains travaux ne pouvaient pas être poursuivis durant les séjours du roi. Il fallait dans la hâte les arrêter et rendre les lieux habitables et plaisants, au prix souvent de travaux supplémentaires provisoires, détruits quelques temps après pour être remplacés par les travaux définitifs.

Le facteur pi

Aujourd’hui, les gestionnaires de projet parlent du « facteur pi » pour évoquer la multiplication par 3 du coût final par rapport au budget initial.

Autrement dit : le devis a évalué le coût du diamètre du cercle, au lieu d’évaluer celui de sa circonférence. Or tout imprévu ou toute modification du projet qui augmente le diamètre de 1, conduit à un dépassement de la circonférence de 3.14.

Les exemples foisonnent : la station orbitale, le tunnel sous la Manche, la Philarmonique de Paris  ou le projet nucléaire ITER …

Ou, pour prendre des exemples locaux, les revêtements de sol de la rue de Gaulle ou la piscine de Rambouillet. Ne parlons pas du cinéma, chantier privé qui aurait dû incomber en totalité à son promoteur, et va finalement coûter un million à la ville, et attendons avec curiosité le chantier du futur hôpital !

Et mieux vaut ne pas trop se pencher sur le facteur pi (voire 2pi!) de nombreux projets d’aide humanitaire ! Il est vrai que les pays qui les financent généreusement veulent très naturellement que cette aide profite en priorité à leurs propres entreprises, que les pays assistés auraient mauvaise grâce à se plaindre des dépassements de budgets dont ils ne sont pas comptables, et que les dirigeants qui ont été mis en place pour les faciliter ne sont pas oubliés au passage…

Au fond, si le comte d’Angiviller héritait aujourd’hui d’un ministère, il ne serait dans doute pas trop dépaysé en analysant les dépassements budgétaires de notre époque. La bonne nouvelle, c’est qu’après un rapport sévère de la Cour des Comptes, il pourrait s’attendre à une promotion plutôt qu’à un exil*.

*Je plaisante, bien sûr !

Christian Rouet
août 2023

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