La Kommandantur de Rambouillet

Au 11 de la rue Gambetta de Rambouillet, une maison bourgeoise dont le beau terrain a échappé jusqu’à présent aux promoteurs (après avoir été divisé plusieurs fois), attire l’attention des passants.
Je vous invite à m’y accompagner.

La rue Gambetta

L’histoire de la rue Gambetta est bien connue. A l’origine de Rambouillet, et à une époque où le nom des rues nous renseignait précisément sur leur destination, on trouve dans les archives de Rambouillet en 1588, une « sente, tendant de la Louvière au moulin à vent de Rambouillet ».

Regardons les plans de Rambouillet publiés par JBlécon en annexe de son « histoire des rues de Rambouillet ». Le premier (1700-1705) nous montre que son tracé était alors assez proche de celui d’aujourd’hui, pour sa portion Est, qui va de la gare au « chemin de Rambouillet à Grenonvilliers » (avenue Foch). Cependant, elle s’incurvait ensuite pour rejoindre la butte dite « Butte du moulin » où se dressait (en F sur le plan) le moulin à vent.

La sente devient « chemin de Groussay à la Louvière », au XVIIIème siècle, lorsque le moulin est détruit, mais conserve son tracé.

Elle devient « rue du chemin de fer » ou « rue de Groussay à la station » après l’inauguration de la ligne Paris-Chartres, et « rue Gambetta » en 1883, après la mort de Léon Gambetta.

Avec la construction de la nouvelle église, le centre administratif de Rambouillet se déplace sur le plateau. La rue Gambetta devient alors l’un des axes principaux de Rambouillet, celui qui, aujourd’hui encore, ramène la circulation du centre-ville à la gare, complétant l’axe Est-Ouest des rues de Gaulle ou d’Angiviller.

Son tronçon ouest, à partir de la « rue de l’église à Grenonvilliers » (avenue Foch) est redessiné pour rejoindre la rue du Hazard (Maurice Dechy) en ligne (quasiment) droite.

Elle devient alors la rue des bâtiments publics, chassés du centre historique, par manque de place : le commissariat de police (déplacé ensuite), la salle des fêtes, la gendarmerie (à l’angle), le Tribunal, le monument aux morts, l’hôtel des postes derrière l’église, l’école des filles...

Les constructions de l’architecte Trubert, qui marquent cette époque, sont soignées. La mairie parie sur le déplacement du centre sur ce plateau. Il ne répondra pas pleinement à ses espérances, le commerce restant attaché à la rue Nationale (rue de Gaulle).

J’ai déjà eu l’occasion de citer également la rue Gambetta pour des constructions privées : la pension Sévigné, deux fabriques à chapeaux… La proximité de la gare lui confère un intérêt économique évident. Cependant l’absence de magasin fait que les piétons qui l’empruntent n’y flânent pas. Et l’absence de chalands rend hasardeuse l’installation de commerces.

Au début du XXème siècle, son habitat ne se densifie que progressivement. Alors que dans l’ancien Rambouillet, le terrain était rare et imposait un habitat de maisons mitoyennes, alignées sur rue, avec jardin à l’arrière, la rue Gambetta permet la construction de villas en retrait, avec un petit jardin d’agrément en bordure de rue, et un jardin plus étendu derrière la maison. C’est donc une rue qui rompt nettement avec les rues anciennes de notre ville.

La maison du 11 rue Gambetta correspond bien à ce type de construction. La taille du terrain, le style, avec son fronton de temple grec qui rappelle celui du tribunal (1895), et la richesse des matériaux en font, à l’évidence, une maison de notable.

La maison Jouet

C’est sans doute François-Henri Jouet, médecin vétérinaire, qui a fait construire cette maison, vers 1865.

A-t-elle fait l’objet de travaux importants après sa construction, ou a-t-elle été construite dès l’origine dans ce style qu’on ne saurait qualifier de modeste ?

On sait, en tous cas, que son terrain était initialement bien plus important qu’aujourd’hui, puisqu’il allait jusqu’à la rue du Général Humbert, où la maison disposait de dépendances, en angle. Et vers la gare, elle jouxtait les bâtiments qui ont accueilli ensuite la Pension Sévigné.

En 1878, à la mort du docteur Jouet, la maison revient à sa veuve, née Louis Morizot, puis à leur fils Henri-Louis-Paul Jouet, imprimeur lithographe. Celui-ci s’installe à Paris, mais conserve la propriété de sa maison d’enfance. Il est président de la Chambre Syndicale des Imprimeurs Lithographes de Paris, ce qui laisse supposer une certaine réussite professionnelle.

Au recensement de 1906, la maison de la rue Gambetta est habitée par Julien Raynard, désigné comme « jardinier de Jouet » et son épouse , « domestique de Jouet », tous deux, à l’évidence, logés sur place pour assurer la garde et l’entretien de la maison.

Au cadastre de 1934 on voit que les communs de la maison ont été transformés en 2 logements distincts (lots 108 et 109, l’un avec entrée rue du Gal Humbert, et l’autre côté rue Gambetta), et une maison moderne a été bâtie entre la maison et ses anciens communs (lot 110).

Un petit immeuble a été construit vers la gare, en prélevant une bande de terrain (lots 112 et 113), et l’arrière du terrain a également été détaché de la propriété (lot 105).

La Kommandantur

Si cette maison mérite d’être signalée, c’est en liaison avec la guerre de 39-45.

En 1940, Rambouillet étant chef-lieu d’arrondissement, les Allemands y installent leur « Kreis- Kommandantur », siège de leur administration.

avec un peu de peinture noire !…

En fait, ce n’était pas leur premier choix. Ils l’avaient installée initialement au Vieux Moulin, rue G. Lenotre, bâtiment plus prestigieux, au centre de son superbe parc. Un peu de peinture noire avait suffit à transformer les motifs des balcons d’une façon que n’avait certainement pas envisagée le menuisier !

Cependant, ils réalisèrent vite que l’emplacement n’était pas assez central pour l’usage qu’ils en attendaient, et ils transférèrent donc la Kommandantur au 11 de la rue Gambetta, où elle resta jusqu’à la libération de Rambouillet.

C’est ici que le maire Degois venait régulièrement prendre les ordres du commandant Fischer. Ici que les Rambolitains venaient solliciter l’administration allemande pour des laissez-passer ou autres documents. Ici que des suspects étaient interrogés, mais l’histoire de Rambouillet ne fait pas état de tortures ni d’affrontements dramatiques avec l’occupant. L’action locale des résistants fut assez discrète, et la collaboration entre la municipalité et les forces Allemandes fut assez bonne pour que la population n’ait pas à souffrir de façon particulière de la guerre (ma remarque n’est pas une critique à l’encontre d’une équipe municipale dont la tâche était si délicate !).

Il n’empêche que les Rambolitains devaient presser le pas lorsqu’ils passaient devant le 11, et que cet immeuble ne leur a probablement pas laissé un excellent souvenir…  

1944

Il est naturellement souvent question de la Kommandantur, dans les récits consacrés à la libération de Rambouillet. J’emprunte les détails suivants à un ouvrage de Marcel Lacout, alors président de la Savre « Août 1944, la Libération, vue de Rambouillet »(1994). 

15 août 1944
Les Allemands n’avaient jamais attribué à Rambouillet une véritable importance stratégique, et les forces d’occupation y étaient restées limitées : l’unité administrative de la Kommandantur, des détachements de la Feldgendarmerie, casernés dans plusieurs bâtiments de la ville, et un groupe d’artillerie hippomobile dans la caserne du quartier de la Vénerie à Groussay.
Mais l’arrivée des Américains rend nécessaire la défense de la ville, verrou de la route de Paris.
Les soldats allemands en garnison sont remplacés le 15 par des troupes du 10ème Régiment d’Artillerie. Ils organisent la défense de la ville, en contrôlant les deux routes d’Ablis et d’Epernon.

16 août
Les armées alliées sont parvenues jusqu’à Epernon, et de là, lancent des reconnaissances en direction de Paris. Vers 15 heures une patrouille américaine pénètre dans Rambouillet. Les Allemands laissent passer une première jeep, qui ne s’aperçoit pas de leur présence et traverse entièrement la ville sans en croiser aucun. Les véhicules qui la suivent sont détruits, et sept soldats sont tués. A cet emplacement sera élevé à leur mémoire, le monument américain du souvenir.

1er juin 1947 inauguration du monument par Vincent Auriol

Au retour les premiers éclaireurs, qui ont toujours le sentiment que la ville a été évacuée, empruntent l’avenue Foch et la rue Gambetta. Or, devant la Kommandantur, des Allemands sont en train d’essayer de démarrer une Citroën. Allemands et Américains sont aussi surpris les uns que les autres. Des coups de feu sont échangés, des soldats Allemands tués.

Avec l’aide de Serge Petit, un résistant rambolitain, et profitant de l’effet de surprise, car les Allemands ne les attendent pas de cette direction, les Américains parviennent finalement à rejoindre leurs lignes.

Pendant ce temps, voyant que la Kommandantur semble maintenant inoccupée, des pillards s’y introduisent. Mais les Allemands interviennent rapidement, et les mettent vite en fuite.

17–18 août
La veille quatre Rambolitains avaient été pris comme otages, rue de la Louvière, afin de protéger les troupes allemandes contre des actions de la Résistance. En fin d’après-midi ils avaient été amenés dans les locaux de la Kommandantur et enfermés dans une pièce du premier étage. Ils y étaient bien traités, et leur gardien leur avait même permis de prendre l’air dans le jardin.

Le 17, le vicaire Renaud est pris à son tour en otage et les rejoint. Le commandant allemand exige que le maire Degois désigne pour les remplacer, sept personnalités locales connues, ce qui leur donnerait une garantie plus grande. Degois se porte lui-même volontaire, mais refuse d’en désigner d’autres.

Cependant, cette prise d’otages ne dure pas longtemps. Le 18, les Allemands décident d’évacuer Rambouillet. Leur départ se fait sans incidents, et le soir, lorsque le dernier camion quitte la ville, les otages, devenus inutiles, sont libérés.

23 août
Le général Leclerc arrive à Rambouillet. Le château est réservé pour le général de Gaulle qui doit arriver dans la soirée, et Leclerc s’installe donc dans les locaux de la Kommandantur. C’est là qu’il reçoit le rapport des éclaireurs qu’il a envoyés sur la route de Paris, et qui lui rapportent la présence de troupes allemandes importantes en plusieurs points de la Nationale 10. Leclerc modifie alors son plan. Il décide d’envoyer le gros de ses troupes par l’Est, vers Chevreuse et Arpajon, pour gagner Paris par des routes moins bien défendues, en conservant seulement sur la RN10 un détachement pour ne pas donner l’éveil aux Allemands. Passer entre les troupes allemandes, plutôt que de les affronter frontalement, tel est le nouveau plan.

les américains rue Gambetta

C’est également dans ces mêmes locaux de la Kommandantur que Leclerc reçoit, avec surprise et un agacement non dissimulé, l’écrivain américain Hemingway qui prétend avoir lui-même recueilli des informations précieuses, et demande à pouvoir entrer le premier dans Paris. Un article de ce site revient sur l’histoire rocambolesque de la présence d’Hemingway à Rambouillet.

Lorsque le général de Gaulle arrive à son tour à Rambouillet, dans la soirée du 23, il approuve sans réserve le plan de Leclerc. Les troupes françaises quittent Rambouillet dans la matinée du 24 et entrent dans Paris le 25 août dans l’après-midi…

Aujourd’hui la maison de la rue Gambetta est divisée en appartements.

Une plaque de la Savre nous rappelle que cette maison a été mêlée aux événements de la guerre. Elle a choisi de commémorer un moment glorieux : n’est-ce pas ici que « le général Leclerc établit son plan de bataille pour la libération de Paris » ? Ou du moins qu’il l’adapta en fonction des dernières informations reçues ?

Pas un mot, cependant, pour signaler que cette propriété a été durant quatre ans, le siège de la Kommandantur, et donc le symbole de l’occupation Allemande.

Parce que l’Histoire doit faire oublier les mauvais souvenirs, et valoriser les bons.

Christian Rouet
novembre 2023

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