Des Russes en Yveline
Les journaux de septembre 2022 signalent les départs en masse de Russes qui veulent fuir, soit une mobilisation pour une guerre qu’ils désapprouvent, soit une crise économique provoquée ou renforcée par les sanctions occidentales, soit une dictature trop lourde à supporter…
Dans la bataille de communication que se livrent Occident et Russie, il est difficile de savoir ce qui se passe réellement. Nous verrons, avec du recul, ce qu’il en est.
Certains viendront-ils en France ? Ce fut le cas, dans le passé, et notamment dans notre région.
Je souhaitais en parler aujourd’hui, mais je n’ai pas trouvé beaucoup d’éléments sur ce sujet. Voici donc seulement quelques évocations de citoyens russes qui sont passés, ou restés en Yveline.
Ceux qui passent …
Le grand-duc Alexis Alexandrovitch, fils du tsar Alexandre II était extrêmement francophile et passait le plus clair de son temps en France, dont il goûtait la bonne chère. Selon certains, l’expression « la tournée des grands-ducs » pourrait provenir du souvenir de ses largesses.
Chasseur passionné, il profita d’un voyage aux Etats Unis, en 1872, pour y chasser le bison en compagnie de Buffalo Bill. Le tableau de chasse (30 bisons le premier jour, 25 le second) est resté célèbre aux USA, et le Centre Hayes du Nebraska en organise chaque année une reconstitution sous le nom du « Rendez-vous du grand-duc Alexis ».
Le 23 octobre 1882 le président Mac-Mahon invite Alexis Alexandrovitch, en compagnie de son frère Vladimir, à une chasse dans le domaine de Rambouillet, qui était alors loué par le duc de la Trémoille. Pas de bisons, mais les conditions de la chasse devaient être assez remarquables pour que Alexis et Vladimir reviennent chasser à Rambouillet le 16 novembre 1888 (entretemps le bail consenti au duc de la Trémoille n’a pas été renouvelé, et le château est devenu résidence présidentielle).
Rambouillet dresse des arcs de triomphe à l’entrée de la rue de l’Embarcadère pour les accueillir.
Le 8 février 1904, pour commémorer l’alliance franco-russe, la rue deviendra rue de l’Alliance, avant d’être rebaptisée en 1906 rue Chasles.
Les deux altesses impériales Vladimir et Alexis reviennent chasser à Rambouillet en 1891. En 1897 et en novembre 1898, ils sont les invités du président Félix Faure, et c’est ensuite le président Loubet qui les reçoit en novembre 1899, ainsi que le 11 novembre 1900, les 13 novembre et le 11 décembre 1901.
Le 28 novembre 1902 le grand-duc Alexis vient seul. Depuis 1897 il est propriétaire d’un luxueux hôtel particulier, au 38 de l’avenue Gabriel, à Paris.
Sous la 5ème république, les présidents français reçoivent aussi des dirigeants russes à Rambouillet. Entretemps leur pays a changé de régime et s’ils viennent en France, c’est avec des objectifs politiques.
Le 27 juin 1973, le président Pompidou reçoit Leonid Brejnev, 1er secrétaire du parti communiste. Un entretien de 10 heures qualifié de « positif et très dense » permet à Brejnev de rassurer la France : les pays tiers ne sont pas menacés par les accords qui viennent d’être négociés entre l’URSS et les USA.
Le 29 octobre 1990 c’est Mikhaïl Gorbatchev qui vient à Rambouillet, sur invitation de François Mitterrand. Les deux présidents signent un important traité d’entente et de coopération qui fait de la France le premier partenaire économique de l’URSS.
Le président Chirac et son épouse reçoivent le président Boris Eltsine et son épouse à Rambouillet, le 20 octobre 1995. Le président russe prévient :
« Toute extension de l’Otan vers la frontière russe serait une folie, une menace pour la grande Russie ». Il semble que son message, bien compris à l’époque, ait été un peu oublié depuis !
En novembre 2009 François Fillon, premier ministre, reçoit son homologue russe, le premier ministre Vladimir Poutine pour la 14ème session du Séminaire Gouvernemental franco-russe.
250 policiers, gendarmes, CRS et hommes du Raid sont mobilisés.
La coopération économique entre les deux pays s’intensifie.
Et ceux qui restent …
Si l’Yveline a attiré des visiteurs, elle a aussi accueilli de nombreux citoyens russes. Une première émigration a eu lieu lors de la révolution bolchévique entre 1917 et 1920. Lors des années 1930 on comptait plus de 100 000 réfugiés russes en France, dont beaucoup en région parisienne.
Une seconde vague d’émigration a suivi la seconde guerre mondiale, et une troisième, plus économique que politique, s’est produite lors de la dislocation de l’Union Soviétique.
Voici quelques évocations incomplètes, que certains pourront peut-être compléter:
– Dans le très intéressant cimetière de Grosrouvre plusieurs tombes orthodoxes évoquent la « ferme russe ». Il s’agirait d’un groupe d’intellectuels russes réunis autour d’une famille d’émigrés de la révolution bolchévique. Quelqu’un pourra-t-il nous donner des renseignements sur ce groupe ? Je n’en ai trouvé aucun, en dehors des mentions figurant sur ces tombes.
Mise à jour du 3 octobre 2022 : à la suite de cette demande, j’ai reçu de madame Vibert, de l’association des Amis de Grosrouvre des renseignements fort intéressants, que je mets en lien ici.
– Pour rester dans les cimetières de la région, un ami me parlait récemment de la tombe de Caran d’Ache, dans le cimetière de Clairefontaine.
Voici un personnage intéressant ! De son vrai nom Emmanuel Poiré, il nait à Moscou parce que son grand-père, venu en Russie avec l’armée de Napoléon, a choisi d’y rester en 1812. A sa majorité Emmanuel vient s’installer en France, et pour obtenir la nationalité française que son père a perdue, il y fait son service militaire. Il redevient donc Français comme son grand-père, après avoir été Russe, comme son père.
A partir de 1886 il se fait connaître comme caricaturiste, sous le pseudonyme de Caran d’Ache, qui signifie « crayon » en russe. Il collabore au Chat Noir, au Figaro et à d’autres revues. En 1898 il fonde Psst, un journal antidreyfusard, et milite activement contre la révision du procès qui divise la France.
Curieusement, Wikipedia nous apprend qu’à partir de 1903, il se met à créer des jouets en bois, souvent articulés, et vendus dans les librairies : des chiens, des lions, des ours…
Une précision, cependant : nous avons tous utilisé des crayons de la marque Caran d’Ache. Ils sont produits par une société suisse, créée en 1915, qui n’a absolument rien à voir avec notre caricaturiste.
Qui pourra nous dire pourquoi il a été enterré à Clairefontaine, alors qu’il est décédé dans son appartement parisien, et ne semble pas avoir eu d’attaches avec cette commune d’Yveline ?
– Par contre, c’est au cimetière du Père Lachaise que se trouve la tombe de Nikolaï Khanykoff, (ou Nicolas de Khanikoff) alors qu’il est décédé à Rambouillet le 15 novembre 1878.
Savant, géographe orientaliste et ethnologue russe, il s’était installé le 12 septembre 1877 près du château, louant pour 3 ans un appartement dans l’immeuble dit « la chaumière » aujourd’hui au 16 de la rue de la Motte.
C’est son ami, l’écrivain russe Ivan Tourgueniev, lui-même installé à Bougival, qui déclare son décès à la mairie de Rambouillet, et organise ses obsèques au Père Lachaise, après un service religieux en l’église russe de Paris.
Jean Blécon, qui a étudié l’inventaire dressé lors du décès de Khanikoff relève qu’il avait
« une bibliothèque de plus de 600 volumes, 193 fascicules des comptes rendus de l’Académie des Sciences de Bruxelles, de Saint-Pétersbourg et de la Société d’anthropologie de Paris, ainsi que la collection des comptes rendus de l’Académie des Sciences de 1838 à 1877. (…)
Il entretenait une correspondance pléthorique qu’il consignait dans des registres reliés. 860 lettres, dont la plus grande partie écrite en langue étrangère, remplissent sept registres. (…)
Il constituait aussi des tables sur des registres dont un cartonné et folioté de 440 pages et rédigeait des liasses de notes qui paraissaient servir à la confection des tables sans que l’on sache le sujet de celles-ci »(JBlecon, Parr…chemin n°8).
Ce savant reconnu avait publié un grand nombre d’ouvrages faisant autorité sur la Perse et l’Asie Centrale. Il préparait sans doute la troisième partie de sa publication historique et géographique sur cette région du monde, où il avait effectué plusieurs voyages.
Mais personne ne semble savoir pourquoi il avait choisi de s’installer à Rambouillet.
– Et en terminant avec Félix-Nicolas Potocki cette courte liste où il y aurait tant de noms à ajouter, je prends un risque : était-il Russe, Polonais ou Ukrainien ?
Il est né en 1875 à Toultchyn, en Ukraine, qui appartenait alors à la Pologne et où la famille Potocki, l’une des plus puissantes du pays, avait d’importants domaines. De 1667 à 1793 cette région faisait donc partie de la République des deux nations, constituée du royaume de Pologne et du grand duché de Lituanie.
La Constitution du 3 mai 1791, en supprimant le servage, est perçue comme un danger pour les monarchies absolues voisines, et elle provoque la guerre russo-polonaise de 1792.
La défaite des Polonais entraîne un partage du pays, dont une partie devient russe, et l’autre prussienne. La famille Potocki, devient donc russe afin de conserver ses terres et ses richesses d’Ukraine.
En 1794, l’insurrection de Kościuszko tente de rétablir la République dans ses frontières et dans son indépendance. Mais le soulèvement échoue et aboutit, en 1795, à un nouveau partage de la Pologne. La république des Deux Nations, privée de tous ses territoires, cesse d’exister.
Lorsqu’il émigre avec sa famille à Paris, en 1861, le comte Potocki, riche aristocrate polonais d’origine ukrainienne, est donc Russe.
En 1871 il hérite de son demi-frère Grzegorz Potocki qui avait fait construire à Paris un superbe hôtel particulier connu depuis sous le nom d’hôtel Potocki, au 27 avenue de Friedland, et en 1878 il hérite de la fortune de son père. Il est alors immensément riche.
S’il est bien connu dans notre région, c’est parce qu’il achète en 1884 au baron Arthur de Rothschild le pavillon de chasse de la Croix Saint-Jacques, au Perray-en-Yvelines. L’année suivante il acquiert le domaine de Grange Colombe à Rambouillet (article à suivre).
Ses réceptions et ses chasses sont prestigieuses : il y invite des personnalités politiques comme Félix Faure, des souverains d’Europe, comme le roi de Serbie, des grands ducs de Russie comme Vladimir et Alexis Alexandrovitch…
« Je me souviens de la calèche du Comte Potocki ! Elle était attelée de cinq chevaux de robe différente avec à l’arrière deux sonneurs de trompette.
Lorsque le Comte, propriétaire du château de La Grange Colombe, traversait la ville, son passage était un événement. Ma grand-mère disait : « Écoutez les enfants, c’est Potocki qui passe ». (souvenirs de Pierre Quémard)
En 1918, à la suite de la défaite allemande, la Pologne retrouve son indépendance. C’est donc un comte polonais qui décède en 1921 dans son hôtel de Paris, et qui est enterré dans son caveau familial de Montrésor. En l’absence d’héritiers directs, sa fortune revient à un lointain cousin, émigré en Autriche.
Assurément peu de points communs entre ces personnes, à part le fait que leur destin les a conduits à un moment de leur vie dans le Pays d’Yveline, comme nombre d’autres visiteurs ou migrants venus du monde entier.
Christian Rouet
septembre 2022
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Merci pour ce rappel nécessaire, l’amitié franco-russe étant une des plus solides qui fut bien qu’elle soit particulièrement maltraitée par la propagande actuelle.
A ce sujet, je suis stupéfait par la censure que vous dénoncez et qui se met progressivement en place depuis plusieurs années dans tous les domaines. Nous subissons une atteinte aux libertés inédite dans notre ancien beau pays ; il est utile aussi de rappeler que la France est le pays qui subit la plus importante fuite de cerveaux au monde…
le 2 avril 1960 le président Nikita Khrouchtchev était au château de Rambouillet .C’était aussi le jour de notre mariage.D Guillaumin
Reçu par le général de Gaulle. J’ai effectivement oublié de le citer. Leur entretien avait porté essentiellement sur la question algérienne.