La vente de Dampierre

Le château de Dampierre est certainement le plus beau d’Yveline, après Versailles.

Racheté en août 2018 par Franky Mulliez il bénéficie depuis d’une rénovation remarquable et attire déjà les touristes par  milliers.

Je consacrerai un jour un article, à caractère plus historique et architectural, à ce domaine (peut-être lorsque la restauration intérieure du château sera terminée). Aujourd’hui, je vais me contenter de rappeler rapidement son histoire, et d’évoquer les familles qui l’ont possédé par acquisition ou héritage durant des siècles.

En effet, pour une fois, le présent m’intéresse plus que le passé.

Dampierre

Un premier manoir a été construit au XIIème siècle par Amaury, l’un des fils du seigneur Guy de Chevreuse, au creux d’un vallon, où le ru des Vaux, descendu de Cernay, rejoint l’Yvette. Incendié lors de la Grande Jacquerie (une révolte des vilains, en 1358, pendant que Jean le Bon est prisonnier des Anglais) le manoir est restauré sous Louis XI et il est valorisé en 1480 par l’aménagement d’un étang à partir des eaux du ru de Cernay.

En 1528 Jean Duval, notaire et secrétaire du roi, devenu trésorier de l’épargne de François I^er, s’en porte acquéreur. Ce haut et riche personnage agrandit la seigneurie et l’étang. Il modernise le manoir, et en fait un château agréable, selon les goûts de la Renaissance.

Les versants boisés qui entourent le château offrent une protection naturelle et accentuent le caractère intime et clos du site, idéalement placé pour la chasse à courre dans la forêt d’Yveline, tout en étant assez proche de la capitale.

Le 16 février 1551 Charles de Guise, cardinal de Lorraine, achète le domaine de Dampierre, afin d’étendre ses possessions de Chevreuse. En 1555 il abandonne son château de la Madeleine pour faire de  Dampierre le siège de son duché. Il en poursuit l’embellissement : dans le parc avec des jardins à l’italienne et des canaux, dans le château avec des fresques.

En  1655 Claude de Lorraine cède le duché à son épouse, Marie de Rohan, qui le transmet en 1663 à son fils. Le domaine entre ainsi dans la famille des ducs d’Albert de Luynes.

A partir de 1657, Charles Honoré d’Albert de Luynes, gendre de Colbert, commande à l’architecte du roi Jules Hardouin-Mansart une profonde transformation du château.

Et à partir de 1839 Honoré-Théodoric d’Albert de Luynes confie à son tour une restauration, à l’architecte Félix Duban dans laquelle interviennent de grands artistes, comme Ingres, Rude ou Garnier.  

Le 3 février 1933 c’est au château de Dampierre que meurt la duchesse d’Uzés, dont la fille Simone a épousé le 10ème duc de Luynes.

Et en 2018 Dampierre est toujours dans le patrimoine de la famille d’Albert de Luynes .

La vente

L’entretien, et la fiscalité supportés par un tel domaine sont quasi insurmontables, en dépit de régimes spéciaux accordés aux monuments historiques.

Je consacrerai un prochain article aux règlementations juridiques et fiscales qui s’appliquent à de tels domaines, en même temps qu’aux protections renforcées dont bénéficient les meubles et immeubles classés dans notre patrimoine historique.

Comme tous les propriétaires de nos demeures historiques, la famille de Luynes a été obligée de se séparer au fil des ans d’une part importante de son patrimoine.

En 1855, l’archéologue et collectionneur Honoré-Théodoric, 8ème duc de Luynes, s’était illustré en offrant au Louvre le sarcophage d’Esmunazar II, qu’il avait acquis lors de sa découverte en Egypte. En 1862, il avait offert de même au Cabinet des médailles sa précieuse collection de plus de 7000 monnaies antiques. Que penserait-il en voyant que ses descendants ont été obligés de mettre en vente leur patrimoine de Dampierre ?

• En janvier 1974 le duc de Luynes propose à la Banque Lazare de lui acheter 1372 hectares de champs et de bois au prix de 138 millions (de francs). L’Etat use de son droit de préemption pour une partie des terres.
• En 2002, Pygmalion et Galatée, la dernière toile peinte par Girodet ( entre 1813 et 1819), un chef-d’œuvre, apporté en dot à la famille de Luynes en 1884, est vendue au Louvre.
• En 2006, c’est au tour du portrait de la Comtesse d’Egmont Pignatelli en costume espagnol (1763), chef-d’œuvre d’Alexandre Roslin, propriété de Dampierre depuis 1801, de quitter le château. Acquis par une galerie newyorkaise il sera ensuite cédé au musée de Minneapolis.

  

• En avril 2013 une première partie de la bibliothèque du château est mise en vente. « Il s’agit en grande part de livres achetés dès leurs publication pour le château et portant le tampon sec « D. L. D. », apposé vers 1780, pour « Duc de Luynes Dampierre ». Certains de ces ouvrages ont même été imprimés au château puisqu’une presse y fut installée en 1797 à la demande de Guyonne de Montmorency-Laval, épouse du sixième duc de Luynes, dont ils portent alors les initiales ainsi que le lieu d’impression : « Dampierre ».(catalogue Sotheby’s)
  La vente atteint 2,35 millions d’euros.
• En octobre de la même année, une seconde vente porte sur 3000 ouvrages répartis en 315 lots et connaît un succès identique. 

Il s’agissait probablement de la dernière bibliothèque de duc et pair de l’Ancien Régime encore conservée dans son intégralité.  

Ces ventes ne suffisent pourtant pas à couvrir les dépenses d’entretien du domaine. En 2014 les visiteurs ne sont plus admis dans le château en raison de son état. J’avais pu le visiter à cette époque, et je me souviens qu’on m’avait interdit de faire des photos qui auraient pu révéler son état. L’intérieur était d’une pauvreté sinistre !

Finalement, en 2018, le 13ème duc de Luynes s’est résolu à vendre le domaine de Dampierre que sa famille détenait depuis 1663.

Ajoutons qu’en 2019, le nouveau propriétaire a procédé à plusieurs ventes du mobilier qu’il avait acquis avec le château. Le Ministère de la Culture n’a pas souhaité s’y opposer, malgré les pouvoirs que lui donnent désormais la loi de 2016, au motif que  « les biens mis en vente n’étaient plus, pour la plupart, dans le circuit de visite du fait de leur état de conservation ou ne correspondent pas au projet de mise en valeur du château ». 

La famille Mulliez 

Si la famille Mulliez était noble on pourrait imaginer des armoiries incluant des logos comme ceux d’Auchan, de Leroy Merlin ou de Kiloutou. Un bel exercice pour un généalogiste.

Louis Mulliez (1877-1952) est un petit industriel du Nord. Son entreprise de retordage de laine ayant été ruinée par la guerre de 14-18, il crée en 1921 les Filatures de Saint-Liévain, une entreprise de filature et peignage de laine qui connait un fort développement. Il a onze enfants.

En 1943, son cadet Gérard (1906-1989) ouvre un magasin à Poitiers, à l’enseigne « Les textiles d’art », qu’il renomme rapidement « Au fil d’art ». En 1956, pour tenter d’échapper à la crise du textile, il transforme « Au fil d’art » en une franchise de fil à tricoter « Phildar » qui connaît très vite un énorme succès.

En 1961 Gérard Mulliez ouvre son premier hypermarché Auchan. En quelques années des magasins spécialisés à l’enseigne Leroy-Merlin pour le bricolage, Boulanger pour l’électroménager, Flunch pour la restauration viennent étoffer le groupe. En 1963 Gonzague Mulliez fonde les tapis Saint-Maclou. En 1978 Patrick Mulliez fonde les magasins de prêt-à-porter Kiabi.

Il faudrait citer aussi les marques Norauto, Alinea, Camaïeu, Jules, Brice, Cultura, Decathlon, La Vignery ou encore Kiloutou dont il sera question plus loin.

L’esprit d’entreprise est particulièrement développé dans la famille Mulliez, et elle ne s’interdit aucun secteur d’activité.

En 1955 les enfants de Louis Mulliez ont fondé ensemble l’Association familiale Mulliez (AFM), afin de répartir sa succession entre ses onze enfants. C’est aujourd’hui un réseau de plus de 780 membres, tous membres de la famille, qui apporte à chaque nouvelle entreprise créée par l’un d’eux une aide financière, des appuis techniques, des relations précieuses…

Cette organisation familiale permet au groupe de conserver son capital sans recours à la Bourse. Elle peut gérer elle-même ses échecs lorsqu’elle en rencontre : plusieurs marques sont abandonnées, des magasins sont fermés (c’est le cas aujourd’hui avec plusieurs Auchan, dont celui de Rambouillet).

Le groupe familial figure régulièrement dans la liste des 5 à 10 plus grosse fortunes de France.

Franky Mulliez

Le 19 mai 1980, de retour des USA où cette activité est déjà florissante, Franky Mulliez, l’un des cousins de Gérard Mulliez, crée Kiloutou, société de location de petits matériels et outillages pour les entreprises de bâtiment et de travaux publics, le bricolage, le jardinage. Elle propose même du matériel pour le paramédical, le sport ou les loisirs, mais elle se recentrera vite sur son activité principale.

En 2023, grâce à son développement interne, et une stratégie offensive de rachats d’entreprises, Kiloutou est devenue la troisième entreprise européenne dans son secteur d’activité, avec 600 agences, 7000 collaborateurs et un CA qui dépasse le milliard d’euros.

Un petit clin d’oeil aux anciens Rambolitains : avant le magasin Kiloutou du Bel-Air, ils se souviennent peut-être d’un précurseur qui louait du matériel, rue de la Louvière dans une cour voisine du garage Hude. J’ai oublié son nom.

En 2005, Franky Mulliez cède 51% de son entreprise à un fonds Canadien. Il garde une participation de 34% dans la société.

En 2018 il consacre une partie de sa fortune à l’achat du domaine de Dampierre, et se lance aussitôt dans une restauration spectaculaire, qui n’est pas encore terminée aujourd’hui.

Dampierre est ainsi passé de l’une des familles les plus riches de la France d’hier à l’une des familles les plus riches de la France d’aujourd’hui.

Ce faisant, le domaine change de destination : hier résidence privée, dont une partie seule se visitait, comme témoignage figé de l’histoire de la France, il devient aujourd’hui une entreprise commerciale de tourisme. Le château retrouve toute sa beauté ancienne, et va multiplier les centres d’intérêts… y compris dans des domaines inattendus, comme l’exposition vente de Vulcain, le plus gros squelette de dinosaure, en novembre 2024 !

Les châteaux de Breteuil et de Rambouillet profiteront-ils de l’attractivité de Dampierre, ou au contraire souffriront-ils de sa concurrence ? L’avenir nous le dira très vite !

« Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde » (Victor Hugo, Guerre aux démolisseurs ! 1832).

Christian Rouet
mai 2025