Les Thome et les Patenôtre
Le 20 janvier 1941, lorsque le divorce de Raymond et Jacqueline Patenôtre est prononcé, Jacqueline reprend son nom de jeune fille, mais obtient de conserver l’usage de son nom marital. Elle devient donc à jamais Jacqueline Thome-Patenôtre.
Il n’est pas possible d’habiter dans le canton de Rambouillet sans la connaître. Toutefois les nouveaux Rambolitains ont souvent du mal à se retrouver, entre les différentes personnalités des familles Thome et Patenôtre, dont le nom a été donné à des rues, des places, ou même une salle des fêtes !
Sans avoir l’ambition de raconter en détail leur vie, le présent article vous invite donc simplement à parcourir un arbre généalogique qui ne peut être qu’un chêne du Pays d’Yveline.
Et commençons par évacuer la question piège, celle de l’accent circonflexe ! Il n’y en a pas sur le O de Thome, et il en faut un sur celui de Patenôtre.
La famille Patenôtre :
Nous n’évoquerons ici que deux générations d’une famille qui n’a été rattachée à notre région que durant 16 années.
Jules PATENÔTRE, né en 1845, embrasse la carrière diplomatique en 1871. Il est ministre plénipotentiaire à Stockholm en 1880. Il est ensuite envoyé en Chine, où il signe, le 9 juin 1884 le traité de Hué qui reconnaît définitivement le protectorat français sur l’Annam et le Tonkin. Envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire au Maroc de 1888 à 1890, il est ensuite nommé à Washington aux États-Unis en 1890. En 1893, il y est le premier représentant français à porter le titre d’ambassadeur.
C’est là qu’il épouse le 16 mars 1894, Eleonor-Louise ELVERSON. Sœur du colonel James Elverson, propriétaire du premier quotidien de Pennsylvanie, le « Philadelphia Inquirer », elle est milliardaire… en dollars.
Il sera ensuite ambassadeur de France en Espagne de 1897 à 1902, et s’éteindra à Menton en 1925 à l’âge de 80 ans.
Le couple a deux enfants, Yvonne et Raymond.
– Yvonne Patenôtre, naît en 1896. Elle épousera un ambassadeur français, le marquis Marie Louis Jean Jay Georges Paul Ernest Boniface de Castellane (!) dit Boniface, fils du célèbre dandy Boni de Castellane.
Député des Basses-Alpes en 1902 et 1906, Boni de Castellane a épousé en 1895 Anna Gould, la fille d’un milliardaire américain, Jay Gould. La nouvelle comtesse de Castellane est fort laide, petite, légèrement bossue mais à la tête d’une fortune personnelle de 15 millions de dollars ( plus de 450 millions d’euros) ce qui fait dire à Boni cette phrase restée célèbre : « Elle n’est pas mal vue de dot ! »
On ne saurait être plus délicat !
Son épouse finit par se lasser de ses dépenses extravagantes et de ses liaisons, et le divorce est prononcé en 1906.
S’ils se trouvent ainsi reliés à l’histoire des Thome-Patenôtre, les Castellane n’ont aucun rapport direct avec notre région. Je les cite pour rappeler qu’un mariage comme celui de Jules Patenôtre n’était pas exceptionnel : épouser un aristocrate Français était alors une consécration pour une milliardaire américaine, fille d’un self-made man.
– Raymond Patenôtre, naît en 1900. Après des études de droit, il administre la fortune de sa mère et crée en France un groupe de presse important : « l’Omnium républicain de la presse ».
En 1925, après son mariage avec Jacqueline Thome, il renforce son groupe, avec des journaux locaux : le « Progrès de Rambouillet », qui appartient à sa belle-mère, et la « Gazette de Seine-et- Oise », puis avec le très influent journal national « le Petit Journal ».
L’appui de ses journaux lui permet de mener à bien une carrière politique, d’abord locale – il est Conseiller général de Seine-et-Oise, élu du canton de Rambouillet de 1926 à 1949; Député indépendant de gauche puis USR (Union Socialiste Républicaine) de Seine-et-Oise de 1928 à 1940 – puis nationale – Sous-secrétaire d’État à l’Économie nationale de 1932 à 1934 dans plusieurs gouvernements et Ministre de l’Économie nationale du 10 avril 1938 au 15 septembre 1939 dans le gouvernement Édouard Daladier.
Sa connaissance de la vie américaine lui donne une compréhension des problèmes économiques et diplomatiques qui le démarque de ses collègues, et qu’il peine à leur faire partager. Mais comme l’écrit le ministre Paul Boncour : « il était devenu d’usage de le prendre dans les combinaisons ministérielles. On le prenait pour sa fortune et l’influence dont il disposait dans pas mal de journaux ».
Militer dans des partis de gauche lorsque l’on est milliardaire n’est pas toujours facile. « En résumé, à droite, on le prenait pour un renégat : à gauche, souvent pour un homme dont la richesse lui permettait d’assouvir ses ambitions. » (Jean-Claude Broustra, « Le combat de Raymond Patenôtre »)
Sa vie privée peut choquer aujourd’hui, mais elle correspond aux moeurs de l’époque. Il entretient publiquement une liaison tumultueuse avec l’actrice Mireille Balin à partir d’octobre 1933. Sa fortune lui permet de la couvrir de bijoux, de lui offrir un yacht sur lequel ils effectueront d’ailleurs une croisière de plusieurs mois en 1934. Leur relation se détériore pourtant la même année avec le tournage de « On a trouvé une femme nue », de Léo Joannon, où elle apparaît effectivement nue. Raymond Patenôtre lui aurait lancé « Le cinéma ou moi ! », et l’actrice choisit le cinéma. Elle le quitte pour Jean Gabin, puis Tino Rossi. La rupture sera définitivement consommée en 1936 (raconté dans Wikipedia).
En 1940 il refuse de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain et se réfugie à Lyon, où il participe à la relance du journal « L’Auto ». Il divorce le 20 janvier 1941 puis part aussitôt après pour les États-Unis.
En 1945 il se remariera avec Dolorès Delépine. Après son décès en 1951, celle-ci épousera en secondes noces Félix Gaillard, futur président du Conseil … qui sera ministre en même temps que Jacqueline Thome-Patenotre. A un certain niveau, le monde est bien petit !
A la mort de Raymond Patenôtre, sa succession considérable donnera lieu à un procès de plus de dix ans entre ses différents héritiers, en Droit français et américain ( depuis le décès de Johnny Halliday, les Français en ont appris quelques nuances !).
A Rambouillet, son nom a été donné à la salle des fêtes de la rue Gambetta, et, à sa mort en 1951, le conseil municipal présidé par Jacqueline Thome-Patenôtre, décida de donner son nom à l’ancienne rue de la Garenne.
La famille Thome :
Pour cette famille, très impliquée dans notre région, nous évoquerons 4 générations, pour remonter à l’origine de la fortune familiale.
Né en 1809 à Bagnols-sur-Cèze, dans le Gard, d’une famille de treize enfants, le jeune Joseph Thome « monte à Paris » en 1830. Maçon, puis chef de chantier, il se met vite à son compte, et en 1838 sa petite entreprise commence à être appréciée et à multiplier les chantiers de rénovation. Entre temps il s’est marié, et le prêtre de son quartier lui a appris à lire et à écrire.
Le baron Hausmann lance une série de grands travaux de rénovation. Joseph Thome y prend une part de plus en plus importante : entre 1860 et 1870 il obtient la concession de tout le périmètre compris entre les avenues Montaigne, Kléber, les Champs-Elysées et le quai de Billy. Il assure le percement des avenues d’Iéna, Marceau, de l’Alma, du Trocadéro, des rues Pierre-Charron et de dix autres de moindre importance. Son entreprise est bientôt l’une des plus importantes de Paris et lui assure notoriété et relations considérables (ses deux filles épousent les deux fils du Président Carnot).
Voici comment le syndicat des entrepreneurs se fait poète lors de la remise de sa légion d’honneur :
« Les «lieutenants du baron Haussmann » ne se contentaient pas d’assumer la responsabilité des travaux de la Ville de Paris, ils donnèrent encore une ampleur jusqu’alors inconnue à cet art de la construction, qui, sous leur direction, subit une transformation complète. Ils furent de grands « artisans de Vie ». A leur appel surgissaient sur le sol, comme dans une féerie, d’innombrables demeures construites et entièrement achevées dans leurs immenses ateliers. »
De façon plus prosaïque, on peut relever que l’activité de Joseph Thome le met à la tête d’une fortune colossale.
Il n’oublie pas son origine, et dote généreusement les œuvres sociales de Bagnols-sur-Cèze où il a son monument, dans le square qui porte son nom.
Joseph Thome meurt en 1896, à 87 ans.
Son fils Eugène THOME, né en 1843, a travaillé avec son père dès son plus jeune âge, et il poursuit son activité avec le même succès, après le décès de celui-ci.
Il s’est marié en 1874 et le couple a trois enfants, dont un garçon qui décède à l’âge de 19 ans.
En 1897 il achète à Sonchamp le château de Pinceloup. Il s’agit d’un château du début du XVIIème siècle, agrandi au XVIIIème siècle pour François Prévost, notaire du roi Louis XVI. Eugène Thome y fait exécuter d’importants travaux de 1901 à 1903, afin de pouvoir y vivre et y recevoir selon son rang.
Comme de nombreux entrepreneurs de sa génération, il se passionne pour les méthodes modernes d’élevage et de production agricole. Sur 1 250 hectares de Pinceloup il crée une ferme modèle qui sera visitée par le président Fallières. Il y possède plus de 400 moutons Southdown, souvent primés dans les concours, 110 porcs craonnais, 40 vaches laitières, 17 chevaux percherons, 14 boeufs nivernais. Sa ferme se rentabilise, et atteint son autosuffisance.
(précisions et photo tirées du livre de Thierry Liot « la belle époque des châteaux en terre d’Yveline, édité par PARR)
La presse salue avec emphase ses succès :
« Après quelques années d’exploitation généreuse, ce domaine de 2,000 hectares (sic) était devenu l’un des plus beaux et des plus florissants de cette région favorisée. M. Eugène Thome avait apporté, dans cette entreprise, cet esprit de décision, d’ordre et de méthode qui se révélait dans tous ses actes et qui devait en assurer le succès. Ce fut bientôt une véritable ville agricole qui apparut autour de Pinceloup, comme naguère avaient été fondés les grands quartiers du Paris nouveau. »’
Eugène Thome meurt en 1913 à l’âge de soixante neuf ans.
Son fils André, né en 1879, a 34 ans lors du décès de son père. Il a fait des études de Droit, s’est même inscrit comme avocat au barreau de Paris, mais n’a jamais exercé.
En 1905, il a épousé Marthe Dervaux, fille de Ernest Dervaux, maître de forges à Vieux-Condé, sénateur et président du conseil général du Nord. Il est alors devenu administrateur de la société Saint-Gobain dont l’oncle de son épouse est l’un des fondateurs.
Cependant c’est l’activité agricole de Sonchamp qui l’intéresse le plus, et à travers sa ferme, son intérêt pour la région le pousse à devenir maire de Sonchamp, en 1908, réélu en 1912, puis député de la circonscription de Rambouillet en 1914.
Il siège au groupe de la gauche démocratique, et il est membre de la commission de l’agriculture.
Le couple a deux filles : Jacqueline née en 1906, et Daisy née en 1907.
Elu député en mai 1914, André Thome part au front en août 1914 et participe à la campagne de Belgique. Nommé sous-lieutenant et affecté à un groupe d’état-major lors de la campagne de Verdun il réussit à se faire envoyer en première ligne à la 13 brigade d’infanterie.
Le 10 mars 1916 au matin, il est très grièvement blessé au Bois des Caures et reçoit la croix de la Légion d’Honneur avant de mourir le soir même à Marre. Il est inhumé au cimetière militaire de Blercourt.
Son nom figure sur le monument aux morts de Rambouillet, dont il était député (durant 4 mois) ainsi que sur celui de Sonchamp dont il était maire. La rue principale de Sonchamp porte son nom. A Rambouillet, la place du monument aux morts est baptisée place André Thome, en 1916, mais devient la place André Thome et Jacqueline Thome-Patenotre, en 1996, associant dans le souvenir des Rambolitains leur député et sa fille.
Jacqueline a 10 ans à la mort de son père.
Sa mère a gardé, de son père et de son mari le goût de la politique. Elle tient un salon où elle reçoit de nombreuses personnalités comme Aristide Briand.
Nous avons vu que Jacqueline a épousé en 1925 Raymond Patenôtre. Jusqu’à leur divorce elle soutient activement son mari dans sa carrière politique.
Jacqueline Thome-Patenôtre :
Comme l’indique le nom qu’elle a souhaité conserver, elle est donc durant 16 ans le trait d’union qui relie ces deux familles, à la fois proches et différentes : les Patenôtre dont l’origine de la fortune est américaine, et obtenue par alliances, et les Thome, entrepreneurs qui ont bâti la leur en deux générations, dans le bâtiment (et les mines, côté Dervaux).
A la Libération, les femmes obtiennent le droit de vote, et Jacqueline Thome-Patenôtre embrasse à son tour une carrière politique, réactivant les soutiens dont avait bénéficié son époux.
Sa carrière politique est incroyablement riche, et longue, et d’autant plus remarquable qu’à cette époque les femmes étaient très peu nombreuses dans la vie politique française. En résumé :
- elle est conseillère générale de Dourdan-Sud, de Saint-Léger-en-Yvelines et de Saint-Arnoult-en-Yvelines, de 1946 à 1979 ;
- Sénatrice de Seine-et-Oise, du 8 décembre 1946 au 15 janvier 1959 ;
- Maire de Rambouillet, de 1947 à 1983 (une des premières femmes maires de France);
- Sous-secrétaire d’État au Logement et à la Reconstruction, du 17 juin au 6 novembre 1957, dans le gouvernement Bourgès-Maunoury;
- Députée de Seine-et-Oise, puis des Yvelines, de 1958 à 1978 ;
- Vice-présidente de l’Assemblée nationale, de 1960 à 1968.
Elle a bien d’autres fonctions comme la présidence de la SPA, qui la conduit à faire adopter en 1976 la charte de l’animal.
Jusqu’en 1984 elle est « de gauche » (RGR, Rassemblement des Gauches Républicaines, puis PRS Parti Républicain Socialiste ) comme l’étaient avant elle son père André Thome, et son mari Raymond Patenôtre.
C’est donc avec surprise qu’on la voit en 1984 abandonner la mairie de Rambouillet au Gaulliste Gérard Larcher, pour se faire élire aux élections européennes sur la liste de Simone Veil. Ce que beaucoup qualifient d’échange montre en tous cas la volonté qu’elle avait d’intégrer le Parlement Européen. Elle y restera cinq ans, œuvrant au rapprochement entre l’Europe et les Etats-Unis, qui lui tient particulièrement à cœur.
Elle décède dans sa ville de Rambouillet le 2 juin 1995 à l’âge de 89 ans.
« Le Parlement est une école de patience. C’est aussi à la fois un métier et un apostolat, qui réserve satisfactions et déboires. Je voudrais ici prendre la défense de ceux qui sont si souvent injustement décriés, car nombreux sont les parlementaires qui ont à cœur de remplir avec conscience le mandat qui leur a été confié. Pour une brebis galeuse, dont on parle avec complaisance, il y en a cent, connues ou inconnues, qui remplissent leurs fonctions avec scrupule ».Jacqueline Thome-Patenôtre
Le bilan de son action pour le développement de Rambouillet ne sera pas abordé ici, mais mentionnons seulement que durant ses mandats de maire, entre 1947 et 1983, Rambouillet est passé de 7 500 à 22 000 habitants !
Curieusement son nom n’est honoré qu’associé depuis 1996 à celui de son père, place André Thome et Jacqueline Thome-Patenôtre, que les Rambolitains continuent à appeler communément « place André Thome ».
Il me semble qu’elle mériterait mieux !
Christian Rouet
juin 2021
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Bonjour, pour moi elle a défiguré cette bonne ville de Rambouiillet avec toutes ces constructions sans charme et sans saveur. Il faut juste voir avant et après son passage aux affaires. Triste épisode.
Mais bel exposé de l’auteur.
Comparer Rambouillet (ou n’importe quelle ville) telle qu’elle était en 1983 avec ce qu’elle était en 1947 me semble un exercice bien subjectif !
Cela dit, j’ai précisé que cet article ne s’intéresse pas au bilan de Mm Thome-Patenôtre, mais à l’histoire de sa famille.
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Merci pour ces pages du pays d’Yvelines, toujours fort intéressantes !