La table du roi et le Darboulin
A la chasse à courre, rappelons-le, ce sont les chiens, et non les hommes, qui chassent.

Les chasseurs, à cheval, les suivent, les encouragent et parfois les remettent sur la piste. De nombreux spectateurs suivent en calèche, empruntant les routes et allées créées à cet effet, ou se postent aux carrefours aménagés pour avoir plus de chances de voir passer la chasse. Et plus nombreux encore, des spectateurs se rendent sur le lieu de la curée pour assister à la mise à mort du cerf.
Du moins était-ce ainsi durant des siècles, et, au début du XXème siècle, des trains étaient spécialement organisés pour amener à Rambouillet la foule des parisiens, lors des chasses les plus importantes de l’équipage de la duchesse d’Uzès.
Aujourd’hui les spectateurs qui viennent assister à la curée sont plus souvent des militants anti-chasse qui la filment pour témoigner de son horreur…
Sans prendre parti, je voudrais seulement aborder ici un aspect anecdotique de la chasse à courre : la pause. Eh oui ! La chasse donne soif (ce ne sont ni les chiens, ni le cerf qui me démentiront) et des arrêts ont, de tous temps, permis aux chasseurs de prendre un peu de repos de façon conviviale.
Des aires ont été spécialement aménagées en forêt : nous irons voir la table du roi, aux Breviaires. Nous nous intéresserons ensuite au darboulin, la voiture qui en assurait l’approvisionnement.
La Table du roi

Quatre bancs de pierre en quart de cercle, dont chacun repose sur trois pieds, encerclent une table ronde, massive. Huit bornes de pierre délimitent l’espace, situé au carrefour de la Rotonde, à un kilomètre de la plage des Etangs de Hollande. La route de Serqueuse y croise la route des Cuisines de Monseigneur, et celle de Villepert au Bois de Mareil. Ici commence aussi (se termine ?) la route du chêne Montavale.
Le carrefour de la Rotonde a été ainsi nommé parce qu’un kiosque –ou rotonde– pouvait y accueillir des dames de la cour qui ne pouvaient suivre la chasse à cheval, mais voulaient profiter du spectacle. Il ne reste rien de ce pavillon octogonal et c’est sans doute pour le remplacer qu’en 1788 le roi Louis XVI fit installer cet ensemble de pierre.
En 1960 la SARRAF (Société des Amis de la Région de Rambouillet et de sa Forêt) est intervenue pour la restaurer (comme elle l’a fait pour sauver les ruines du Pavillon de Pourras construit pour Napoléon, dans l’alignement de la digue de l’étang de Saint-Hubert).

Il existerait deux tables carrées, plus modestes, dans la partie non accessible au public du parc du château de Rambouillet. (rapporté par Raphaël Devred, Actu78)
On connaît aussi dans la forêt de Fontainebleau un ensemble similaire, mais dont la table est rectangulaire. Elle était à l’origine entourée de six grands chênes, aujourd’hui remplacés par quatorze bornes carrées. Elle daterait de 1723, sans doute en remplacement d’une table plus ancienne. Le roi et ses proches pouvaient-ils s’y reposer durant la chasse, mais en outre chaque premier mai jusqu’à la Révolution, c’est là qu’étaient perçues les redevances royales.
Une table similaire existe aussi à Montigny-sur-Loing, au sud de la forêt de Fontainebleau, gros bloc de grés monolithique reposant sur cinq piliers, et peut-être y en a-t-il d’autres en France.
Le darboulin

Chasses de Maximilien vers 1531
Aucun de mes dictionnaires ne reconnaît ce terme, pourtant généralisé dans les chasses à courre pour désigner le mulet, puis la carriole tirée par un cheval, qui apportait sur le lieu de pause le ravitaillement et parfois une tente, des bancs, des tenues de rechange, les trompes de chasse etc. Elle pouvait aussi ramener en fin de journée des chiens blessés ou exténués et la dépouille du cerf.
Cependant, quel qu’en soit le nom, à toutes les époques, les chasseurs ont été suivis d’un véhicule permettant d’organiser pauses ou repas.
Par exemple, dans son « Traité des chasses », le baron de Lage et Chaillou indique que, sous Louis XIII, « le cerf étant pris, c’était au gentilhomme qui avait relayé le dernier, à aller chercher la charrette pour mener le cerf au quartier. »
De même, E. Julien dans « Les vins de chasse » écrit que « lorsque Louis XV allait à la chasse, les officiers de la vénerie mettaient dans les fourgons quarante bouteilles de vin, dont souvent le roi ne goûtait pas. C’était moins pour lui que pour ses suivants, ses piqueurs, ses palefreniers et surtout pour ceux qui portaient cette cantine ou qui se la faisaient porter pour l’avoir fournie. »
Dans cette gravure qui montre une chasse à courre devant Chambord, Filuestre déclare avoir représenté au premier plan à droite « le coureur de vins monté sur son mulet, et suivi de plusieurs mulets chargés de bats ».
« Sous le second Empire, la carriole portait au rendez-vous le déjeuner, les bottes et les trompes des. hommes qui avaient fait le bois. Cette carriole rentrait après le rendez-vous à la maison. Il n’y en avait pas qui suivait la chasse pour rapporter le cerf mort; c’était généralement· un cafetier, qui suivait la chasse avec des rafraîchissements, qui le rapportait. » (M. E. Jadin)
En résumé : selon les époques un homme à mulet, puis ensuite sur une charrette tirée par un cheval, était préposé à l’intendance des chasseurs. Son rôle a sans doute évolué selon les époques, cependant (nous sommes en France !) le plus important a toujours été … l’approvisionnement en vin !
Mais d’où lui est donc venu ce nom de Darboulin ?
Il semble qu’il y ait eu une confusion entre des souvenirs se rattachant à plusieurs membres d’une famille Darboulin, certains liés au commerce du vin, et d’autres à l’activité de vénerie.
Au XVIIème siècle Hughes Darboulin (?-1675) est « coureur de vin » du duc d’Orléans. Le coureur de vin attaché à chaque grand personnage était chargé de l’accompagner en tous lieux, en veillant à ce qu’il puisse se désaltérer à tout moment.
Son fils Louis I (?-1688) devient l’un des douze marchands de vins privilégiés de la ville de Paris, et fournisseur du roi et en 1690 son fils Louis II reprend la charge de son père à Paris, et achète une propriété à Fontainebleau.
Fiers de leur activité, les Darboulin font figurer sur leurs armes trois tonneaux sur fond d’azur.
La qualité du vin de Darboulin était renommée. Montesquieu dans un de ses récits de voyage écrit : «Demander de l’eau dans les auberges d’Allemagne, c’est une chose qui paraît aussi extraordinaire que si on allait demander à Paris un pot de lait chez Darboulin ! »
Puisque du vin de Darboulin était servi à la table du roi, il est logique de penser qu’il devait en être aussi apporté à la chasse. Cependant, aucun texte ne permet de supposer que l’un de ces Darboulin ait eu la charge de livrer son vin sur le lieu de la chasse à courre, ni d’ailleurs qu’aucun d’entre eux n’ait pu en suivre une.
Plus tard on a pu cependant relever à nouveau dans les chroniques de chasses à courre (toujours fort bien documentées) le nom de Darboulin. D’abord, parce que l’un des fils de Louis II, Louis-Carloman Darboulin (?-1784) devient Ecuyer, et Portemanteau du roi Louis XV. A ce titre il suivait donc le roi à la chasse.
Ensuite parce que Jean-Potentien Darboulin (1714-1784), protégé de madame de Pompadour, devient lieutenant de vénerie du comte de Provence après avoir ambitionné une charge identique dans la maison du roi.

Il semble donc que ce soit la confusion de ces différentes souvenirs qui ait conduit à imaginer un personnage unique, nommé Darboulin, et à donner son nom à la carriole dans laquelle il aurait assuré la livraison du vin, et d’autres services de transport durant les chasses à courre.
J’ajoute que la sonnerie de chasse appelée « la Fontainebleau » a aussi porté le nom de « la Darboulin », après celui de « Le rendez-vous ou Le déjeuner ». Elle a même eu des paroles écrites en 1832 par Tellier, bien dans l’esprit des chansons de chasse de l’époque :
Avec monsieur son mulet.
Il porte la cantine
Au fond de la forêt.
Faisons-lui bonne mine
Car j’aperçois du clairet.
Bon, sur l’herbe il dépose
Un gros et friand pâté,
Puis une forte dose
De vin non frelaté.
Chasseurs, vite une pose
Et buvons à sa santé!
Cher Darboulin, je prise
Pâtés, poulets et flacons.
Prête-nous ton Elise
Avec ses courts jupons.
C’est une friandise
Dont nous nous arrangerons!
J’ajoute à ces paroles la partition de la sonnerie, pour le cas où vous voudriez en régaler vos voisins.
Christian Rouet
janvier 2025