La duchesse et le général

la duchesse d’Uzès

Anne de Rochechouart de Mortemart, duchesse d’Uzès, est une figure fascinante de la fin du XIXe siècle en France. En novembre 2021 elle avait bien voulu nous raconter sa vie d’aristocrate fortunée, mécène des arts et femme de lettres. Elle avait également évoqué son engagement politique en faveur du Général Boulanger.

C’est sur ce soutien que je voudrais revenir ici, en le replaçant dans le contexte politique et sociétal très particulier d’une période de la Troisième République qui ne manque pas d’analogies avec notre époque.

Les débuts de la Troisième République

Le 2 septembre 1870, l’empereur, vaincu à Sedan, est fait prisonnier par les Prussiens. Les députés proclament la République et forment un gouvernement provisoire de défense nationale. Le 7 octobre son chef, Gambetta, quitte Paris en ballon pour aller organiser la résistance (il voulait gagner Tours, mais les vents contraires l’envoient à Beauvais, et il met trois jours pour arriver à destination !). Après plusieurs mois de combats, la France doit cependant capituler et l’armistice est signé le 28 janvier 1871.

Après une courte campagne électorale, contrariée par l’occupation prussienne, l’assemblée, élue le 8 février 1871 ratifie le traité de paix et officialise la déchéance de l’empereur et de sa dynastie. Les députés s’installent à Versailles, craignant la réaction des parisiens, opposés à l’arrêt de la guerre.

Ceux-ci se soulèvent, et après 72 jours la Commune est écrasée. Les Français se massacrent sans pitié, sous l’oeil amusé des prussiens qui encerclent Paris.

Les 20 février et 5 mars 1876 de nouvelles élections ouvrent le premier cycle parlementaire de la IIIème république.

Aucune des trois grandes tendances de l’assemblée ne dispose d’une majorité absolue : gauche 46.1%, royalistes 31.9%, et centre 22%. Les parlementaires se répartissent en 13 groupes, des radicaux d’extrême gauche aux légitimistes et Bonapartistes d’extrême droite, sans qu’aucun de ces groupes ne dépasse les 25%.

De 1875 à 1940, les coalitions se font et se défont à chaque vote. L’éloquence de certains tribuns peut renverser n’importe quel gouvernement, dans la tradition de la Révolution. En 65 ans la France connaît ainsi 14 présidents de la République (élus par l’assemblée) et 104 gouvernements successifs.

Cependant, malgré cette instabilité et tous ses défauts, la IIIème République aura su doter notre pays de grandes lois sociétales, en matière d’éducation, de droit du travail, de laïcité…

Le boulangisme

le général Boulanger

Durant les années 1880 la France traverse une crise intellectuelle et morale. Un sentiment de décadence s’est installé, après la défaite de 70. L’économie stagne quand celle de l’Allemagne ne cesse de se moderniser. La dette de la France dépasse les 115% de son PIB. Un siècle après l’abolition des privilèges une nouvelle classe de privilégiés étale un luxe insolent face à un prolétariat misérable. Des membres de la noblesses de l’ancien régime, de l’empire, du second empire, et des principales cours européennes ainsi que les capitalistes de la banque et de l’industrie nouent des alliances, se font construire des châteaux, s’invitent dans des fêtes et des chasses somptueuses.

Si cette période rappelle par bien des aspects celle que nous vivons en 2024, il faut ajouter toutefois que la France dispose alors d’avantages qu’elle a perdus aujourd’hui : une forte natalité, des mines encore exploitables, les marchés captifs de son empire, une protection douanière contre les produits étrangers, et la possibilité de dévaluer chaque fois que nécessaire.

Georges Boulanger est alors un général charismatique, très populaire. Il se distingue d’abord par ses actions militaires lors de la guerre franco-prussienne et par sa fermeté contre les troubles internes. En 1886 il est nommé ministre de la Guerre.

Favorable à une politique nationaliste, il incarne la revanche contre l’Allemagne après la défaite de 1871, et gagne ainsi un large soutien parmi les patriotes français. Ambitieux, il multiplie les interventions publiques, les revues spectaculaires… Ses promesses ambigües attirent autour de lui un mouvement hétéroclite, fait de monarchistes, de bonapartistes et de républicains déçus. Le refrain « C’est boulange, boulange, boulange, c’est Boulanger qu’il nous faut » est crié par 10 000 personnes sur les grands boulevards au défilé du 14 juillet.

Un anti parlementarisme virulent se développe, sur fond de scandales financiers, de fraude et de corruption.
Le populisme a toujours existé. Cependant, le suffrage universel (des hommes) et l’explosion du nombre de journaux politiques à la disposition d’un électorat qui disposait jusqu’à lors de peu d’informations, lui donnent la forme moderne que nous lui connaissons aujourd’hui.

Le général Boulanger en est le parfait représentant. Celui que ses partisans appellent le général la Revanche dénonce les abus de la classe politique, et se fait le défenseur de tous les mécontents.

Il dépose un projet de révision constitutionnelle. Les députés de gauche le soutiennent en pensant qu’il souhaite renforcer la République, et les monarchistes et les bonapartistes font de même en pensant qu’il veut la renverser.

Boulanger démissionne de l’armée pour se consacrer à sa carrière politique. Il est élu député du Nord en avril 1888. Il lui faut trouver des financements, et il les trouve chez les légitimistes en semblant leur promettre de rétablir la monarchie. « Boulanger ne peut se passer de l’aide royaliste ; sans l’argent, les meneurs et les électeurs ruraux de la droite, le boulangisme serait mort-né au printemps 1888. » (Bertrand Joly). La duchesse d’Uzès devient, son principal soutien financier.

Cependant il promet dans le même temps de soutenir le mouvement bonapartiste, et sollicite l’impératrice Eugénie pour obtenir son financement. Et, réussissant à dissimuler ses accords avec la droite, il arrive à conserver l’appui des mouvements radicaux.

Le 27 janvier 1889 Boulanger se présente à des élections partielles à Paris avec le slogan : « Dissolution, révision, constituante ». Il l’emporte et ses partisans le pressent alors de provoquer un coup d’état en marchant sur la Chambre. Mais Boulanger, après avoir tergiversé, y renonce. Des rumeurs de poursuites contre lui, pour tentative de coup d’état, se répandent alors, et le 1er avril Boulanger, craignant d’être arrêté s’enfuit en Belgique.

Le boulangisme s’effondre aussitôt. Boulanger est condamné par contumace pour « complot contre la sûreté intérieure, détournement des deniers publics, corruption et prévarication ». Le 16 juillet 1791 sa maîtresse décède et le 30 septembre le général se suicide sur sa tombe. On connaît le mot cruel de Clemenceau : « Il est mort comme il a vécu : en sous-lieutenant » .

Zola va plus loin. Il écrit en 1888 : « Boulanger ! C’est un pieu surmonté d’un chapeau, un chapeau galonné et empanaché ! Pas autre chose. Et le pire, c’est que ce pieu répond à un besoin mal dissimulé de la nation, au besoin d’une domination quelconque : royauté, empire, dictatoriat, gambettisme, ou boulangisme.

Quoi que nous en disions, nous n’empêcherons pas que durant dix-huit siècles la France n’ait été un pays résolument monarchique. L’échine de tout Français porte le pli de cette longue sujétion. Les globules de notre sang sont monarchistes. Et nos aspirations vers la République, notre beau rêve d’une nation qui se gouverne elle-même, sont en perpétuel conflit avec ces puissants vestiges d’atavisme.

Je n’en veux pas chercher d’autre preuve que dans le spectacle d’erreurs, de bêtises et d’impuissances que nous ont offert ces dix-huit dernières années et qui est bien fait pour désespérer un observateur, même indifférent et patient, bien fait surtout pour désespérer la foule – cette inconsciente : la foule qui, sans le raisonner et le discuter, se ressent du malaise qui pèse sur nous tous et qui, vaguement, cherche à s’en évader, fût-ce pour se jeter dans les bras d’un dictateur. »

La duchesse et le général

La duchesse d’Uzès, issue d’une famille noble de longue lignée, est une monarchiste convaincue. Elle se retrouve parmi les personnalités aristocratiques qui voient dans Boulanger une possibilité de renverser la République et de rétablir la monarchie.
Héritière de sa grand-mère, la « veuve Clicquot », elle est à la tête d’une des plus grandes fortunes de France.

En mars 1888, des émissaires du Comte de Paris, l’héritier du trône de France, lui demandent de participer au financement de la campagne du général Boulanger. Elle leur remet un premier chèque de 25 000 francs.     

   « Acheter un général-ministre pour 25 000 francs me sembla ridicule tant la somme était modique. Quoi qu’il en soit j’acceptais par amitié, autant que par respect, pour son Altesse le Comte de Paris », note la duchesse dans son journal.   

Elle fera beaucoup d’autres chèques, puisqu’on estime son soutien total à plus de trois millions de francs-or.

Femme influente, dans les cercles aristocratiques et mondains, elle met à profit son réseau pour attirer d’autres partisans à la cause du général.

Son soutien peut s’expliquer par plusieurs facteurs : l’antipathie envers la République, la nostalgie de l’ordre ancien…

Le 27 septembre 1890, répondant à une campagne du Figaro contre le boulangisme et ses soutiens, le Réveil de Rambouillet prend la défense de celle qui était une personnalité locale de premier plan. Son analyse n’est peut-être pas parfaitement objective, mais je la trouve intéressante :

« Lorsque naquit, pour des causes multiples, le mouvement si intense d’opposition que sut canaliser, pendant un certain temps, l’entourage du général Boulanger, la duchesse se jeta à corps perdu dans la lutte. Elle n’intervint pas seulement avec l’influence de son nom, de ses relations, elle sacrifia au triomphe de la cause qu’elle croyait être sienne, la somme considérable de trois millions.

Les sentiments auxquels obéissait la duchesse en se lançant dans la politique, sont de nature bien différente. Certes, en ardente royaliste, elle espérait travailler efficacement à la restauration de la monarchie et à la pacification religieuse, en catholique mondaine, mais elle était aussi guidée par un sentiment d’un autre ordre. Elle ressentait une vive sympathie et un véritable enthousiasme à l’égard du général Boulanger, qu’elle avait connu lorsqu’il était ministre de la guerre, et dont l’étoile lui inspirait une grande confiance. Elle ne doutait pas qu’une fois parvenu à la première magistrature de la République, M. Boulanger ne s’empressât de passer la main à M. le comte de Paris. Forte de cette idée, elle se jeta tête baissée dans le mouvement et, avec sa nature entreprenante, elle marcha de l’avant, sans redouter les critiques et sans que les sacrifices de toute sorte pussent la faire reculer.

Elle renoua la tradition des grandes dames de la Fronde et des brigands de la chouannerie et prit une part importante à l’évolution de nos dernières crises. En donnant aide à une conspiration qui pouvait devenir fatale à la Patrie, Mme la duchesse d’Uzès a justifié les blâmes que lui donneront certainement nombre d’historiens, mais on ne pourra, du moins, lui reprocher d’avoir, au jour de la déconfiture, abandonné les personnages dont elle s’était servie. Bien au contraire, elle les a couverts dans la mesure du possible.

Aujourd’hui que l’aventure est passée, Mme d’Uzès a repris son existence active, toujours fanatique de mouvement, d’imprévu, d’obstacles et presque téméraire en sa passion des dangers. Quelque pénible que puisse être pour elle la publication entreprise par le Figaro, sa sérénité d’esprit n’en sera pas néanmoins trop profondément atteinte. En somme il ressort clairement de tout ce qui a été dit et imprimé sur les affaires boulangistes, que le rôle de Mme la duchesse d’Uzès fut toujours correct, étant données ses opinions avant tout réactionnaires et hostiles à la République. »

Quant à la duchesse d’Uzés, elle écrira seulement en conclusion, dans son journal :« Je reconnais que c’était une erreur. »

Je passe partout

Et je citerai pour terminer un autre article consacré aux relations entre le général Boulanger et la duchesse d’Uzés (le Réveil de Rambouillet du 5 octobre 1889) :

« Une de nos plus célèbres amazones, dont l’immense fortune a été de quelque utilité au Parti National, avait invité à chasser celui qu’on appelait jadis -on ne sait trop pourquoi- le brave général.

Celui-ci fut reçu au château de… comme devait l’être l’homme providentiel sur lequel on fondait tant d’espérances pour la fameuse trouée. De magnifiques fêtes furent organisées, entre autres de grandes chasses à courre pendant lesquelles la riche et noble châtelaine qui est certainement la première écuyère de France, sautant par-dessus tous les obstacles, émerveilla son hôte par une intrépidité vraiment extraordinaire.

L’ex-général, de retour à Paris, voulant remercier, de son hospitalité, la grande dame qui pouvait, nous l’avons déjà dit, mettre une grande fortune au service du Parti National, commanda chez un bijoutier un joli cachet, sur lequel, dans une intention délicate pour la chasseresse hardie, il donna l’ordre de graver cette devise : JE PASSE PARTOUT.

Malheureusement l’ouvrier, soit par étourderie, soit par fumisterie, commit une coquille impardonnable, et au lieu de l’A mit un I au mot : PASSE.

Notre grande dame ne s’en aperçut pas et pendant plusieurs jours on put lire sur le cachet de ses lettres, au-dessous de la couronne ducale, une devise qui aurait pu plus justement s’appliquer aux chiens des Plaideurs. »

Je ne saurais cependant affirmer que l’anecdote racontée dans ce journal est vraie.

Christian Rouet
octobre 2024

 

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