Madame la duchesse d'Uzès,
Aujourd’hui, Madame, vous nous recevez dans le château de Bonnelles que vous préférez désormais à votre hôtel particulier de Paris.
C’est une visite que j’ai sollicitée pour évoquer le rôle que vous avez joué dans notre région, mais j’avoue n’avoir pour votre sang bleu, vos milliards, et les 2000 cerfs tués par votre équipage, que peu de sympathie.
Un jour de Pâques, Madame, alors qu’à l’issue de la chasse vous jetiez, selon la tradition, du pain et des friandises au « petit peuple » réuni sous le balcon, à l’étang de la Tour, Maxime Olivier, un anarchiste de la Ruche, l’a ramassé et vous l’a renvoyé, outré par cette charité méprisante.
Cela ne se fait pas, et il a mérité ses trois jours de prison. Cependant je comprends son geste !
Vous n’êtes pas choquée de ma franchise ?
Vous êtes née le 10 février 1847, Marie Adrienne Anne Victurnienne Clémentine, fille de Louis de Rochechouart, comte de Mortemart, un descendant direct du frère de madame de Montespan.
A vous voir galoper à la tête de votre équipage jusqu’à plus de quatre-vingts ans, j’ai peine à croire que les docteurs vous avaient condamnée, enfant, comme votre soeur Pauline, puis votre frère Paul. La vie au grand air, des bains en Normandie, et ces courses en forêt, qui sont restées votre passion, vous ont sauvée.
Sur ce tableau vous êtes devant le château de Boursault, aux pieds de votre arrière-grand-mère Barbe-Nicole Clicquot-Ponsardin (1777–1866), surnommée « la Veuve Clicquot », richissime propriétaire de la maison de champagne éponyme. La fortune qu’elle vous a léguée, ajoutée aux propriétés de votre famille et de celle de votre mari ont fait de vous l’une des femmes les plus riches de France.
Le 10 mai 1867, vous avez vingt ans, quand vous épousez Emmanuel, duc de Crussol qui devient cinq ans après le 12ème duc d’Uzès. C’est un mariage d’amour, ce qui n’était pas souvent le cas à cette époque, dans votre milieu !
Il est alors militaire, mais il quitte l’armée en 1869, pour une carrière politique et après un premier échec, il siège à l’Assemblée Nationale de 1871 à 1876, comme député d’extrême droite.
Vous avez eu quatre enfants. Jacques est mort à 25 ans au Congo. Louis-Emmanuel, et Simone ont épousé tous deux des héritiers des Luynes, et Mathilde, le duc de Brissac. Vous avez ainsi uni par vos enfants trois des arbres généalogiques les plus prestigieux de France !
Le duc d’Uzés meurt le 20 novembre 1878 des suites d’un accident de chasse où il avait perdu un oeil, 12 ans avant : un plomb qui n’avait pu être extrait s’est déplacé et a fini par atteindre ses centres vitaux.
Vous vous retrouvez donc veuve à trente-et-un ans, et vous ne chercherez jamais à vous remarier. Vous avez écrit : « Je n’ai jamais depuis lors quitté le deuil, et n’ai plus rien vu qu’à travers un voile de cendre ».
Votre fortune vous a permis de vivre vos passions sans retenue et sans compter, même si, à votre décès, votre fortune aura été très largement dissipée. Vous n’avez jamais regretté l’emploi que vous en avez fait, pour vous mais aussi pour les autres.
On ne compte pas les articles que les journaux ont publiés sur vous, avec photos, voire caricatures… Feuilletons-les ensemble !
La chasse
Toute votre vie, la chasse à courre a été votre plus grande passion. Des centaines de photos ou de cartes postales vous mettent en scène, à toutes les étapes d’une chasse. A la naissance de votre fille Simone pour dire combien vous en êtes heureuse, vous avez ce mot merveilleux : « quoi qu’elle m’eût gâté toute ma saison cynégétique » !
Le 14 mai 1870 le duc d’Uzès avait acheté aux enchères le château de la-Celle-les-Bordes et son vaste domaine giboyeux, pour en faire le siège de son équipage, le « Rallye Bonnelles » et y installer son chenil. La redingote rouge à revers et parements bleus, ornés d’un gros galon de vénerie remplace depuis, en forêt d’Yveline, l’habit bleu porté par les veneurs sous Louis-Philippe.
A la mort de votre mari, vous reprenez sans hésiter son équipage
Le chenil de la-Celle-les-Bordes abrite une meute de soixante chiens tricolores, noir, blanc, feu, croisements de beagles et de fox-hounds anglais avec des Poitevins ou des Vendéens.
Vous chassez deux fois par semaine, les mardi et samedi, d’avril à octobre, et chacune des chasses est suivie par un public important. Les retombées économiques pour Rambouillet sont considérables.
On ne peut pas donner la liste de tous les souverains, présidents ou hôtes de marque qui ont été invités un jour à l’une de vos chasses : sous la République, la chasse à courre est restée un plaisir royal, et votre équipage est vite devenu l’un des plus prestigieux d’Europe.
Vous avez même obtenu qu’un wagon restaurant spécialement équipé pour vos veneurs, ramène à Paris ceux qui le désirent. Si la chasse se termine trop tard, c’est l’hôtel du Lion d’Or qui les accueille à Rambouillet. Les boutons (les membres de l’équipage qui ont le droit de porter la tenue au bouton gravé) sont des membres influents de la noblesse, de la classe politique, de l’industrie et de la finance…
Sur vos étagères, tous ces volumes contiennent les compte rendus que vous n’avez jamais omis de rédiger après chaque chasse.
Quant à votre château de la-Celle-les-Bordes c’est sur tous ses murs et plafonds qu’il en conserve les souvenirs, en un décor hallucinant composé de milliers de bois de cerfs.
Le 17 janvier 1933, quand vous dirigez à 86 ans votre chasse à courre, c’est pour attraper le 2056ème cerf de l’histoire du Rallye-Bonnelle !
Ici, je lis que vous avez été priée de quitter la SPA. Votre passion pour la chasse à courre a été jugée incompatible avec votre engagement pour le bien-être animal. Cette exclusion vous a choquée ? Un siècle après, le débat entre partisans et adversaires de la chasse continue de nous diviser !
La politique
En 1873, après la Commune, l’assemblée nationale élue était majoritairement royaliste. Une nouvelle restauration aurait pu aboutir, mais elle échoue par l’intransigeance du comte de Chambord, et notamment son refus de conserver le drapeau tricolore. Thiers était alors devenu président d’une nouvelle république : la troisième.
Comme votre père et comme votre époux, vous avez toujours été foncièrement légitimiste. A la mort du comte de Chambord, vous avez pris, de fait, la tête du mouvement orléaniste, qui soutient le comte de Paris.
Votre nom est associé au général Boulanger. Vous écrivez dans vos mémoires « j’ai tenté quelque chose à travers Boulanger, mais il était fou ! » Pourquoi lui ?
En 1887 le peuple voit en lui le « général-la-revanche » qui saura effacer la honte de la défaite de 1870. Il a des ambitions politiques et réunit tous les opposants au gouvernement autour d’un programme assez flou pour que chacun voie en lui, qui un républicain, qui un royaliste, qui un Bonapartiste…
Vous-même êtes persuadée qu’il est prêt à offrir le trône de France au comte de Paris, et puisque vos amis hésitent à l’aider financièrement, le 12 juin 1888 vous lui procurez seule les trois millions de francs (environ 10 millions d’euros) nécessaires à ses campagnes électorales.
Avouez que vous avez été fière d’agir avec un tel panache, et de pouvoir être celle qui aurait permis le retour de la royauté : votre ambition ultime, même si à titre personnel vous n’aviez rien à en attendre !
Grâce à vous, le général obtient le 19 août 1888 un premier succès électoral, et le 27 janvier 1889, dans des élections parisiennes, il remporte un véritable triomphe. Tous le pressent alors de prendre le pouvoir, mais Boulanger hésite, tergiverse, puis finalement refuse.
Très déçue, vous écrivez : « Le général a eu la partie belle. Le 27 janvier il aurait pu faire tout ce qu’il aurait voulu, la foule électrisée l’aurait suivi. Il n’a pas bougé. C’était une faute et, hélas, elle n’a pas été la seule. »
L’occasion est passée, et il n’y en aura plus d’autre. Le soufflé retombe et les républicains reprennent le pouvoir. Le 1er avril 1891, craignant d’être arrêté pour complot contre la République, Boulanger s’enfuit en Belgique, et le 30 septembre 1891 il se suicide sur la tombe de sa maitresse.
Avoir pris de tels risques, et dépensé autant pour rien ? Vous ne regrettez pas de l’avoir fait, estimant que c’était votre devoir. Cependant, et sans rien renier de vos convictions, vous n’aurez pas d’autres engagements politiques.
L’automobile
Vous êtes fière d’avoir été la première femme à passer son « certificat de capacité » (l’ancien permis de conduire) le 15 mai 1898, à l’âge de 51 ans. Ce jour là, au Bois de Boulogne, vous avez conduit votre Delahaye bicylindre à une moyenne de 20km/h.
Mais je vois aussi, que vous avez été quelques mois après, la première femme à écoper en France d’une amende (5 francs de l’époque) pour excès de vitesse : 15 km/h au lieu des 12 km/h maximum autorisés en ville !
Je n’ai pas trouvé d’indications quant à la façon dont était alors mesurée la vitesse, mais les amendes semblent avoir été particulièrement nombreuses en cette année 1898. Certains prétendent que les automobilistes les recherchaient comme une preuve de la puissance de leur voiture !
Sur cette photo de 1926 (vous avez alors 79 ans), vous présentez le fanion de « l’Automobile club féminin » que vous avez créé, car l’Automobile Club de France n’admet pas de femmes parmi ses membres.
De même, vous avez été la présidente de la section féminine de l’Aéro-Club. Pourtant ce n’est qu’en 1933, un mois avant votre mort, que vous avez passé votre baptême de l’air en avion.
Est-il vrai que vous ayez demandé à votre aumônier de vous accompagner dans ce vol ?
La guerre
Pendant la Première Guerre mondiale, vous avez accepté la présidence de l’association « formations chirurgicales Franco-Russes » et vous l’avez largement financée. Un centre de soins mobile, constitué de 3 à 4 camions transportant 4 équipes chirurgicales, 4 tables d’opération et du matériel de radiologie a pu ainsi opérer jusqu’à 60 blessés par jour au plus près du front. C’est le prototype de ce qui deviendra les fameuses autochirs.
Pendant trois ans, le château de Bonnelles, dont vous avez fait votre résidence principale, est transformé en hôpital pour recevoir trente, puis quarante blessés. On vous voit ici dans votre uniforme d’infirmière-major. La Société des secours aux blessés militaires vous a aussi confié des missions d’inspection des hôpitaux du front.
C’est cet engagement pendant la guerre, en même temps que votre œuvre artistique qui vous ont valu, le 14 mars 1919, la croix de chevalier de la Légion d’honneur bien que certains républicains aient eu du mal à vous pardonner vos idées royalistes.
L’artiste
Vous aimez écrire. J’ai une réédition de votre livre « l’ancien arrondissement de Rambouillet »,(1893) plein d’anecdotes et de détails sur le Pays d’Yveline. L’original était signé Manuela, et sous ce pseudonyme vous avez écrit plusieurs pièces de théâtre, des romans, et deux recueils de poésies « Paillettes grises » et « Paillettes mauves ».
Cette oeuvre littéraire, que l’on dirait aujourd’hui « à compte d’auteur » ne vous a pas valu un succès considérable, mais vous avez toujours été lucide quant à vos limites dans ce domaine.
En revanche, je découvre que vous avez un véritable talent de sculpteur professionnel, reconnu par les critiques. Cette reconnaissance vous a d’ailleurs valu d’être admise dans l’Union des femmes peintres et sculpteurs, et d’en devenir présidente.
Vous avez reçu de nombreuses commandes de l’Etat, de communes, de l’Eglise comme de particuliers, et vos oeuvres restent visibles aujourd’hui en bien des endroits.
Ce sont parfois des oeuvres intimistes, mais souvent aussi des monuments spectaculaires, à l’échelle d’une place ou d’un parc…
Je savais que vous aviez pratiqué la sculpture, mais j’imaginais un délassement de femme oisive. Honnêtement, je découvre votre oeuvre!
La féministe
Vous avez vécu, en femme que sa naissance et son argent rendaient libre, ce qui n’était pas le cas de vos contemporaines. Il vous a donc semblé naturel de vous battre pour elles.
En janvier 1894, vous avez co-signé une proclamation demandant le droit pour les femmes de témoigner dans les actes civils et celui de disposer librement de leur salaire. Le premier a été obtenu en 1897, le second en 1907.
En 1908, vous avez pris la présidence du Lyceum Club de Paris, une association internationale qui rassemble les femmes s’intéressant aux disciplines intellectuelles et artistiques, et vous l’avez animée jusqu’à votre mort.
En 1909, vous avez créé avec Jeanne Schmahl et Jane Misme l’Union française pour le suffrage des femmes (U.F.S.F.). Vous avez multiplié les discours, les congrès, les invitations à Bonnelles, comme ici où vous posez avec les participantes au Congrès international des femmes.
En 1888 Louise Michel, « la vierge rouge » de la Commune, revenue de sa déportation à Nouméa, vous écrit :« Madame, on me dit que vous allez visiter les malades pauvres. Je suis malade, je suis pauvre. Voulez-vous venir me voir ? »
Tout semble vous séparer : milieu social, opinions religieuses et politiques… Pourtant vous vous voyez régulièrement, vous apprenez à vous comprendre et à vous estimer, et finalement vous devenez amies.
Cette amitié inattendue est abondamment et très diversement commentée dans la presse, et, à l’évidence, vous n’en tenez aucun compte, montrant une fois de plus cette indépendance d’esprit qui force le respect.
Je sais que vous avez même proposé d’adopter Sidonie, la fille de l’anarchiste Edouard Vaillant, condamné à mort à la suite de sa tentative d’attentat contre l’Assemblée Nationale. Cependant sa famille a préféré la confier à Sébastien Faure (lire sur ce site l’article sur la Ruche, et celui sur S. Faure), et je vois bien que ce refus vous a peinée.
Epilogue
Nous avons pris congé de madame d’Uzès. J’avoue avoir été impressionné par la diversité de ses engagements, et les nombreux aspects de sa personnalité; et être revenu sur mes préjugés initiaux.
Dans un langage moderne, qui l’aurait sans doute amusée, j’aurais eu envie de lui dire : « madame la duchesse, vous étiez un sacré numéro ! »
Christian Rouet
25 novembre 2021
Addendum :
Durant l’hiver 1932, la duchesse d’Uzès quitte son château de Bonnelles pour s’installer chez sa fille, au château de Dampierre. Elle y décède le 3 février à l’âge de 85 ans.
Le 6 février une cérémonie de funérailles réunit ses proches et ses chers compagnons de chasse à Bonnelles. Sa situation financière a tellement souffert de ses dépenses et des dons qu’elle a multipliés toute sa vie sans compter, que son fils et son gendre doivent avancer des arrhes à la Maison Borniol.
Une cérémonie officielle a lieu le lendemain à Saint-Philippe-du-Roule de Paris. Il faut quatre colonnes au Figaro pour donner la liste des principales personnalités de l’aristocratie, et des mondes artistique et politique qui s’y pressent.
Le 10 février, conformément à ses souhaits, la duchesse d’Uzès est inhumée dans la petite chapelle du couvent des Carmélites d’Uzès.
La ville de Rambouillet, en reconnaissance de ses nombreux dons, notamment en faveur de l’hôpital, a donné son nom à l’une des rues du quartier Beau-Soleil.
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Le village où la duchesse d Uzes à offert une statue de 3 mètres de haut se nomme Pierrelongue (Drôme) a peine 300 habitants elle est posée sur le devant d’une chapelle nommée Notre Dame de la Consolation
Dans mon petit village de la Drôme, il y a une chapelle avec une magnifique statue oeuvre de la duchesse d Uzes et offerte par elle, en 1907,ou elle a prit comme modèle pour l’enfant jésus son petit fils, le fils de son dernier enfant, sa fille Mathilde et ceci est un mystère pour nous car la question qui se pose, comment est-elle arrivée là ?
Je ne sais pas de quel village il s’agit, mais, dans la Drôme, la duchesse a offert une statue monumentale de la vierge à l’église de Pierrelongue. C’était une artiste reconnue, et ses liens avec la Drôme découlent naturellement de son mariage avec le duc d’Uzès.
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encore une femme formidable !!!!!
J’ai adoré cet article ( nouvelle habitante de Rambouillet ) combien de femme se sont crée des destins hors du commun , dans tous les domaines ,toutes les époques et tout milieu qui restent dans l ‘oubli ;
A QUAND le livre qui retrace la vie de toutes ses femmes
Façon géniale de raconter l Histoire. Merci pour cette formidable épopée que peu de gens connaissent.😀
Article complet et très bien documenté sur la Duchesse. Il ‘a beaucoup intéressé et également amusé par 2 de ses informations qui rejoignent deux anecdotes de ma généalogie :
= L’épouse de mon grand-oncle, Carl Ullern, née de Renusson d’Hauteville, avait été la 2ème femme, après la Duchesse(qu’elle devait fréquenter), à obtenir le certificat de capacité à conduire les automobiles (je ne sais s’il en a été de même pour les contraventions).
= Le grand-père (?) de mon grand-père maternel (il s’appelait Muiron) a été le Mari de la Veuve-Clicot dont il avait heureusement fait fructifier la Maison. J’ignorais cependant que la Duchesse avait eu un lien avec elle. Pourrais-je ainsi revendiquer un lien avec celle représentant à elle seule la plus ancienne famille connue de France Rochechouart-Mortemart ? Ce serait un peu vain, et qu’en ferais-je ?