Le Refuge des Cheminots
Quand vous passez en voiture rue Raymond Patenôtre, votre souci principal est probablement la survie de vos rétroviseurs, car la rue est bien étroite pour être en double sens, et autoriser le stationnement.
Mais si vous la parcourez à pied ou à vélo, vous avez le temps de vous arrêter devant le 41, pour apercevoir le manoir de la Garenne entre deux petits immeubles récents.
Il s’agit maintenant d’une résidence privée, et l’accès au manoir est donc interdit.
Tant mieux !
Nous échappons ainsi au spectacle de l’incroyable concentration de pavillons accolés et de logements collectifs dont un promoteur a pu, dans l’indifférence générale, encercler le manoir. Personnellement je me demande si, dans ces conditions, il était bien nécessaire de le conserver, car la sauvegarde de cet immeuble n’avait de sens qu’en lui conservant un minimum d’espace.
Nous nous contenterons donc de cette vue aérienne récente …
… et je préfère évoquer ici les trois vies successives qu’a connues ce domaine, depuis sa création en 1915, jusqu’à son massacre en 2007.
La maison d’Emile Behague
Emile Behague, né à Roubaix en 1854 crée (ou reprend ?) une menuiserie à côté du Pont-Hardi à la fin du XIXème siècle.
J’ai lu qu’il aurait repris la menuiserie de son père. Or celui-ci, Louis Behague, était contremaître dans une fabrique de tissage de Roubaix, et il est décédé en 1858 à 38 ans, quand Emile avait quatre ans. Sa mère est restée jusqu’à sa mort, en 1890, à Roubaix. Est-ce le moment où Emile est venu à Rambouillet ?
En tous cas, s’il a repris une menuiserie existante, cela ne peut donc pas être celle de ses parents !
Quoi qu’il en soit, ses premiers locaux sont vite trop petits, et ils les cède à la société Cornette (huilerie et savonnerie) pour se déplacer dans la rue de la Garenne (rue Raymond Patenôtre), sur un terrain plus grand, et y grouper un magasin sur rue, des bureaux, ateliers, usine, et entrepôts.
Je ne connais pas de photographie de cette usine, cependant cette publicité des années 1910, en donne une idée assez précise (on remarque la voie ferrée, qui passe derrière l’usine).
Les bois usinés sont naturellement les chênes de la forêt, toutefois l’usine importe aussi bien d’autres essences. Elle fabrique des meubles, mais elle est surtout spécialisée dans les parquets et le bois de charpente. Cependant, durant la guerre, elle livre aussi bien à l’armée des caisses à obus que des tables de réfectoire.
En décembre 1906, quand Louis Bascan fait visiter l’usine à ses élèves, « Le Progrès » (8 décembre 1906) raconte comment tous s’extasient devant « les scies verticales, circulaires ou à ruban, qui débitent les arbres les plus gros et les planches les plus longues; deux mortaiseuses qui fabriquent chacune cent mortaises à l’heure, la « quatre faces » qui rabote quatre faces à la fois, une perceuse, deux toupies qui accomplissent à la perfection de travail de plus de cent cinquante ouvriers.
La machine à vapeur, alimentée uniquement de copeaux, d’écorces et de sciure de bois, l’installation électrique – unique à Rambouillet – ont provoqué l’admiration des maîtres et des élèves »
Lors du recensement de 1901, Emile Behague vit dans le premier bâtiment de l’usine, au 16 de la rue de la Garenne, avec ses 3 enfants et une gouvernante. Il a alors 47 ans . Est-il veuf ? je constate que son épouse n’est pas mentionnée.
En 1906, pour loger une partie de son personnel, il construit en haut de la rue du Petit-Parc un ensemble de six maisons accolées (peut-être dues à l’architecte Trubert). En 1908 on le trouve aussi propriétaire d’une maison d’habitation rue Baumgarth, et en 1930, l’entreprise, alors dirigée par son fils, construira encore 10 logements dans la rue du Petit-Parc-prolongée.
On relève à ces adresses les noms de Bonnet, Masse, Merigot, Ivaldy, Buizard, Thabourin, Gouarin, Luthon, Bauley, Hervy, Luizard, Marchais, Davoust, Derouard qui tous travaillent à l’usine Behague… et aussi celui de Gaston Mathon, chef menuisier, qui quittera plus tard l’entreprise pour créer à Rambouillet sa propre menuiserie.
En 1904 Emile Behague est élu conseiller municipal, sur la liste de Marie Roux, ce qui prouve qu’il est devenu un notable. Il sera réélu plusieurs fois et sera plus tard membre de la Chambre de Commerce de Versailles. La construction de son manoir, en 1915, témoigne de sa réussite.
La propriété est voisine de l’usine (sur cette carte on voit la cheminée derrière le manoir). Elle comprend une maison de gardien à l’entrée, un grand parc avec orangerie, pièce d’eau avec rochers artificiels et petit pont rustique en faux bois, et au bout les écuries avec une entrée rue des Eveuses.
Au sommet de la butte : le manoir domine le quartier. Il est de style néo-normand très proche de celui du Vieux-Moulin, et sans doute réalisé par le même architecte Morice. Toutefois, ses intérieurs sont bien plus luxueux : le travail des boiseries rappelle que son propriétaire est un ébéniste !
Une fiche éditée par la Direction du Développement Culturel de Rambouillet, à l’occasion des Journées du Patrimoine de 2002 décrit ainsi la maison :
« La décoration intérieure obéit chez Emile Behague au principe de codification des styles de la seconde moitié du 19ème siècle. Il réserve le style Renaissance à la salle à manger d’apparat et penche pour le 18ème siècle au salon. Il pousse le raffinement dans la complémentarité éclectique des références de l’escalier (avec le style médiéval pour les sculptures de personnages et d’anges musiciens, puis la référence au Henri II reconnaissable dans le traitement des balustres, de la clef pendante, et du plafond à caisson de l’entrée). Il installe enfin des vitraux de tendance Art Nouveau dans le dégagement latéral, espace tenant à la fois du vestibule et du boudoir. »
En 1919, Emile Behague décède à l’âge de 65 ans. Son fils Louis-Emile reprend l’usine. Il vend le manoir de la rue de la Garenne en 1924.
L’hostellerie de la Garenne
Félix Potier a 40 ans lorsqu’il achète la Garenne, pour en faire un restaurant de classe.
On le dit associé à Ernest Langlois pour cette acquisition, toutefois celui-ci n’est pas mentionné à cette adresse, lors du recensement de 1926.
On y trouve par contre, logés sur place, dans le manoir et ses communs : Félix Potier, « patron » de 42 ans, et Germaine, son épouse âgée de 32 ans, ainsi que Casimir Rocher et Julien Medelec, jardiniers, Allain Permarin et Henri Huck, cuisiniers, ainsi que Fernand Paumier, le chasseur, Blanche Paumier, Marguerite Leroux et Marie Peron, domestiques et serveuses et François Olifant, chef plongeur.
L’absence de maître d’hôtel laisse penser que Félix Potier gérait personnellement la salle.
Peut-être l’établissement disposait-il de quelques chambres ? En tous cas la restauration, dans un cadre élégant, en offrant à ses clients le charme du parc, était son activité principale.
Le magazine Vogue qui fait la promotion de l’hostellerie dans son numéro du 1er juin 1924, précise :
« Rambouillet et ses environs ne sont que des buts de promenades pour déjeuner ou dîner durant le plein été, mais c’est plutôt au printemps que la mode veut qu’on s’y rende dès qu’il fait beau ».
Il semble qu’en 1926 de nouvelles cuisines aient été construites. Cependant en 1935 l’hostellerie n’est plus indiquée dans l’almanach de Rambouillet, et ni Potier, ni Langlois ne figurent dans les listes de ses habitants.
Le Refuge des Cheminots
En 1945 le manoir de la Garenne change à nouveau d’affectation.
Cheminot, fils de cheminot, beau-père de cheminot, Georges Rosset se consacre toute sa vie à la grande famille du rail. Il est fondateur de plusieurs mutuelles. Durant la guerre il crée un comité de secours pour les cheminots emmenés en Allemagne. A sa retraite il devient Président de la Fédération Nationale des Cheminots, et il est le premier à se battre pour que les salaires soient adaptés au coût de la vie.
En 1927 il crée la première maison de retraite destinée aux cheminots, dans la banlieue d’Epernay, dans le cadre de l’association « le Refuge des cheminots » qui est reconnue d’utilité publique en 1930.
Une seconde maison est ouverte peu après : la Gorge Noire, à Marseille. Et en 1945 la maison de la Garenne devient la troisième maison de retraite de l’association.
« Ce ne sont pas des maisons de vieillards, encore moins des maisons d’hospitalisation, mais bien de véritables et confortables pensions de famille.
Le prix de pension demandé est proportionnel au montant de la retraite. Il faut, dans tous les cas, que le retraité puisse avoir suffisamment d’argent de poche pour régler ses achats de linge, de vêtements, de chaussures, son blanchissage, etc… (…) L’œuvre doit trouver dans l’effort commun et de solidarité des cheminots, actifs et retraités, le complément indispensable pour permettre aux petits retraités de vivre dans ses maisons de retraite » (« l’Oeuvre », 20 octobre 1934, article publié à l’occasion de l’ouverture de la maison de la Gorge Noire).
Derrière le manoir, où sont bureaux, cuisines, salle à manger, salles de réunion et de détente et quelques chambres, sont construits des bâtiments modernes.
Le 23 octobre 1948 « la Garenne » est visitée par le président Vincent Auriol (X) qui exprime son intérêt pour une association, qui fonctionne sans subventions !
Le Refuge des Cheminots crée encore plusieurs maisons, à Mouans-Sartoux (06), Bagnoles-de-l’Orne (60), Salies-de-Bearn (64), Saint-Nazaire (44) et Ivry-sur-Seine (94).
En 2007 ces maisons sont remplacées par des EHPAD médicalisés (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes).
La maison de la Garenne, rebaptisée en 1991 « maison Georges Rosset » a alors besoin de locaux adaptés aux nouvelles normes.
Elle les construit au fond de son parc, donnant sur la rue des Eveuses, (architecte Laurent Pouyes) en conservant un parc ouvert au public. C’est un établissement de qualité, comme en témoignent ses listes d’attente, souvent bien longues !
A cette occasion l’association vend à un promoteur la partie avant du domaine, qui comprend l’ancienne maison d’Emile Behague, avec ses accès rue Raymond Patenôtre.
Je me suis permis de dire plus haut ce que je pense, à titre personnel, de cette « promotion » qui me semble mal porter son nom.
Christian Rouet
26 janvier 2022
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Merci à notre abonnée Martine Chauveau, qui, après recherches généalogiques, a trouvé la date d’arrivée d’Emile Behague à Rambouillet : c’est en 1884. Le 25/02/1884, veuf d’une première épouse, il s’y remarie à Berthe Marie LAIGNEAU dont les parents sont boulangers au 7 rue Nationale. il est alors contremaitre-menuisier domicilié rue Nationale.
Il sera veuf pour la seconde fois en 1898.