Le château de Montlieu à Emancé
S’il vous arrive d’apercevoir un kangourou, à proximité d’Emancé, alors que, promis, juré, vous n’avez presque rien bu, c’est sans doute parce que certains, échappés de la réserve animalière du Château de Sauvage, se sont bien acclimatés dans la forêt de Rambouillet.
Malheureusement ce château, dont Louis XIV avait fait don à l’une ses filles naturelles, a fermé ses portes en 2017. Il semble qu’en janvier 2024 il soit toujours à vendre, avec ses animaux, et rien ne permet d’espérer qu’il soit un jour ouvert à nouveau au public.
Emancé a ainsi perdu un de ses sites emblématiques. Cependant, outre la ferme de la Malmaison, qui a appartenu au marquis de Sade, et son église Saint-Rémi-et-Sainte-Radegonde, il lui reste un château : celui de Montlieu, sur la D62, à mi-distance entre Sauvage et Gazeran.
C’est ce domaine aux destinées multiples que je vous propose de visiter ici.
Antoine Cartier, comte d’Aure
Antoine Cartier d’Aure est une personnalité illustre du monde équestre sous Louis XVIII et Charles X, surnommé à son époque « le grand écuyer ».
En 1827 il dirige le manège de Versailles, et quand celui-ci ferme, en 1830, il se retire dans son domaine de Montlieu qui comprend alors une exploitation agricole et une maison de maître assez modeste.
Il y crée un centre d’élevage de chevaux normands. Le « Journal des haras, des chasses et des courses de chevaux » d’avril 1834 fait également état d’un projet d’école de personnel équestre, mais qui n’aboutira pas.
Nommé écuyer en chef au Cadre Noir de Saumur en 1847, Antoine d’Aure se fait connaître par ses études sur l’élevage des chevaux, et sa méthode d’équitation, résumée dans un Traité d’équitation, un classique, réédité durant des années.
En 1856 il prend la direction des écuries de Napoléon III. En 1860 il transforme sa demeure de Montlieu en un petit château où il s’installe de façon permanente. Il devient inspecteur des haras en 1861.
Et c’est dans son château de Montlieu, qu’il décède en 1863.
Le 18 juillet 1865, son fils Olivier d’Aure, qui vient d’être nommé capitaine de La Légion Etrangère, et s’apprête à participer à la désastreuse campagne du Mexique, vend son domaine de Montlieu.
Isidore Dreyfus
C’est un banquier parisien, Israël, dit Isidore, Dreyfus, qui achète Montlieu. Il a 44 ans. Il est rattaché à la famille des Dreyfus de Wissembourg et a fait fortune en bourse, épaulé par les Rothschild. Ce sont eux qui lui ont fait découvrir cette région d’Yveline où toutes les grandes fortunes de France cherchent à s’établir. Il est chasseur et amateur passionné de chevaux.
En mai 1872 il crée le Crédit Général Français, une des nombreuses banques qui profiteront de ces périodes d’euphorie financière, avant de sombrer dans des conditions qui amèneront l’Etat à donner aux banques d’affaires et banques de dépôts des statuts différents.
Gaston, son fils cadet, lui succède dans la finance, et si nous le connaissons dans notre région, c’est parce qu’on lui doit la création des haras du Perray-en-Yvelines.
Mais nous connaissons mieux encore son fils ainé, Ferdinand, qui réside à Montlieu jusqu’en 1896.
Ferdinand Dreyfus
C’est un personnage qui mérite qu’un article entier lui soit consacré. Ici je me bornerai à rappeler qu’il est avocat en 1877 lorsqu’il devient conseiller général de Seine-et-Oise pour le canton de Rambouillet.
Le 14 mars 1880 il est élu député de Rambouillet lors d’élections partielle, et il est réélu le 14 octobre 1881. En 1885, battu, il quitte la vie politique nationale, restant seulement maire d’Emancé de 1892 à 1896.
Il enseigne à la Sorbone, et écrit de nombreux ouvrages sur les questions sociales qui le passionnent. Historien il participe aux travaux de la Shary de Rambouillet.
En 1894, avec la condamnation de son homonyme le capitaine Alfred Dreyfus, ce patronyme devient dur à porter. Ferdinand Dreyfus obtient en 1896 le droit d’intégrer son prénom dans son patronyme officiel, et devient ainsi Ferdinand Ferdinand-Dreyfus. Son frère Gaston fait de même et devient Gaston Gaston-Dreyfus.
Tous deux demeurent d’ailleurs très longtemps persuadés de la culpabilité de Dreyfus, et condamnent le « J’accuse » de Zola, qui porte atteinte au prestige de l’armée française.
En 1909 il est élu sénateur, et le reste jusqu’à son décès en 1915. Il dépose plusieurs propositions de lois sur la justice pénale des mineurs, les réformes des tribunaux pour enfants et sur la liberté surveillée.
Rambouillet donne son nom à une de ses rues mais en 1941, pour plaire à l’occupant, la rue est rebaptisée rue Jeanne-d’Arc.
Le 14 juin 1945 le conseil municipal de Rambouillet redonne à la rue son nom d’origine. Je note toutefois l’absence de tiret qui refait de Ferdinand son prénom, et ne tient donc pas compte de la modification de son patronyme.
En 1896 Ferdinand Ferdinand-Dreyfus vend Montlieu à la famille Buisson et s’installe tout d’abord à la Germanie, près de Gambais, puis dans le château de Soucy en Hurepoix, où son fils Charles Ferdinand-Dreyfus animera une ferme-école dans laquelle il mettra en application les principes d’éducation proposés par son père.
Georges Buisson
Nouveaux propriétaires, les Buisson conservent Montlieu jusqu’en 1960.
En 1910 ils font démolir le château, pour le remplacer par un bâtiment de même style, mais plus grand, oeuvre de l’architecte Henri Goury.
Le nouveau château comporte deux étages carrés et un étage de combles percé de lucarnes à frontons semi circulaires ou triangulaires. Les fenêtres sont encadrées de briques et la travée centrale, coiffée d’un fronton semi-circulaire percé d’un oculus, est décorée de pierres de taille et de briques alternées.
Georges Buisson est maire d’Emancé de 1900 jusqu’à son décès, qui survient dans un accident de voiture le 26 septembre 1929. Son épouse, qui l’accompagnait, est gravement blessée, mais en réchappe. Leur fils Roger sera à son tour maire de 1945 à 1952.
Un domaine d’Etat
En 1960, la succession Buisson cède le domaine de Montlieu, et c’est l’Etat qui l’acquiert avec le projet d’y installer une maison de retraite pour le ministère de la marine marchande.
Mais avant même d’en commencer le chantier, le ministère de la marine cède le domaine au ministère de la justice. Le château de Montlieu devient alors un établissement d’éducation surveillée pour jeunes délinquants. Qu’en aurait pensé Ferdinand-Dreyfus, lui qui s’était justement tant intéressé à la justice des mineurs ?
En 1965 la direction de l’Education Surveillée remplace ce centre de répression par un IPES (Internat Public d’Education Surveillée) qui doit favoriser la réinsertion par la formation.
L’IPES accueille alors 190 garçons de 14 à 16 ans pour lesquels il est prévu plusieurs ateliers de préformation et de formation en limousinerie, peinture, menuiserie, plomberie, chauffage central, électricité, serrurerie. Les élèves y préparent le CAP et le CFPA.
Ils sont répartis en quatre villages : « l’Unité d’orientation » des 16-18 ans, « l’Unité de rééducation scolaire » pour les 13-15 ans, « l’Unité de rééducation et de formation type préprofessionnel » pour les 15 à 16 ans, « l’Unité de de rééducation et de formation professionnelle » pour les 16 à 18 ans.
En 1980, poursuivant cette politique de réinsertion, l’IPES s’ouvre au semi-internat et développe de nouvelles activités autour de la restauration en collectivité, du bâtiment, de l’horticulture… et du théâtre.
Le « Théâtre du Fil », une association qui intervient depuis des années dans les prisons, ou les quartiers « difficiles » vient en résidence à Montlieu, et s’intègre dans le cadre de l’IPES : « on autorise une bande de jeunes à utiliser le théâtre comme outil de leur propre formation. Et ça marche très fort. Ce n’est pas si fréquent de voir des jeunes en difficulté consacrer du temps à une formation personnelle un peu atypique, de les voir travailler quelque chose de théâtral et d’artistique !» (Céline Févres, Vie sociale 2014).
En 1990 L’éducation surveillée devient Protection judiciaire de la jeunesse. Dans une période politique où les gouvernements se succèdent en cohabitations de courtes durées, des politiques de prévention et de répression alternent, sans aucun suivi, pour satisfaire une opinion publique prompte à changer d’attente au gré de l’actualité. L’IPES d’Emancé ferme en 1992. Le Théâtre du Fil poursuit ses actions à partir de Montlieu, mais ses aides financières sont supprimées et il doit quitter les lieux en 1997.
En 1995 l’association Confiance étudie l’achat du lieu pour regrouper ses activités, et les compléter, notamment par un internat. L’association aide les personnes déficientes intellectuelles à s’épanouir dans leur vie sociale. Elle leur propose notamment un emploi adapté à leur handicap au CAT Le Chêne (Centre d’Aide par le Travail), dans la zone du Bel-Air à Rambouillet. J’étais alors membre de son conseil d’administration, et je me souviens de la présentation des plans que nous avions commandés à l’architecte Autissier (le père de la navigatrice). Christine Boutin qui a toujours apporté son soutien à l’association était avec nous, et nous avions tous été séduits par le projet qui s’appuyait sur la réhabilitation des bâtiments existants. Mais nous avions dû finalement y renoncer. Il nous aurait fallu gérer une organisation interne de transport trop onéreuse, notre public n’étant pas autonome (le centre a finalement été créé rue Sadi-Carnot, à Rambouillet).
L’emplacement en pleine nature, qui fait le charme de Montlieu, a ainsi été un obstacle pour de nombreux projets publics ou privés.
En 2002, la population locale s’inquiète d’un projet de création à Montlieu, d’un village d’accueil pour 300 demandeurs d’asile en situation régulière. A l’époque, la Sonocotra héberge déjà à Montlieu 5 familles maliennes polygames (soit 75 personnes !), et l’idée d’en accueillir 300 de plus (à l’origine on en prévoit même 500) provoque une forte mobilisation, soutenue par les élus locaux. Après des mois de mobilisation, les opposants au projet ont gain de cause. Les demandeurs d’asile iront … quelque part ailleurs.
En 2009, le domaine, à l’abandon et squatté depuis plusieurs années, fait enfin l’objet de 3 projets complémentaires qui vont aboutir le 19 février 2010, avec la cession des terrains nécessaires à leur réalisation (48 862m2) et la démolition des bâtiments d’habitation et de travail créés pour l’IPES.
-Le conseil général achète une parcelle pour y construire 80 logements sociaux « écolos » (isolation, panneaux solaires, récupérateurs d’eau de pluie etc…);
-le château lui-même est restauré, et transformé en appartements de standing. Ils sont proposés uniquement à la location de courte ou moyenne durée, pour l’hébergement de cadres des entreprises de la zone du Bel-Air de Rambouillet;
-et un pôle jeunesse avec la création d’un nouveau centre de loisirs et la réhabilitation du gymnase, permettant d’accueillir des salles doit être réalisé sur 50 000m2.
En 2018 « la Cour du château », une résidence hôtelière de luxe, ouvre dans le parc, proposant 15 villas de 1 à 3 chambres, et 14 suites, du F2 au studio, autour d’un grand Spa et d’équipements de loisir très modernes.
La publicité faite autour de cette résidence est considérable, et aujourd’hui encore des dizaines de sites continuent à en faire la promotion sur internet. Les commentaires laissés par les clients sont très positifs. Plusieurs signalent toutefois qu’ils s’attendaient à être dans le château, dont l’image est abondamment utilisée pour la promotion du lieu, et non à 250m de là, dans le parc. La direction a beau répondre qu’elle parle de cour du château, sans promettre le château lui-même, il y a là une ambigüité que des sites aggravent par la simplification de leur présentation. Et la cour d’un château ne devrait-elle pas être l’espace situé entre ses bâtiments ?
Quoi qu’il en soit, la résidence hôtelière, probablement affectée par la fermeture du château de Sauvage, cesse définitivement ses activités en avril 2022.
Est-ce la fin des projets pour ce domaine qui a déjà connu tant d’orientations différentes ? Ou faut-il écrire : « à suivre » et en guetter les futures évolutions ?
Christian Rouet
janvier 2024