Travailler à la Belle Époque

D’après mon dictionnaire, « Belle époque » serait un chrononyme rétrospectif, adopté après la première guerre mondiale, pour désigner les 30 années qui ont précédé la guerre de 14-18. Une période de paix et de profonds changements sociaux et économiques. 

Quant au terme chrononyme, il désigne « une portion de temps à laquelle la communauté sociale attribue une cohérence, ce qui s’accompagne du besoin de la nommer ».

Nous voici plus savants !

Tu as 20 ans en 1912 et tu cherches du travail ? Voyons ce que tu pourrais faire à Rambouillet !

Le cadre social

Tu as de la chance d’être un homme : tu peux ainsi espérer un salaire de 30 à 50% supérieur à celui de ta soeur. Certes, tu gagnerais sans doute deux fois plus à Paris, mais la vie y est beaucoup plus chère : tu as raison de rester à Rambouillet !

Depuis le 30 mars 1900, la loi Millerand a fixé le temps de travail journalier à 11 heures, puis l’a rabaissé en quatre ans, à seulement 10 heures. Et si tu travailles 12 mois sur 12, comme l’ont fait toute leur vie tes parents, depuis 1906 la loi te garantit le repos dominical : une grande journée de détente chaque semaine, pour savourer le parc ou la forêt !
Certains syndicalistes radicaux -des rouges– défilent chaque 1er mai pour obtenir de travailler encore moins ! Comment les entreprises pourraient-elles se montrer plus généreuses sans faire faillite ?

Le travail ne te fait pas peur. Tu te souviens de la leçon de morale que vous lisait l’instituteur :

« Le travail est la loi humaine. Que ce soit d’une façon ou d’une autre, que ce soit des mains ou du cerveau, nous devons tous travailler. Sans le travail de chacun, la vie serait impossible et, ni l’individu ni la société ne pourraient subsister. Mais si le travail est une nécessité, ce n’est pas un châtiment comme le prétendent les paresseux; c’est au contraire un honneur, une vertu qui honore l’homme et lui permet de développer ses forces, d’exercer ses facultés et de s’élever dignement à une condition meilleure ».(« Le livre unique de morale &d’instruction civique » de Poignet-Bernat 1895)

Armand Colin Première année d'Instruction Morale et civique1898
Armand Colin Première année d’Instruction Morale et civique1898

Et l’année suivante avec « Sur le droit chemin, Lecture et Morale » de Delagrave tu as intégré définitivement que

  • « labeur sans soin, labeur de rien,
  • vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
  • mets du coeur au manche de ta truelle,
  • le secret du succès c’est de faire la besogne chaque jour un peu mieux que la veille,
  • il y a de la gloire à vivre dans sa profession d’une manière pure et exemplaire.

Oh, bien sûr, si tu pouvais devenir fonctionnaire, tu bénéficierais d’un salaire intéressant, et d’une retraite dès l’âge de 60 ans, après seulement 30 années de service. Mais les postes sont rares et très recherchés : il est vrai que les fonctionnaires jouissent en plus d’un tel prestige, que tous les parents souhaitent cette ascension sociale à leurs enfants !

Des lois spécifiques ont également instauré des régimes « spéciaux » au bénéfice des militaires, des agents d’Etat, des mineurs et récemment, des cheminots. Ils existeront toujours en 2022 !

Travailler à Rambouillet

La ville n’est pas très grande : 6484 habitants en 1911, mais c’est la plus importante du canton, et ce n’est pas le travail qui manque !

Le président Armand Fallières vient régulièrement à Rambouillet, et le château procure de nombreux emplois pour ses travaux d’embellissement, son entretien, son parc…
C’est de lui que Rambouillet tire, directement ou indirectement, l’essentiel de son activité. Les Rambolitains ont pu le mesurer quand le château a cessé d’être résidence royale, avant de devenir résidence présidentielle. 

La chasse a, de tous temps, créé des emplois directs : gardes forestiers, rabatteurs, armuriers, tous les métiers liés au cheval, aux chiens … Cependant elle est aussi à l’origine de la vocation touristique de Rambouillet.

Il faut voir, sur cette carte postale, la foule qui se presse pour assister à une curée, pour comprendre combien la chasse est populaire à ton époque !

Je lis ici que les commerçants de Rambouillet ont signé une pétition pour s’alarmer de l’intention de  madame la duchesse d’Uzès de supprimer un jour sa chasse, pour l’anniversaire de la mort du roi ! Heureusement, elle l’a finalement maintenue, même si elle-même s’est abstenue d’y participer.

Rien de tout ceci ne te tente ? Soit, cherchons encore !

l'entreprise d'Emile Behague
l’entreprise Behague

Pas de grosse industrie à Rambouillet. L’usine de menuiserie Behague, qui a ses succursales à Paris, est sans doute l’entreprise la plus importante. Les ressorts Montandon ont fermé, et leur emplacement du boulevard Voirin (avenue du Gal Leclerc) n’accueille pas encore la Verrerie d’Arleux.

Je ne te propose pas de travailler dans une ferme, et encore moins dans la forêt où les charbonniers font vraiment un travail bien ingrat ! Cependant les commerces, entreprises et artisans sont nombreux, et beaucoup recrutent constamment.

Prenons par exemple la rue du Hasard (rue Maurice Dechy), où, en 2020, après la fermeture du tapissier Chambrin frères, et du fleuriste Florajet-Pulsatille, il n’y aura plus aucune activité.

En 1912 tu y trouves le cabinet d’architecte d’E. Défieux, Mme Bordet la blanchisseuse, Henri Collard, le couvreur, Emile Lauzier, l’assureur du Phenix, le brocanteur Pierre Quémard, les entrepôts de vins en gros Renou-Sugauste, et naturellement les serres horticoles d’Aubague.
Et j’en oublie probablement ! Tu vois l’évolution ?

un atelier de mode

Un travail en atelier te tente ? As-tu essayé à la fabrique de corsets de Belin et Marmorat rue de Grenonvilliers, ou chez Lebrun, le spécialiste des rince-bouteilles ? Il y a aussi la fabrique de balais de bouleau, de Bernier, et la manufacture de casquettes de Dussault, toutes deux rue Gambetta.

Et as-tu pensé à l’atelier de madame Ve Lacroix qui fabrique des cure-dents et des Plumes Wormann, rue de Toulouse ? Mais je dois te prévenir que plusieurs de ces ateliers emploient surtout une main-d’oeuvre féminine !

Et peut-être Douchia, rue Nationale ? Il fabrique des registres, cartonniers, et timbres en caoutchouc qui ont du succès …

Tu n’as sans doute pas oublié les propos tenus par E. Behague, président de la chambre syndicale des entrepreneurs, au banquet du 10 décembre 1905 :

« Rambouillet est décidément un heureux coin de terre. Ailleurs le monde du travail est trop souvent agité de crises profondes qui ne laissent derrière elles que ruines et désastres; ici salariés et patrons, assis à la même table, se rapprochent et se confondent dans une même pensée de confraternité technique; ici on ne connaît ni cris de haine, ni luttes de classes; le salarié c’est le patron de demain, comme le patron a été souvent le salarié de la veille, il n’y a point de cloisons étanches entre les travailleurs de la même République et enfants de la même Patrie ».

 Je te sens un peu sceptique. Pourtant , si cela est vrai, l’ambiance de l’atelier devrait te plaire, non ?

Je ne te propose pas de travailler dans une entreprise du bâtiment. Elles sont nombreuses, dans tous les corps d’état, et travaillent tant pour le château et la ville que pour des particuliers. Cependant, pour exercer l’un de ces métiers, tu aurais dû entrer en apprentissage dès ton plus jeune âge. Aucun patron ne voudra te prendre à 20 ans !

Heureusement les commerces sont nombreux ! Et parmi eux, les débits de boissons ! 

Tiens ! Je compte 38 cafés dans l’almanach de Rambouillet, et 6 tabacs ! Cependant beaucoup sont tenus par des couples sans personnel…

Et les hôtels ? Voilà des métiers vivants, où l’on est assuré de rencontrer des gens intéressants ! Ils ont toujours besoin de personnel motivé. Tu peux postuler au Coq Hardi, au Dauphin, au Vert-Galant, à la Croix Blanche, au Lion d’Or, au Chapeau de Paille, au Cheval Rouge, aux Arcades, à la Gerbe d’Or… et je ne te cite là que ceux de la seule rue Nationale (de Gaulle) ! Tu peux aisément multiplier par deux pour toute la ville …

C’est bien à toi qu’un certain Président a donné ce conseil, jugé arrogant par des chroniqueurs : 

« il y a des tas de métiers. Il faut y aller ! Maintenant, hôtels, cafés, restaurants, je traverse la rue, je vous en trouve ! Ils veulent simplement des gens qui sont prêts à travailler, avec les contraintes du métier » .

 Ce n’est pas toi ? Comment dis-tu ? Un futur président, en 2018 ?
Oui tu dois avoir raison : je fais probablement de la chrononymie anticipative.

Allez ! Bon courage … Tu as de la chance d’avoir 20 ans en 1912, profites-en bien. Pour ta génération, la vie va bientôt se compliquer terriblement, et si tu as la chance de revenir vivant de la guerre, ces années de paix te sembleront avoir été une bien belle époque !

Christian Rouet
août 2022

Cet article a 2 commentaires

  1. Gérard Claisse

    Il y avait aussi la caserne de Rambouillet ,le 12 ème régiment cuirassiers où entra Louis Destouches en 1912.
    Céline l’évoque dans Casse-Pipe.
    Mais peut on parler là d’un travail?

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