Une partie d'échecs impériale

L’Histoire a retenu Waterloo comme étant la défaite la plus spectaculaire de Napoléon 1er.

Cela n’a pas empêché Rambouillet de se jumeler avec cette sympathique ville du Brabant, et pour célébrer ce jumelage les grognards français ont même reconstitué dans le parc du château une bataille de l’empire… où les troupes wallonnes nous ont fait l’amitié de se laisser écraser.
Il est vrai que celles-ci l’avaient emporté largement au nombre de bières éclusées au cours du weekend.

Mais Napoléon aurait été défait de façon bien plus nette quelques années avant, et cette bataille peu connue se serait passée au château de Rambouillet.

J’emprunte ce récit au numéro 6 du «  Mémorial des Pyrénées » de janvier 1846 (Gallica). Les illustrations sont tirées du magazine « Surboum », emprunté aux archives Aredit, qui raconte sous une autre forme la même histoire.

Les jours où il n’y avait à Rambouillet ni chasse, ni concert, ni spectacle, Napoléon travaillait avec ses ministres, et le soir, pour compenser un peu l’absence de plaisirs, on jouait dans le grand salon carré. Neuf tables, garnies de bougies, de cartes, de dés et de jetons, étaient dressées à droite et à gauche. Au centre, était la table destinée à l’empereur dans le cas où il aurait voulu jouer lui-même.

Un soir il alla droit à une table sur laquelle était posé un jeu d’échecs :

Voyons, dit-il à Duroc, savez-vous ce jeu là ?
– Non, Sire.
– Voyez donc si parmi ces messieurs, il en est quelques-uns qui veuillent bien faire une partie.

Or il n’en était pas un seul qui eût la moindre notion de ce jeu difficile.
L’empereur s’adressa alors au maire de Rambouillet, J.S. Delorme, qui faisait partie des invités :

– monsieur le Maire, il y a bien, parmi vos administrés quelqu’un qui joue aux échecs ?
– Sire, nous avons le curé de notre paroisse, mais je ne peux garantir qu’il y soit fort habile !
– Qu’importe : allez me le chercher immédiatement.

Un quart d’heure après, on vit entrer dans le salon un vieillard à cheveux blancs, à la figure franche et épanouie : c’était le curé de Rambouillet. Présenté aussitôt à l’empereur, il reçut le meilleur accueil :

Monsieur le Curé, dit Napoléon, j’ai appris que vous étiez bon joueur d’échecs, et je ne serais pas fâché d’essayer ma force contre la vôtre. Voyons, mettez-vous là, et conduisez-vous en brave champion; ne me ménagez pas.
Eh! eh! Sire, autrefois je savais jouer passablement ce jeu-là, répondit le vieux prêtre; mais aujourd’hui je suis un peu rouillé…
– Allons, allons ! Tout rouillé que vous prétendez être, vous me faites l’effet de ne point avoir oublié vos succès d’autrefois : commençons !

Le curé prit place vis-à-vis de l’empereur. Napoléon fouilla dans la poche de sa veste, en tira quelques pièces de vingt francs, et en jeta une sur la table en disant :

– Il faut intéresser un peu le jeu… Nous allons seulement jouer vingt francs.

Le vieux prêtre s’était mis aussi en devoir de tirer de la poche de sa soutane une bourse assez maigre. Quand il vit la pièce d’or de l’empereur, il ouvrit de grands yeux, et dit, sans doute pour s’excuser :

Sire, il me semble que c’est beaucoup d’argent !

Mais Napoléon, comprenant l’inquiétude du vieillard, lui répondit, de sa voix la plus affectueuse :

– Monsieur le Curé, votre argent est le patrimoine des pauvres, et je ne voudrais pas vous voir en risquer la plus légère partie au jeu. Vous allez, continua-t-il en indiquant du doigt le maréchal, vous mettre de moitié avec Duroc, et vos apports respectifs seront parfaitement égaux, puisque vous apporterez, vous votre talent, votre science, et lui son argent.
– Mais, Sire, repartit le prêtre, Monseigneur le maréchal n’a peut-être pas, de mon talent ou de ma science, une aussi bonne opinion que Votre Majesté. Lui qui a l’honneur d’être votre compagnon de périls doit savoir mieux que personne que vos adversaires ne triomphent jamais.

Cette louange, amenée naturellement, et débitée avec une bonhomie parfaite, flatta Napoléon au plus haut point .

Monsieur le Curé, répondit-il en souriant, nous sommes, Duroc et moi, vos paroissiens en ce moment. Ne nous gâtez ni l’un ni l’autre !

Le jeu commença. Ce fut un piquant spectacle de voir le grand capitaine, alors dans tout l’éclat d’une gloire que rien ne semblait devoir obscurcir, en tête-à-tête devant un échiquier, avec un pauvre prêtre.

Celui qui pouvait d’un signe faire marcher un demi-million d’hommes d’une extrémité de l’Europe à l’autre, méditait profondément la marche de quelques pions d’ivoire, et il avait pour rival, sur cet innocent champ de bataille, un humble et respectable vieillard.

On sait que Napoléon était un excellent joueur. Pourtant il fut complètement battu par le curé, qui gagna cinq parties de suite, avec une dextérité et un bonheur qui ne laissèrent pas à Napoléon le temps de respirer.

Quand le moment de se séparer fut venu, après que minuit eut sonné à la grosse horloge de Rambouillet, Napoléon se leva en riant et dit à son adversaire de l’air le plus aimable :

Monsieur le Curé, vous venez de me donner une leçon; j’en profiterai. J’ai plus appris ce soir à jouer ce jeu-là, que depuis vingt ans que je joue. Vous m’avez battu à plate couture.
– Votre Majesté est invincible partout ailleurs, répondit le prêtre, c’est bien le moins qu’elle soit battue aux échecs. Au surplus, Sire, votre défaite tient à la rapidité de votre manière de jouer; ce mode réussit quelquefois, mais il n’est pas toujours heureux, surtout quand on a affaire à un ennemi lent et patient.

Le vieillard, sans s’en douter, donnait à Napoléon une leçon de stratégie.
Les hauts personnages qui avaient constamment entouré la table de l’empereur pour le voir jouer avec M. le curé, gardaient le silence.

Le prêtre prit délicatement les cinq pièces d’or que son adversaire avait perdues, et, s’approchant du maréchal Duroc, lui dit à voix basse :

– Monseigneur, sur cette somme, il vous revient de bonne guerre, cinquante francs, puisque nous étions de compte à demi.
– Monsieur le Curé, répliqua le maréchal, gardez-les, je vous prie. Vous les distribuerez aux pauvres à mon intention.
– Votre vœu sera exactement rempli, Monseigneur.

Cependant Napoléon, qui tâchait d’expliquer aux personnes qui l’entouraient les causes de sa défaite, revint auprès du vieillard, et lui dit :

– Vous m’avez fait passer une soirée charmante, Monsieur le Curé, je vous en remercie. Maintenant que vous savez où me trouver, j’espère bien que vous me ferez l’amitié de venir me revoir; et puis, ajouta-t-il gaîment, vous me devez, sinon une visite, du moins une revanche, et j’espère bien la prendre la prochaine fois.

Le curé s’étant incliné en signe de remerciement, l’Empereur changea de conversation et lui demanda tout-à-coup :
Quel âge avez-vous ?
– Sire, soixante-douze ans. Voilà bientôt quarante-cinq ans que je prie pour la France dans le saint ministère que je remplis.
– Eh bien, continuez à prier pour elle et pour moi. Nous nous reverrons bientôt je l’espère.
– Sire, bientôt est le mot, répondit le prêtre, car si Votre Majesté daigne me faire l’honneur de m’admettre à sa partie, je n’ai pas de temps à perdre. A mon âge, les points sont comptés d’avance, même au jeu d’échecs.

L’Empereur et le vieux prêtre ne devaient plus se revoir. En 1813 le curé de Rambouillet mourut, et l’Empire succomba un an après.

Et c’est sur ces mots que se termine ce récit.

 

Christian Rouet

Il me faut ajouter toutefois que je n’ai jamais trouvé de source sérieuse pour confirmer cette gentille histoire anonyme, et de nombreux détails semblent indiquer que ce récit a été inventé de toutes pièces. Notamment le père Allidières, curé de Rambouillet à cette époque, n’est mort qu’en 1830.
Toutefois, Napoléon était effectivement un joueur d’échecs passionné, et d’excellent niveau et plusieurs de ses parties sont encore étudiées de nos jours.

Sans doute est-ce là l’origine de ce récit ?.

 

 

 

 

Cette publication a un commentaire

  1. Eric Thibaut

    Allons, allons, monsieur Rouet ! Des Wallons qui perdent « volontairement » une bataille en prétextant qu’ils ont ingurgité trop de bière ? Mais où avez-vous donc lu cela ? 🙂

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