L'hommage de Montorgueil

En ce 27 juin 1752, hâtons-nous de rejoindre la grille de Montorgueil. C’est le jour de l’hommage, un spectacle à ne pas manquer ! Les anciens affirment qu’il a eu lieu chaque année depuis plus de deux siècles, toujours avec le même cérémonial.

le chène Montorgueil

Le domaine de Montorgueil, était situé à l’emplacement où sera installée plus tard la Bergerie Nationale. Au bord de son étang, le magnifique chêne Montorgueil date probablement du XVIème siècle.

C’était la propriété du seigneur de Rambouillet, depuis que Regnault d’Angennes, avait échangé en 1395 son fief de Houx, près de Gallardon contre les terres de Montorgueil, et elles avaient été plus tard louées au prieuré Saint-Thomas d’Epernon.

Le domaine comprenait initialement un manoir, construit au Moyen-âge. Il fut démoli en 1742, et ses pierres furent utilisées pour la construction des communs du château de Rambouillet. Il n’en est resté qu’un fossé circulaire en partie comblé. Mais le domaine restait de « belle et grant estendue, prouffit et revenu » comme indiqué en 1515 dans les Cartulaires de Saint-Thomas d’Epernon, page 111.

Depuis qu’il en a la jouissance, le Prieur renouvelle chaque année « la foi et l’hommage » qu’il doit à son suzerain pour ce domaine. Ce suzerain était à l’origine Amaury de Montfort, principal fondateur du prieuré. En 1752 il s’agit du duc de Penthièvre.

Pour vous faire vivre cette cérémonie, je laisse la parole au duc de Luynes, qui en a donné une description extrêmement détaillée dans ses Mémoires ( document publié par Félix Lorin dans le tome XXIV de 1928 des Mémoires de la SHARY).

« Le prieur d’Epernon, ou son receveur (Note: celui qui gère les recettes du Prieuré) pour lui, le lundi des fêtes de Pâques, après la messe entre neuf et dix heures du matin, est tenu d’aller tous les ans se présenter à Montorgueil, où il y a deux pierres à quelque distance l’une de l’autre.

Le receveur est en bottes fortes avec des éperons : il faut qu’il soit monté sur un cheval pie, au col duquel est attachée une nappe que le receveur tient devant lui, dans laquelle il tient dans ses bras un gâteau, qui doit peser 32 ou 33 livres. Il est composé de 6 douzaines d’œufs, la fleur d’un minot de farine, et 10 livres de beurre.

Le cheval doit avoir les quatre pieds blancs, sellé d’une selle à piqueur; du côté droit : une bouteille,

un flacon carré, garni d’osier, tenant trois chopines, rempli de vin et bouché avec de la filasse, pendu à l’arçon de la selle.

Le receveur doit avoir des gants blancs, une couronne sur la tête et une sur son gâteau, et une espèce de guirlande en bandoulière; ces trois ornements, composés de fleurs et feuilles de pervenche, qui est une espèce de lierre. Il a à sa droite et à sa gauche un homme à pied de chaque côté. L’un est un sellier, l’autre un maréchal.

Dans cet équipage, il avance à la première pierre dont j’ai parlé, et là il crie à haute voix :

« Monseigneur de Montorgueil, est-il ici ? »

On ne répond rien; il avance trois pas et répète la même demande. On ne répond encore rien; enfin il avance trois autres pas et se trouve à la deuxième pierre, et demande une troisième fois.

On lui répond : « Non, mais c’est l’officier. »

La justice de Rambouillet, qui est celle de Montorgueil, se trouve en corps auprès de la seconde pierre; le procureur fiscal, qui comparait au nom du seigneur, est à gauche. Un sellier et un maréchal, avec leurs tabliers et leurs outils, de même que ceux qui accompagnent le receveur.

D’abord, ces deux ouvriers, avec le procureur fiscal, examinent le cheval, jusqu’à ses fers, la selle, la bouteille, et l’équipage; s’il manquait un clou seulement, le cheval et l’équipage seraient confisqués et le receveur condamné à une amende arbitraire. Le cas arriva, il y a environ 60 ans – vers 1692 – et le cheval tout équipé fut vendu 15 livres, soit 10 sols.

Il y a ordinairement 200 ou 300 personnes assemblées par curiosité pour voir cette cérémonie.

Lorsque le procureur fiscal a répondu, comme je l’ai dit, il dit au receveur d’avancer trois pas. Alors, le receveur dit à haute voix :

« Je viens, fondé de la procuration de…. (et il dit les titres et nom de baptême du prieur, prieur de Saint-Thomas), prêter la foi et hommage qu’il doit à pareil jour, lieu et cure et en pareil équipage où je suis, et j’en demande acte. »

Le procureur fiscal proteste que le prieur doit être en personne (cela pourrait bien être vrai, mais il faudrait que le seigneur y fût aussi; on n’en parle point). Le receveur proteste aussi de son côté, et il est dressé acte des deux protestations.

Alors, tout est en règle, le prieur remet le gâteau aux officiers; il est porté au Gouvernement, à Rambouillet, où on en fait la distribution.

La bouteille de vin est pour le garde-chasse de la faisanderie de Rambouillet, qui se trouve là, et qui, après avoir bu le vin, revend la bouteille 24 sols au receveur pour une autre année. »

Voilà ! La cérémonie est terminée. Les spectateurs se précipitent au Baillage en espérant recevoir une part du gâteau.

Arrêtons-nous un instant sur le sens de cette cérémonie.

Elle tient donc du renouvellement de bail, mais il est clair que le « loyer » versé par le Prieur est tout à fait symbolique : il apporte une grosse galette d’environ 16kg, et une bouteille qui contient environ 1,5 litre de vin. Et les quantités sont mieux précisées que la qualité des dons : le vin n’est pas destiné au seigneur de Rambouillet, mais seulement à son garde-chasse ! Il est toutefois précisé dans les Cartulaires déjà citées qu’il doit être « même que celuy prieur boit, bon et souffisant ».

En fait, les suzerains de Montorgueil ne retirent aucun loyer de leur fief, depuis que

« anciennement donnèrent et aulmosnèrent perpétuellement audit prioré les dismes de la dicte terre et seigneurie, pour etre participants et associez comme fondateurs en partie es prières et autres bienffaiz qui à jamais se feraient audit prioré » ( Cartulaires de Saint-Thomas d’Epernon).    

Il ne s’agit donc pas ici de rémunérer à son juste prix la jouissance du fief à son propriétaire, mais seulement de rappeler de façon publique un lien de vassalité.

L’obligation de se soumettre à un « dressing code » aussi strict, de se voir ignoré deux fois avant d’obtenir une réponse, et d’accepter une punition en cas de manquement à un seul détail, même minime : tout ceci ne sert qu’à bien préciser le rapport de forces.
Moi, suzerain, j’impose ces conditions, parce que tel est mon bon plaisir.
– Et moi, votre vassal, en acceptant ce cérémonial, à la limite de l’humiliation pour moi (raison pour laquelle je me fais représenter), je reconnais accepter volontairement cette subordination.

Chaque détail compte donc au cours de cette cérémonie publique.

Par exemple, le duc de Luynes nous indique qu’en 1692, pour l’absence d’un clou, le cheval fût saisi. En réalité les procès-verbaux établis chaque année montrent qu’il s’agit de l’hommage rendu en 1514 par le prieur Hugues de Mallesset à Demoiselle Marguerite Coaesmes, Dame de Rambouillet, veuve de Charles d’Angennes. Et l’absence de ce clou n’eut pas comme seule conséquence la saisie du cheval, mais également l’obligation pour le Prieur de payer en sa totalité la dîme de l’année, en annulant les effets de l’accord passé entre les parties !

On comprend dans ces conditions que le vassal avait le plus grand intérêt à respecter de façon très scrupuleuse chacune de ses obligations !

 En droit féodal, la « mouvance » décrit la façon dont chaque fief doit l’hommage à un seigneur. C’est l’abbé Suger, qui en a théorisé le principe dans sa Vie de Louis VI le Gros (1144).

Le roi est le seul à n’avoir aucun suzerain (autre que Dieu) dans son royaume. (Il peut toutefois se retrouver vassal d’un autre roi pour une possession extérieure : on se souvient par exemple, que le roi d’Angleterre était vassal du roi de France pour son fief de Normandie, d’où une certaine complexité de relations sur laquelle nous ne reviendrons pas ici !)

Le roi se trouve ainsi au sommet de la pyramide constituée par tous les fiefs du Royaume.

Pour juger de la complexité de cette organisation, on relèvera par exemple qu’en 1701, sont rattachés au marquisat de Rambouillet les fiefs de Groussay, la Pommeraie, Guéville, Montorgueil, le Barillet, les Landes, et la Motte (mouvance active pour le seigneur de Rambouillet qui en est le suzerain, comme nous venons de le voir pour Montorgueil).

Mais, en mouvance passive, le seigneur de Rambouillet exploite le fief du Pré-à-l’Abbé, pour lequel il est vassal des religieux de Clairefontaine (on disait alors que ce fief était « mouvant aux » religieux de Clairefontaine).
De même il est vassal du marquis de Poigny, héritier du cardinal de Rambouillet, pour les fiefs de Grenonvilliers, du Pâtis, de Grange-Colombe et du Moulinet. Il est aussi vassal du marquis de Bullion pour le fief des Bordes, et vassal du comte de Harville pour ceux de la Celle, la Brestesche, les Bidault, Champhoudry, l’Erable et Voise.

L’hommage est souvent rendu une fois seulement, lors d’une succession, ou d’une transmission de propriété, et un cérémonial annuel comme celui de l’hommage de Montorgueil est rare, bien que loin d’être unique.

Il faut souligner que celui-ci s’est poursuivi ainsi jusqu’en 1789, et l’abolition des privilèges. Il sera ensuite commémoré chaque année, lors de la Fête du Muguet, tout de suite après le couronnement de la reine.

    Je ne voudrais pas m’attirer les foudres des locataires, mais il me semble qu’un renouvellement de bail aurait plus d’allure, aujourd’hui, si l’on en revenait à un tel cérémonial, au lieu d’échanger de simples signatures

Christian Rouet
22 octobre 2021

PS : Le beau nom de Montorgueil nous reste familier par « le chêne Montorgueil », seul arbre remarquable de Rambouillet, qui continue à se dresser majestueusement au bord de l’étang, en face de la Bergerie, ainsi que par la « rue Montorgueil », qui traverse le quartier Beau-Soleil.

le jardin Montorgueil

Aujourd’hui, on retrouve également ce nom dans le « jardin de Montorgueil », nouvelle appellation donnée à l’ancien arboretum historique de Louis XVI, qui était abandonné depuis plus de 200 ans. Ce jardin devient un lieu destiné à des « découvertes naturalistes ». Elles sont présentées sur ce site.

A titre anecdotique, je relève que dans « Les Misérables », évoquant la force physique de Jean Valjean, Victor Hugo écrit que celui-ci

« remplaçait dans l’occasion cet instrument qu’on appelle cric et qu’on appelait jadis orgueil, d’où a pris nom, soit dit en passant, la rue Montorgueil près des halles de Paris, »

et mon dictionnaire confirme en effet pour orgueil un sens de « grosse cale de pierre ou de bois servant de point d’appui à un levier », depuis le XIVème siècle.
Le nom viendrait donc de l’usage de certains outils pour les travaux agricoles de ce domaine ?
N’en déplaise à Victor Hugo, il me semble plus simple de penser que ce manoir était situé en hauteur, donc sur un mont, qui dominait orgueilleusement Rambouillet…

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