Le Passage Fleuri, à Rambouillet
Sous le titre « Place à la Poésie» le numéro d’automne 2021 de «Rambouillet Infos» décrit l’animation organisée par la Municipalité en partenariat avec la Maison Elsa Triolet-Aragon. Une très agréable suspension d’ombrelles de couleur destinée à « former un ciel mouvant et poétique » dans le Passage Fleuri, avait l’objectif de « redynamiser le Passage Fleuri qui est en plein centre-ville et le faire (re)découvrir aux Rambolitains ».
J’applaudis, tant à cet objectif, qu’à cette manifestation très réussie.
Je suis plus dubitatif en lisant en deux endroits que « le Passage Fleuri est un lieu emblématique de Rambouillet » !
« Emblématique » ? Le terme est étonnant ! Pour en juger je vous invite à revisiter cet endroit. Merci à Denis Schaffer de m’avoir aimablement communiqué de nombreuses illustrations et détails.
Remontons le temps
J’avais évoqué Hebert, le négociant en vins dans un article consacré au fronton de ses entrepôts, place Félix Faure.
Avant cette construction Hebert avait racheté le fonds de commerce d’Oscar Flesselle, et occupé ses bâtiments, au 75 de la rue Nationale (aujourd’hui 109 rue du général de Gaulle).
L’entrée des entrepôts Flesselle se faisait alors par le porche, plus large qu’aujourd’hui. A droite, leur maison d’habitation, avec un petit jardin derrière; à gauche, la boutique du tailleur E. Didier, son atelier et son appartement.
Et derrière, une grande cour fermée, avec plusieurs hangars, des écuries et un puits.
Au décès d’Oscar Flesselle, le 19 mars 1922, son épouse Aline et ses deux filles Cécile et Jeanne deviennent propriétaires indivises de l’ensemble immobilier. Hebert reste leur locataire jusqu’en 1935. Par la suite Mme Flesselle continue d’y habiter jusqu’à son décès.
Le tailleur Didier cède son fonds de commerce à Jouannet vers 1930. Celui-ci le cède à son tour à Olivier, à la Libération.
Plusieurs bâtiments de la cour sont alors loués à usage de garages, de hangars, d’écurie…
1950 : premier achat
Le 13 janvier 1950 Cécile et Jeanne Flesselle procèdent à une division parcellaire, pour en détacher la maison d’habitation, à droite du porche, et pouvoir la céder, seule. Mr et Mme Schaffer deviennent alors propriétaires d’un lot décrit ainsi dans l’acte de vente :
« Au rez-de-chaussée, salle à manger, petit bureau, cuisine, à l’entresol, une pièce, au premier étage trois chambres et salle de bains, grenier et mansardes au dessus, jardin. »
Le porche, la cour le long du jardin, et le puits sont parties communes avec l’immeuble conservé par les soeurs Flesselle.
Qui sont les acquéreurs ?
Richard Schaffer est né à Paris, le 2 juin 1913. Son père Chaïm, originaire d’Autriche, exerce la profession de tailleur en chambre. Richard apprend puis exerce le métier à ses côtés. Son épouse, Irène, d’origine Ukrainienne, est arrivée en France en 1928. Avant guerre elle travaillait aux Galeries Lafayette.
Richard et Irène comprennent très tôt que l’avenir de la profession passe par l’ouverture d’une boutique pour proposer à la fois des costumes sur mesure et de la confection en prêt-à-porter.
En 1950 ils réalisent leur rêve en s’installant à Rambouillet. Richard a alors 37 ans.
Plus tard, leurs deux fils Jacques et Denis exerceront à leur tour à Rambouillet la profession de leur père.
Le rez-de-chaussée est transformé en boutique de tailleur sous l’enseigne «Annexe de Paris ».
Il y a donc à cette époque deux tailleurs concurrents situés de chaque côté du porche !
1959 : second achat
Moins de dix ans après leur premier achat Mr et Mme Schaffer achètent la partie conservée par les soeurs Flesselle. Elle comprend :
« Un corps de bâtiment sur rue comprenant magasin, salle à manger, cuisine, atelier en rez-de-chaussée, (a)
-cinq pièces, cuisine et entrée en étage,
-à gauche un autre corps de bâtiment comprenant deux logements de deux pièces chacun, un logement de trois pièces et cuisine, sept garages et un hangar. (b)Au fond un hangar (c), à droite un bâtiment à usage commercial (d), une cour entre les bâtiments. »
Olivier, en (a) se retrouve ainsi locataire de son concurrent direct. Cependant, cette situation ne dure pas, car il se déplace vite dans l’ancien immeuble de la Gerbe d’Or, à l’angle de la rue Clemenceau, et résilie son bail.
L’année suivante son local est reloué et le Pressing Neteclair le remplace.
Dans la cour, les hangars vétustes sont transformés en garages et tous les bâtiments bénéficient d’une première série de travaux de rénovation. L’écurie disparaît, et avec elle le tas de fumier qui encombrait toujours la cour.
A défaut d’être « commerciale » la cour est maintenant propre !
1970 : premières locations commerciales
A cette époque, Rambouillet connait une forte croissance avec la création de la zone de la Clairière. Il faut verser un pas-de-porte important et supporter un loyer élevé pour s’installer rue de Gaulle. Même ainsi, les opportunités restent très rares.
Alors pourquoi ne pas s’installer dans cette cour, à quelques mètres de la rue principale, et y réaliser les travaux d’aménagement nécessaires, plutôt que de verser une reprise élevée qui ne dispenserait pas de travaux d’adaptation ?
La cour reçoit ainsi ses premiers occupants. Pierre Lévêque, conseiller général qui brigue un mandat de maire contre Mme Thôme-Patenotre y installe sa permanence jusqu’à son échec aux élections de 1971.
Le rez-de-chaussée du bâtiment (d), après avoir abrité un grossiste en épicerie devient l’imprimerie de Michel Kermeur, avec sa grosse rotative qui occupe à elle seule la moitié du local.
A l’étage, Marc Simenon et Mylène Demongeot, qui habitent alors à Poigny, aident un de leurs amis, André Dulong, professeur au Club Méditerranée, à créer un club de judo. Des problèmes familiaux l’obligeront à s’arrêter. Le local sera alors intégré à l’imprimerie. Il accueille aujourd’hui la société de communication Ramboli’web.
Yves Pacault, agent général des Mutuelles du Mans, précédemment rue de la Paix avec un associé, y transfère ses bureaux en 1972. C’est le premier locataire « commercial ».
Il est bientôt suivi par M. Massacré, tapissier-décorateur, Caroline Coiffure et d’autres…
L’Annexe de Paris est transformée quand Denis Schaffer succède à son père.
Le proche est réduit de 60cm, et une vitrine latérale l’anime désormais. A noter que le bandeau supérieur change également les proportions du magasin en donnant l’impression qu’il est beaucoup plus large. Un beau travail d’architecture !.
De son côté, Jacques s’installe rue de Gaulle et rue Chasles sous l’enseigne Schaffer-Loisirs, pour vendre des vêtements plus décontractés.
1976 : le Passage Fleuri
La cour du 75 (devenu 109) aurait pu se remplir ainsi en quelques années, assurant à ses propriétaires un revenu locatif diversifié, en complément de l’activité de leurs deux magasins.
Mais, même ainsi transformée, une cour fermée reste un cul-de-sac et la clientèle de passage lui échappera toujours. Il y avait mieux à faire !
Denis Schaffer a rapidement l’idée de créer un accès à la place du hangar (c) pour transformer la cour en passage piétonnier, mais, pour le moment, les propriétaires de la cour n’ont droit à l’arrière qu’« au passage d’une charrette de bois par an » car l’impasse d’Angiviller est une cour privée, commune à ses seuls riverains.
Le percement de la rue d’Angiviller, pour créer un axe de circulation parallèle à la rue de Gaulle, et relier la gare à la mairie, rend son projet réalisable en 1975.
La municipalité est immédiatement séduite par l’idée d’un passage piétons reliant ces deux rues, qui ne peut que valoriser le centre ville.
Un premier permis de construire est accordé, mais les banques, toujours frileuses quand une promotion est entreprise par un promoteur immobilier non professionnel, refusent de le financer.
M. Schaffer réduit ses ambitions, et construit l’immeuble actuel sur la rue d’Angiviller, avec un porche central, passage piéton permanent, et accès automobile pour les livraisons. Pour en boucler le financement, Denis Schaffer vend son fonds de commerce à un styliste parisien : Lucien Riga.
Je n’ai pas vu les plans de l’immeuble initialement prévu. Il me semble toutefois qu’il aurait été dommage de le hausser d’un étage supplémentaire car la rue d’Angiviller se trouvant plus haute que la rue de Gaulle, l’immeuble, vu du porche, semble déjà plus élevé qu’il ne l’est. Sans doute aurait-il alors écrasé le passage (ceci hors toutes considérations financières).
En l’état, avec son retour en aile dans la cour, l’immeuble offre tout de même deux appartements, trois boutiques et deux locaux à usage de bureaux.
Les pavés de l’ancienne cour ont été récupérés et utilisés sur la moitié du sol, complétés par des dalles gravillonnées.
Des bancs et des bacs à plantes font du Passage Fleuri (le nom a été choisi par Mme Schaffer) un espace attrayant.
En 1979 il est inauguré avec 10 premiers locataires.
Que manque-t-il aujourd’hui au Passage Fleuri pour qu’il réponde encore mieux à nos attentes ? Sans doute un commerce « locomotive » capable d’attirer une clientèle importante. C’est plus facile à dire qu’à faire : toutes les villes en cherchent pour faire revivre leur centre, et il y a rue de Gaulle de très beaux emplacements vacants !
Sans vouloir être pessimiste je ne suis pas certain que la superette exotique qui a repris depuis quelques mois le local principal puisse jouer ce rôle. Mais je sous-estime peut-être son potentiel ?
Et comme le diable est dans les détails sans doute serait-il temps de réparer l’enseigne qui perd ses lettres depuis bientôt deux ans et évoque aujourd’hui un club parisien de football davantage qu’un passage !
Pendant toutes ces années Denis Schaffer a fait vivre le passage.
Aujourd’hui éloigné de Rambouillet, il a cédé ses parts à son frère Jacques, et son neveu Peter a repris le flambeau.
Depuis celle de Mme Thome-Patenôtre, les différentes municipalités qui se sont succédé ont toutes manifesté la même sympathie pour cet espace juridiquement privé mais dont profitent tous les Rambolitains.
Le Passage Fleuri est ainsi reconnu comme un acteur de l’opération « coeur de ville » destinée à dynamiser notre centre et toutes les festivités de Rambouillet intègrent maintenant cet espace dans leur organisation.
Alors, « emblématique de Rambouillet » cette réalisation portée par la volonté et la persévérance de ses seuls propriétaires et entièrement financée par des fonds privés ?
Sans dire qu’il s’agit aujourd’hui d’une exception, il nous faudrait sans doute beaucoup d’autres réalisations de ce type, avant qu’elles ne deviennent effectivement un jour emblématiques de notre ville !
Christian Rouet
mai 2022