Histoire d'eaux
Le 8 avril 2021 est publié le décret portant création de « la réserve naturelle nationale des Etangs et rigoles d’Yveline ».
Elle couvre 310 hectares, huit plans d’eau, une poignée d’aqueducs voulus et construits sous le règne du Roi-Soleil, des zones humides peuplées d’espèces rares voire en danger et présente donc à la fois « une dimension historique unique et un intérêt écologique majeur. »
Nous ne pouvons que nous féliciter de ce classement et de la protection qu’il assure désormais à ces zones fragiles.
En même temps, je relève que cette réserve est tout sauf naturelle ! Il est question ici de paysages façonnés par l’homme, d’étangs artificiels reliés par un réseau de rigoles et d’aqueducs entre eux, pour finalement aboutir dans les réservoirs du château de Versailles.
Ainsi une transformation parfaitement artificielle, et conduite dans le seul but de satisfaire le caprice d’un souverain devient trois siècles plus tard un paysage naturel.
Voici ce qui devrait nous inciter à relativiser bien des affirmations péremptoires quant aux rapports de l’homme et de la nature.
Les besoins en eau de Versailles
La plaine de Versailles se trouve cent mètres plus haut que la vallée de la Seine, et elle n’est irriguée de façon naturelle que par les deux petits rus de Gally et de Marivel.
Lorsque Louis XIV transforme le château de son père à Versailles, ses besoins en eau s’envolent : pas pour assurer l’hygiène de la Cour, mais pour la féérie des jardins. 35 kilomètres de canalisations d’une étanchéité médiocre (tuyaux de bois, puis de plomb et enfin de fer de fonte) doivent alimenter 55 bassins, et 600 jets d’eau. Réaliser de telles installations dans un château qui n’a pas d’eau a de quoi laisser … rêveur !
Mais « nec pluribus impar » et en toutes choses la nature doit se plier au bon vouloir du Roi.
Entre 1662 et 1685 on privilégie des procédés mécaniques pour monter l’eau proche du château, mais située en contrebas. Et le 17 août 1666 le roi peut ainsi inaugurer les premières « grandes eaux » de Versailles.
A partir de 1677 la collecte d’eaux distantes, par gravitation, s’impose progressivement. Elle présente en outre l’avantage d’assainir des zones marécageuses, les rendant aptes aux cultures et à l’habitat.
Après un rappel rapide de ces différentes étapes, nous reviendrons dans le Pays d’Yveline.
Les procédés mécaniques
Entre 1662 et 1674 deux pompes, actionnées par des chevaux, puisent l’eau dans l’étang de Clagny, au nord du château (comblé en 1736 et loti en 1779). Elles sont ensuite complétées par trois moulins à vent qui actionnent des chaînes de godets.
Entre 1668 et 1674 un barrage est construit sur la Bièvre (qui prend sa source à Guyancourt et se jette dans la Seine) pour former l’étang artificiel « du Val ». Des moulins à godets montent l’eau jusqu’aux réservoirs du château.
Et en 1681 Arnold de Ville installe à Bougival une énorme machine. 1800 ouvriers la construisent en trois ans, utilisant 100.000 tonnes de bois et 17.000 tonnes de fer. L’eau est puisée dans la Seine et 250 pompes la montent de 150 mètres en trois paliers successifs.
La notion de nuisance sonore ne devait pas être connue !
L’eau est ensuite conduite jusqu’aux châteaux de Versailles et de Marly par les aqueducs de Louveciennes et de Picardie.
Mais à partir de 1685 son débit suffit seulement à alimenter Marly.
Le système gravitaire
Rendons grâce à l’abbé Picard d’avoir inventé son niveau à lunette, permettant de connaître avec assez de précision l’altitude d’un point.
Grâce à lui, on évite de creuser un canal jusqu’à la Loire en découvrant à temps que la pente aurait été contraire.
C’est également lui, puis son collègue le mathématicien de La Hire, qui procèdent aux relevés de niveau tout autour de Versailles et établissent qu’il est possible de collecter les eaux des plateaux de Saclay, de Trappes et du massif de Rambouillet.
Au sud de Rambouillet la pente est contraire, puis remonte vers la vallée de l’Eure. Il n’est pas impossible d’aller capter l’Eure à Pontgouin et de l’amener jusqu’à Rambouillet, en construisant des aqueducs assez hauts pour compenser le relief naturel. Ce projet est abandonné après trois ans de travaux aussi coûteux en vies humaines qu’en or. Aujourd’hui l’aqueduc de Maintenon, superbement inutile, se contente d’embellir le parc du château.
Entre 1675 et 1680 on récupère les eaux des plateaux de Trappes et de Bois d’Arcy dans deux étangs artificiels. Un aqueduc de 1500m les conduit ensuite à Versailles. Puis l’ingénieur Gobert réalise un ensemble dit « des étangs inférieurs » pour collecter les eaux de pluies du plateau de Saclay dans les étangs de Saclay, d’Orsigny et du Trou Salé. L’aqueduc de Buc les relie aux réservoirs du Château.
Et de 1683 à 1685 on élargit la zone de collecte jusqu’à Rambouillet en aménageant les « étangs supérieurs » .
Voici la carte complète du système de collecte des eaux par gravitation. (cliquez pour l’agrandir)
Il faut préciser que malgré tous ces travaux l’approvisionnement en eau de Versailles ne sera jamais suffisant.
Le roi Louis XIV rédige lui-même le guide de visite des jardins. En le respectant, bassins et bosquets s’animent à son approche, pour se refermer aussitôt après, en un savant jeu d’alternance.
Sic transit gloria … à la mort de Louis XIV, le Régent déserte Versailles, et le système hydraulique, mal entretenu est détourné à leur profit par de nombreux riverains.
Les étangs supérieurs
Dans cette dernière tranche de travaux il s’agit de relier l’étang de la Tour (cote 171m) à celui de Trappes (cote 156) par un cours d’eau artificiel où alternent rigoles, aqueducs et étangs, en optimisant ce dénivelé de 5m. C’est la « rivière royale ».
Le massif de Rambouillet est parfois qualifié de « château d’eau des Yvelines ». De nombreux cours d’eau y prennent naissance et s’écoulent soit directement dans la Seine, en amont de Paris, soit dans l’Eure, qui rejoint la Seine en aval de Paris. (voir les cartes hydrauliques)
Le marécage domine, y compris à Rambouillet où le château est mieux protégé par ses marécages qu’il ne le serait en hauteur, à l’abri de remparts. Et la plaine de Groussay n’est drainée qu’au XIXème siècle (lire cet article).
On crée donc une série d’étangs artificiels qui jouent un rôle de réservoirs. L’ensemble des étangs supérieurs et inférieurs draine les eaux de quinze mille hectares, et représente une capacité de stockage de 9,4 millions de m3.
Les digues des étangs sont formées d’un corroi (masse) de glaise bien damé qui assure l’étanchéité de l’ouvrage. Un contremur en maçonnerie visible au bord de l’étang en garantit le maintien. Pour résister à la poussée des eaux un second mur (parfois doublé) est enterré dans un remblai de terre en aval du corroi.
Au point le plus bas, la vidange de l’étang peut envoyer le trop plein d’eau dans le réseau de rigoles; de façon automatique ou manuelle, selon le niveau.
Les étangs sont reliés entre eux par un réseau de rigoles, petits canaux à ciel ouvert. Elles ont des largeurs de 1 à 3 mètres et leur emprise au sol, matérialisée par des bornes, est fixée à 13m.
Pour passer sous des obstacles (le dénivelé est trop faible pour passer au-dessus), on utilise des aqueducs : tunnels souterrains voûtés en plein cintre et construits avec des meulières et du grès, jointoyés au mortier de chaux et de sable. Ils ont la même largeur que les rigoles avec lesquelles ils alternent, et leur emprise est fixée à 26 mètres.
Pour creuser les rigoles, des marchés sont passés par l’administration royale avec des entrepreneurs, et ceux-ci embauchent localement des paysans en dehors de la saison des travaux agricoles.
Les ouvrages plus spécifiques sont confiés à des ouvriers spécialisés, qui viennent de toute la France. Quant aux travaux les plus durs, ils mobilisent souvent hommes de troupe et prisonniers de guerre.
On commence naturellement les travaux par le point le plus bas (l’étang de Trappes) mais au final le système fonctionne par gravitation à partir de son point le plus haut, de la façon suivante :
A la cote 171m l’étang-de-la-Tour, reçoit la rigole de Saint-Benoit. Il aurait dû recevoir les eaux de l’Eure, et servir de zone de dépôt aux vases transportées par le canal. L’étang draine 29 hectares et contient 420 000 m3 d’eau.
Ses eaux sont conduites ensuite à l’étang du Perray par les aqueducs de Vieille-Eglise et du Perray.
L’étang du Perray draine 19 ha et sa capacité est de 594 000 m3. Il est traversé par de nombreuses rigoles. Au pied de sa digue (cote 169m) un bassin en forme de « haricot » reçoit les eaux de sa vanne et les dirige vers les Essarts-le-Roi tandis que l’aqueduc du Perray, en amont, se prolonge jusqu’aux étangs de Hollande. Ses excédents sont déchargés vers l’Yvette qui coule dans la vallée de Chevreuse.
Les étangs de Pourras (dits étangs de Hollande) drainent 204 hectares, et représentent une capacité de 2.261.000 m3. Ils sont divisés en six retenues auxquelles on donne les noms de premier et second Hollande (ou Grand et Petit Hollande), Bourgneuf, Corbet, Pourras et Saint-Hubert.
On explique souvent le nom de Hollande par l’apport d’une main d’oeuvre spécialisée venue des Pays-Bas. C’est faux, comme il serait faux de penser que nous avons voulu honorer un ancien président de la république ! En réalité le nom de Hollande est dérivé d’Orlande, le nom d’un ancien château local.
Sur la rive nord de l’étang de Saint-Hubert, Louis XV fait construire un château, et tracer les avenues d’une ville dont on a pu penser qu’elle pourrait remplacer Versailles.
Il ne reste quasiment rien du château, démoli par Louis XVI qui préfère acheter celui de Rambouillet, et le hameau de Saint-Hubert compte aujourd’hui moins de 250 habitants.
Sur la rive opposée, l’abbaye de Port-Royal-des-Champs exploitait depuis 1248 la ferme du « Petit Port-Royal ». Avec les travaux de Louvois la ferme devient inondable, et elle perd ses terres les plus fertiles.
Le 10 septembre 1686 l’abbaye est dédommagée et reçoit 31.990 livres (elle en réclamait 50.000).
Dix ans plus tard, elle construit une seconde ferme, plus éloignée de l’étang : la ferme du « Petit Pourras » qui sera exploitée jusqu’en 1970.
C’est cet ensemble des étangs de Hollande qui présente aujourd’hui le plus d’intérêt au plan écologique, par sa biodiversité. Les roselières des 4eme et 5eme étangs abritent de nombreuses espèces végétales protégées, ainsi qu’une faune d’oiseaux aquatiques et d’oiseaux nicheurs. De nombreux oiseaux migrateurs y font escale.
Les rigoles sont le domaine des grenouilles, et les aqueducs, le terrain de chasse privilégié des chauve-souris.
Quant à la plage du sixième étang, elle offre un lieu de baignade au cœur de la forêt que les Rambolitains apprécient tout particulièrement.
Tout ce réseau vient alimenter, à la cote 167m, l’étang du Mesnil (également appelé l’étang de la Verrière) par les aqueducs de l’Arétoir, de Mauregard, de la Verrière et la grande rigole du « lit de la rivière. »
L’étang recueille en outre les rigoles d’Elancourt et de Maurepas, et draine ainsi environ 44 hectares pour une capacité de 227 000 m3 .
Enfin, les deux aqueducs de la Ville-Dieu et de la Boissière, ainsi que le « lit de la rivière » relient l’étang du Mesnil à celui de Trappes, d’où elles alimentent ensuite les réservoirs de Versailles.
Il est difficile de mesurer de façon précise les volumes d’eau ainsi transmis aux jardins du château : les caractéristiques des précipitations, la nature du sol dans chaque secteur, le gel, l’évaporation peuvent modifier de façon importante les débits.
De plus, les rigoles et aqueducs perdent beaucoup d’eau en raison de fuites et infiltrations.
C’est ainsi que si les concepteurs de cet ensemble espéraient recueillir 25 millions de m3 en année moyenne (de l’ensemble des étangs supérieurs et inférieurs), il semble qu’ils n’en aient jamais reçu plus de 4,5 millions.
Quoi qu’il en soit, songer qu’il a fallu moins de temps pour construire tout le réseau des étangs supérieurs que pour rénover aujourd’hui la piscine de Rambouillet laisse rêveur, non?
Christian Rouet
15 décembre 2021
PS1 : Une idée de promenade ? Si vous ne l’avez jamais faite, je vous conseille vivement la promenade des rigoles et étangs, et notamment le tronçon étang de la Tour – étang du Perray en longeant rigoles et aqueducs. Vous pouvez prolonger ensuite jusqu’à la digue de l’étang de Saint-Hubert. Les « carrefours » de rigoles, aux pieds de ces deux étangs sont particulièrement bien conservés et entretenus.
Comme bien d’autres, le site sortir-yvelines.fr/ propose de découvrir les étangs de Hollande à pieds, à vélo, et même à roller ou à trottinette !
PS2 : Comment parler d’eau sans citer des sources ? Il existe de nombreux ouvrages et sites consacrés aux eaux de Versailles. J’ai utilisé ici des informations de l’ouvrage de Barbet « Les grandes eaux de Versailles » de 1907, un article de M. Mazet sur « la Ferme du Petit-Port-Royal » (bulletin Shary d’octobre 2010) et le guide « La rivière du Roi-Soleil » publié sous l’égide du Syndicat Mixte d’Aménagement et de Gestion des Etangs et Rigoles (Ardea Editions 1998), en complément de Wikipédia et de quelques documents récupérés lors d’une exposition au château de Versailles.
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Article d Histoire extrêmement passionnant. J ai appris beaucoup de choses. Merci de nous faire connaitre les dessous de Versailles, je ne connaissais qu une petite partie du sujet.