Une fabrique de corsets

7 avenue Foch
7 avenue Foch

Au n°7 de l’avenue Foch, juste en face de l’école, vous avez certainement remarqué le fronton d’un bâtiment en longueur signalé par deux raquettes de ping-pong, derrière une maison bourgeoise. C’est la salle M. Regimbart, siège du club de tennis de table de Rambouillet.

(Maurice Regimbart, ancien président de ce club, travaillait comme électricien auto, rue de la Louvière, avec son frère puis avec son associé André Billy ).

L’enseigne, sur le fronton, aurait du attirer votre attention… si elle n’était pas cachée par le feuillage d’un arbre.
Une inscription pratiquement illisible aujourd’hui, nous rappelle pourtant que ce bâtiment a abrité durant plus de 60 ans une entreprise de Rambouillet, qui a employé jusqu’à 40 salariées. C’était une fabrique de corsets.

j’ai foncé les lettres quasi invisibles aujourd’hui

Quand les femmes portaient des corsets…

Au XIXème siècle le corset remplace le corps baleiné ou corpiqué porté par les femmes du XVIème siècle à la fin du XVIIIème. Wikipédia en donne cette description :

« C’est une pièce de vêtement rigidifiée qui a essentiellement deux buts : d’une part sculpter la taille pour l’adapter au vêtement porté, d’autre part maintenir la poitrine et les hanches. On peut noter que contrairement à son prédécesseur, le corps baleiné, le corset n’écrase pas la poitrine, il permet simplement de la soutenir. » 

L’industrie du corset atteint en 1914 son apogée, en perfection dans sa fabrication, et en quantités vendues. Cependant, après la guerre, la mode change rapidement, et les fonctions du corset sont séparées en plusieurs accessoires : la gaine -qui disparait à son tour dans la décennie 1960-70- le soutien-gorge, et le porte jarretelles -avant que le collant ne remplace les bas.

Parmi les marques les plus connues, on trouve à partir de 1880 le corset Perséphone, créé à Paris par Julius Lindauer, et vendu dans toute l’Europe. Ses modèles sont fabriqués sous licence par de nombreuses petites entreprises, et des magasins Perséphone ouvrent dans de nombreuses villes.

Les corsets de Rambouillet

Dans un article qu’il consacre à ce sujet en 2007, P. Barbier, de la Shary, signale qu’il y avait au moins 3 fabricants à Rambouillet dans les années 1880 : Bourgoin, avec 6 ouvriers adultes et 8 enfants, Darche avec 1 ouvrier, une femme et 9 filles mineures (tous deux rue de la Louvière) et Belin, avec 4 femmes, 15 filles mineures et 5 enfants.
Dans l’annuaire économique de 1913, il ne reste que l’entreprise Belin.

La famille Belin s’est installée tout d’abord au 15 place de la Foire (place Félix-Faure) à la fin des années 1870. Alexandre Belin, originaire de Côte-d’Or, était précédemment boulanger. Passer des miches aux corsets ? La trajectoire peut faire sourire !

L’entreprise fabrique et vend quasi uniquement des modèles Perséphone. A cette époque où les contrats de franchise n’existaient pas, on peut imaginer qu’elle reversait une commission à Lindauer sur chaque modèle fabriqué et vendu directement, en même temps qu’elle approvisionnait la société parisienne.

En 1886, pour s’agrandir, Belin fait construire un atelier au 3 rue de Grenonvilliers (avenue Foch), sur un terrain qu’il possède depuis quelques années. La date de construction figure en médaillon sous l’enseigne.

Le bâtiment, perpendiculaire à la rue, est divisé en 2 ateliers contigus, et un grand hangar de l’autre côté d’une cour permet probablement le stockage.

L’année suivante avec un prêt de 25 000francs consenti par le Crédit Foncier de France, il fait construire à l’avant de la parcelle une belle maison bourgeoise, séparée de la rue par un petit jardin.
Il s’y installe avec  son épouse Françoise Gardey, leurs deux fils Pierre et Jean-Louis et leurs épouses, et leur fille Marie, qui a épousé Camille Marmorat en 1880. Derrière la maison, un potager et un grand jardin avec puits et pompe sont séparés de la cour par un petit muret.

En 1897, Alexandre Belin décède à l’âge de 72 ans.
Est-ce pour permettre la succession entre ses trois enfants ? En février 1901 l’indivision Belin vend sa propriété de la rue de Grenonvilliers à Julius Lindauer.

Il semble que celui-ci a voulu simplement réaliser un placement immobilier, ou peut-être même, rendre service à des clients avec qui il entretenait des relations amicales. En effet, la famille Belin reste habiter dans la maison, en qualité de locataire, et la manufacture Belin et Marmorat, société en nom collectif qui se crée alors entre Jean-Louis Belin, sa mère, et Camille Marmorat son beau-frère, poursuit l’activité de la fabrique, en louant les locaux professionnels, sans que Lindauer n’intervienne dans sa gestion.
Cette même année l’horloger Emile Gamet (le papa du Père Gamet) achète leurs anciens locaux de la place de la Foire.

L’entreprise se développe bien.

12 novembre 1910 Le Progrès de Rambouillet

Mme FieschiPierre, le fils ainé, qui n’est pas associé, semble en charge de la commercialisation des corsets. Quittant la maison familiale de la rue de Grenonvilliers, le couple s’installe au 23bis rue d’Angiviller, et l’épouse de Pierre s’installe comme couturière indépendante, spécialisée en fabrication de corsets, En 1913 une Mme Berre exerce la même activité indépendante au 35 rue Nationale (de Gaulle), et Mme Fieschi,  (apparentée à la famille Belin) spécialisée dans « le corset sur mesure et la haute nouveauté », reçoit ses clients les mardi et vendredi à Paris, et le samedi à Rambouillet à la fabrique Belin et Marmorat.

Sur cette photo, on compte 37 ouvrières autour de Jean-Louis Belin, dont la moitié de très jeunes filles, ce qui fait de cette entreprise un employeur relativement important de Rambouillet.

l’entreprise Belin vers 1910. collection Huguette Lebert publiée par P. Barbier
l’entreprise Belin vers 1910. collection Huguette Lebert publiée par P. Barbier

Cependant la guerre de 14 lui porte un coup fatal. Les USA interdisent la fabrication de corsets à baleines métalliques dès leur entrée en guerre, pour privilégier l’industrie de guerre. Je n’ai pas trouvé trace 11 sept 1914d’une telle interdiction en France, mais à tout le moins, l’approvisionnement a dû poser de sérieux problèmes, et les dépenses de mode ont été réduites.

Le 14 septembre 1914 les ouvrières, mises au chômage, reçoivent une aide sociale de 1 franc versée par la mairie de Rambouillet.

12 nov 1915Durant des mois la municipalité tente de trouver de nouveaux débouchés à l’entreprise, qui pourrait produire des fournitures militaires, à la place de ses corsets, mais le 12 novembre 1915, « la Presse Rambolitaine », résumant ces efforts, établit un constat d’échec. Pendant toute la guerre les ouvrières alterneront quelques rares journées de travail, avec de longues périodes de chômage non rémunéré.

Après la guerre, les affaires reprennent, mais la fabrique ne retrouvera jamais l’importance qu’elle avait avant guerre. Elle devient d’abord « Manufacture de corsets Lindauer représenté par Belin », puis, au décès de Jean-Louis Belin, en 1928, « Manufacture de corsets Lindauer représenté par Belin Vve » et vivote jusqu’à la seconde guerre mondiale.
Lindauer a-t-il pris une participation financière dans l’entreprise ? C’est possible, mais il semblerait plutôt qu’il en soit resté seulement bailleur des locaux et partenaire commercial.

Les journaux locaux continuent à citer épisodiquement l’entreprise : en 1929, parce que deux corsetières, Mme Chapelais et Bodin obtiennent la médaille d’argent du travail. En juin 1934 parce qu’elle offre un prix à la Fête du Muguet. En 1937 parce que Marie Autissier, Vve Cluzelle reçoit la médaille d’argent du travail…

Depuis 1927 on trouve également au 3 de la rue de Grenonvilliers -qui devient avenue du Maréchal Foch en 1929- une entreprise de peinture : celle de Maurice Boulette, qui a épousé Lucienne, la fille de Jean-Louis Belin. Elle est toujours présente dans l’annuaire de 1935, mais plus en 40.

Cette entreprise n’occupe toutefois qu’une partie des locaux, et la fabrique de corsets continue de fonctionner, animée maintenant par son épouse.

Après 1940

En 1943 la ville de Rambouillet se porte acquéreur de la propriété du 3 avenue du Mal Foch afin d’agrandir les locaux scolaires voisins. L’immeuble appartient toujours à la famille Lindauer. La vente se fait en application de la loi du 22 juillet 1941 dite d’aryanisation économique, car Lindauer est « de race juive ». La municipalité a-t-elle profité de cette loi pour le spolier ? Il est difficile de ne pas l’imaginer. Quoi qu’il en soit, Lindauer accepte en 1945 de ratifier la vente aux conditions qui lui avaient été imposées, et la vente devient donc définitive.

7 avenue Foch
7 avenue Foch

Les anciens ateliers abritent alors des sections « d’arts ménagers » puis des CAP professionnels qui seront transférés en 1972 à proximité du Lycée Bascan, lorsque le Lycée d’Enseignement Professionnel aura été construit avenue du Mal Leclerc. La maison d’habitation abrite maintenant des locaux de l’Inspection Académique et des services péri-scolaires, tandis que l’atelier accueille le club de tennis de table.

Mme Boulette et Martin vers 1950
Mme Boulette et Martin vers 1950

Lors de la vente, l’atelier de corsets et l’entreprise de peinture de Maurice Boulette sont transférés au 44 rue du Gal de Gaulle, à la place de l’ancienne imprimerie du journal l’Indépendant. Un fabricant de corsets parisiens, Mr Baldé, reprend alors pendant quelques temps l’activité de corsets, tandis que Mme Boulette ouvre un magasin de gaines, bonneterie, corsets, au 64 rue de Gaulle (Mme Martin le tiendra ensuite durant des années sous le nom de « Sélection »).

L’entreprise de peinture sera cédée à Mme Blangonnet, puis transférée en 1952 dans la rue Clémenceau.

Aujourd’hui le corset est revenu à la mode, sous l’influence de créateurs comme Jean-Paul Gauthier, Christian Lacroix ou John Galliano, et de nombreuses stars comme Madonna ou Lady Gaga. Mais, signe des temps, aujourd’hui il s’exhibe au lieu de se dissimuler chastement.

Alors, demain une nouvelle fabrique de corsets à Rambouillet ?
Pourquoi pas !

Christian Rouet
septembre 2023

Cet article a 3 commentaires

  1. Edmond

    Très intéressant et méconnu, merci.

  2. TOUZART

    Toujours très intéressé par vos articles, merci.

  3. Anonyme

    ma soeur Annick et moi avons été élèves dans la maison bourgeoise à la rentrée 1945 _1946 .au premier étage .Un poêle chauffait la classe je me rappelle que les élèves apportaient une bûche chaque jour .L’école de la rue Gambetta ayant été remaniée nous regagnons cette école en 1947 .Le cabinet médical s’installera là avec Madame Moriose(orthographe non garantie)l’infirmière scolaire . Que de souvenirs! D . Guillaumin

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