Les mérinos de Rambouillet

En 1786, pour l’acclimater dans la ferme expérimentale qu’il venait de faire construire dans le parc de son château de Rambouillet, Louis XVI obtint de son parent le roi d’Espagne, le privilège d’importer un troupeau de mérinos.
Ce troupeau, qui n’a jamais été croisé avec aucun autre spécimen fait toujours la fierté de la Bergerie Nationale, et le Rambouillet sheep, ou French merino est aujourd’hui connu dans le monde entier.

A Rambouillet, nous connaissons bien la Bergerie Nationale, et ses mérinos. Peut-être un peu moins l’histoire de ce mouton avant et après son arrivée en 1786. C’est le sujet de cet article qui n’abordera pas en détail le fonctionnent de la Ferme Royale, ni celui de la Bergerie Nationale.

Le mérinos en Espagne

Ce mouton, d’origine asiatique, aurait été introduit en Afrique du Nord par les Phéniciens, et en Espagne lors des invasions arabo-berbères.

L’origine du nom est controversée. Pour certains, il viendrait des Mérinides, une tribu berbère venue au secours du royaume de Grenade au XIIIème siècle. Pour d’autres, il viendrait du merino, le fonctionnaire chargé d’inspecter les merindads (parcelles de terres d’Espagne médiévale), et notamment de faire le compte des moutons qui y paissaient.

Quoi qu’il en soit, à la fin du XVIIIème siècle, l’Espagne était parcourue par plus de 5 millions de mérinos, qui passaient l’été dans les montagnes du Leon, de Castille et des Asturies, avant de redescendre vers les riches pâturages d’Andalousie et d’Estrémadure. Ils étaient renommés pour la qualité de leur laine.

L’Espagne élevait en outre plus de 8 millions de moutons sédentaires, à la laine plus grossière.

La tonte avait lieu à Ségovie en mai, à Soria en juin, dans des bâtiments pouvant accueillir 40 000 bêtes en même temps. L’Espagne produisait chaque année près de 7000 tonnes de laine, mais son industrie textile, restée artisanale, ne pouvait pas en traiter plus de 20%. Angleterre, France et Hollande s’approvisionnaient donc en Espagne, lui procurant un revenu considérable, qu’elle entendait protéger.

Pourquoi ces pays importateurs n’élevaient-ils pas eux-mêmes des mérinos afin de s’assurer une production de laine à meilleur compte ?

En premier lieu parce que les études sur les races animales étaient encore limitées, et les Espagnols eux-mêmes attribuaient la supériorité de la laine des mérinos à la pratique de la transhumance, et la qualité de leurs herbages.

Mais aussi parce que l’Espagne, désireuse de conserver le revenu de ses exportations, interdisait strictement toute exportation de mérinos, et les contrebandiers risquaient la peine de mort. En outre, les acheteurs étrangers ne commerçaient qu’avec les grossistes en laine, sans aucun contact avec les éleveurs de moutons.

Cependant, tout embargo est fait pour être contourné, et les tentatives furent nombreuses.

Les premières importations

Colbert, dans sa volonté de doter la France d’une économie moderne, avait importé 24 béliers espagnols en 1672, ainsi que des béliers d’Angleterre, afin de les croiser avec des moutons de races françaises.

Le baron de la Tour-d’Aigues (Vaucluse), après avoir importé lui aussi plusieurs variétés espagnoles de qualité médiocre, avait acheté en 1760 12 brebis et 2 béliers du Léon qu’il réussit à sortir en contrebande d’Espagne, par la mer, perdant durant la traversée la moitié de ses bêtes.

En 1763, Antoine d’Etigny, intendant de la généralité de Pau et Auch, réussit à accueillir 80 brebis, 39 béliers et 3 moutons mérinos, en un long périple d’Alcantara à Perpignan, par Madrid, Pampelune et Barcelone. La galle emporta le tiers du troupeau et celui-ci, mis à hiberner en montagne subit les rigueurs d’un hiver 1765-1766 particulièrement froid.

En 1768 Léon-François de Barbançois fit venir à Villegongis (Indre) 3 béliers achetés à Auch pour les croiser avec ses races indigènes. La laine ainsi obtenue était de grande qualité et fut envoyée à Turgot qui jugea intéressant de poursuivre dans cette voie. Il réussit une première importation de 200 béliers et brebis espagnols qui furent partagés entre plusieurs centres d’élevage et d’expérimentation, dont celui du naturaliste Daubenton. Succédant à Buffon, celui-ci avait reçu mission de travailler à l’amélioration des races ovines dans son centre de Montbar (Bourgogne).

Lithographies de mérinos devant les porches d’entrée de la Ferme Royale, 1873

C’est également en 1768 que l’abbé Béliardi, en poste à l’ambassade de France à Madrid, tenta à son tour une exportation de mérinos, cette fois-ci de grande ampleur puisqu’il espérait obtenir 1 000 brebis et béliers. Cependant sa tentative fut un échec,

Tous ces essais, plus ou moins concluants, reposaient toujours sur l’idée de croiser les bêtes d’Espagne avec les races traditionnelles de nos campagnes, ne serait-ce que parce que les bêtes importées étaient en nombre trop limité pour que l’on envisage de se dispenser de croisements.

Ils eurent du moins l’intérêt, à la fois de montrer la supériorité de la race mérinos sur les autres espèces espagnoles, et d’en apprendre plus sur les conditions de leur élevage.

En 1785, dans le parc du domaine de Rambouillet, qu’il venait d’acquérir du duc de Penthièvre, Louis XVI avait fait construire une ferme expérimentale. Elle avait déjà reçu de nombreuses espèces animales et végétales rapportées d’expéditions lointaines. D’Angiviller et Daubenton surent persuader le roi que l’importation d’un troupeau de mérinos conduirait à des progrès plus rapides que l’amélioration des races françaises, et que ces recherches s’inscriraient parfaitement dans les objectifs de la Ferme Royale.

Louis XVI demanda donc à acheter un troupeau de mérinos, et contre toute attente, le roi Charles III, désireux d’entretenir de bonnes relations avec son cousin de France, accepta cette commande.

Le troupeau de Rambouillet

Ce troupeau de mérinos, parti de Ségovie le 15 juin 1786 était ainsi le premier à sortir légalement d’Espagne. Il s’agissait d’une vente et non d’un don, mais le roi d’Espagne avait donné des instructions afin que les animaux livrés « soient en bon état et aient la laine la plus belle ».

Tirage à partir de la plaque de cuivre n°629

Les bêtes furent donc soigneusement sélectionnées dans 10 des cavagnes (bergeries) les plus réputées du Léon. Il y avait 334 brebis, 42 béliers et 7 moutons conducteurs.

Conduit par 4 bergers espagnols, sous la conduite d’un majoral, le troupeau traversa les Pyrénées, puis les Landes, où il passa l’été pour se reposer et pour la monte. Il gagna ensuite Rambouillet, par étapes de 10 à 15km par jour. A son arrivée le 12 octobre 1786, après 119 jours d’un voyage de 1500km, il n’avait perdu qu’un bélier et 16 brebis.

Cependant le troupeau avait probablement contracté le germe de la clavelée (variole ovine) durant son voyage, puisque la maladie se déclara six semaines après son arrivée. Le troupeau perdit ainsi 35 brebis. De plus, les Espagnols ayant certifié que cette race rustique vivait en extérieur, aucun abri n’avait été préparé pour leur accueil. Le climat de Rambouillet n’est pas celui auquel ces animaux étaient habitués et de nombreux agneaux ne survécurent pas à leur premier hiver.

berger devant le pigeonnier de la Ferme Royale

Les bergers espagnols, persuadés que le troupeau entier était condamné, refusèrent de rester à Rambouillet –où ils avaient d’ailleurs été fort mal logés, au fond du parc, dans des masures sinistres longtemps connues sous le nom de Vieilles Bergeries.

Or, finalement, le troupeau survécut, et après quelques années difficiles, il s’adapta bien à son nouvel environnement.

Restait à prouver que la laine des mérinos de Rambouillet répondait bien aux exigences de qualité requises par les industries du luxe français. Les échantillons envoyés à divers fabricants donnèrent toute satisfaction, et les artisans d’art du Garde Meuble Royal les adoptèrent avec enthousiasme.

La destinée du troupeau

Dès qu’il s’avéra que les mérinos de Rambouillet pouvaient s’acclimater en France, et que leur laine répondait bien aux attentes, d’Angiviller reçut l’ordre de procéder à des dons à divers centres d’élevage royaux ou privés. C’est ainsi que, de 1787 à la Révolution de 1789, 192 brebis furent soustraites du troupeau. Des ventes aux enchères furent également organisées, et permirent  de couvrir rapidement les frais de fonctionnement de la bergerie.

La Révolution vint menacer les mérinos de Rambouillet. En effet, la Ferme étant un bien personnel de Louis XVI, son fonctionnement se trouva interrompu, et elle fit l’objet de plusieurs projets contradictoires : vente du domaine, mise du troupeau et de la ferme en location… La Convention finit cependant par reconnaître l’intérêt expérimental de cette Ferme, et la conserva comme propriété de la nation. Elle décida également de protéger la pureté du troupeau, en interdisant l’introduction de bêtes extérieures, bloquant à temps un projet de regroupement en un seul lieu de tous les mérinos de France.

Signe de l’intérêt porté aux mérinos, lors du traité de Bâle, signé avec l’Espagne en 1795, la France avait négocié en secret le droit d’importer librement « 4 000 brebis et 1 000 béliers mérinos, non compris 200 chevaux andalous ». Le remplacement et le développement du cheptel mérinos en France était ainsi assuré.

Napoléon, dans ce domaine, comme dans d’autres, se montra ambitieux pour l’industrie lainière française. A Rambouillet il fit construire la Bergerie Nationale, en face de la Ferme Royale, telle qu’elles existent toujours..

la Bergerie Nationale, en face de la Ferme Royale
plan de la Bergerie

De plus, pour dominer le marché mondial de la laine, il multiplia les Bergeries Nationales. Pour les peupler on utilisa donc les mérinos de Rambouillet, et on importa en plusieurs fois de nouveaux troupeaux d’Espagne.

tirée de l’exposition « la Guerre des moutons » Archives Nationales décembre 2021-avril 2022

A la chute de l’empereur, le rêve de domination française s’effondra. L’Angleterre, s’appuyant sur sa flotte, gagna en influence économique et s’ouvrit de nouveaux territoires d’élevage extensif en Afrique du Sud, et en Australie.

Les rendements de ces nouvelles exploitations étaient trop élevés pour pouvoir être concurrencés, et la France dut renoncer au marché de la laine. Elle tenta de se rabattre sur le marché de la viande, mais le mérinos n’est pas bien placé dans ce domaine : depuis 1786, toutes les recherches avaient porté sur l’amélioration de sa laine, et aucune sur celle de sa viande. Un mérinos ne pourra jamais concurrencer un mouton de pré-salé, un Dorset ou un Suffolk !

Plusieurs fois menacée de fermeture, la Bergerie s’est désormais repliée sur sa «mission de défense et de promotion de la biodiversité cultivée », et reste un laboratoire unique d’innovation zootechnique.

 Chaque individu du troupeau de Rambouillet est suivi généalogiquement de sorte que, sans aucun apport extérieur depuis 1786, le troupeau ne présente cependant aujourd’hui qu’un taux de 25% de consanguinité,

Photographie du mérinos de Rambouillet n° 747 de la 136e génération, tirée des plaques de verre du fonds de la Bergerie nationale, [1922] Archives nationales, 20160285/754

Grâce aux techniques d’insémination artificielle, mises au point à Rambouillet, on trouve aujourd’hui des descendants de nos mérinos dans toutes les parties du monde.

L’école de bergers de Rambouillet, et le fonctionnement de la Bergerie Nationale, qui a étendu ses activités à d’autres espèces animales (lire l’article sur les aurochs de Rambouillet) feront l’objet d’un article ultérieur.

Et pour quitter le mérinos sur un clin d’oeil : vous connaissez l’expression « laisser pisser le mérinos » (Ne rien faire, laisser les choses suivre leur cours ) ?

On raconte que c’est Louis XIV (!), à qui on présentait un mérinos, dans les salons de Versailles, qui aurait demandé en ces termes qu’on le laisse finir ce qu’il avait commencé en sa présence, témoignant de peu de respect pour sa royale personne (ou d’une trop grande émotion?).

Belle histoire … sauf que l’expression n’est avérée que depuis 1861. Il semble qu’à l’époque où la laine de mérinos était à la mode, on ait ainsi actualisé, par jeu, l’expression plus ancienne de « laisser pisser la bête ». Utilisée avec le même sens de prendre son temps et ne rien précipiter, elle évoquait l’habitude qu’avaient les conducteurs d’attelages de laisser uriner leurs bêtes à l’arrêt, car le fait d’assouvir leurs besoins en marche pouvait leur provoquer des troubles.

Christian Rouet
Juillet 2023

Cet article a 5 commentaires

  1. Anonyme

    Bravo et merci pour vos articles passionnants. Je découvre et je complète peu à peu le passé de ma ville grâce à vous. C’est ma sucrerie du samedi ! Peu à peu son histoire se construit comme un puzzle, les maisons, les places, les rues sont ses morceaux qui s’assemblent…et en trois dimensions.
    Un autre Théodore Gosselin.
    Fbw
    PS. Comment pourrais-je abonner ma femme et des amis ? Ils ont essayé. Rien !

    1. christian Rouet

      c’est trop gentil ! Pour s’abonner il suffit d’aller sur la page d’abonnement (en bas de la page d’accueil). Si vous n’y arrivez-pas (?) vous pouvez aussi m’envoyer l’adresse mail destinataire en utilisant le formulaire de contact, ou encore un message sur FaceBook

  2. HASSLER

    Une fois de plus, un article fort intéressant ! Merci pour vos publications !

  3. Anonyme

    A lire aussi le livre de Patrice Angot .l’histoire de andré Moret élève berger et maître-berger à la Bergerie Nationale de Rambouillet .d Guillaumin

    1. christian Rouet

      Certes, mais comme je l’ai indiqué, cet article est strictement limité au contexte historique et économique de l’introduction du mérinos en France. Ni l’Ecole des Bergers, ni le fonctionnement de la Bergerie, ni l’évolution récente de l’activité ovine en France ne sont abordées ici.

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