La comtesse de Toulouse

Je m’appelle Marie-Victoire-Sophie de Noailles. En épousant Louis-Alexandre de Bourbon je suis devenue comtesse de Toulouse, duchesse de Penthièvre et de Rambouillet. Cependant, sans doute pour ne pas nous confondre avec notre fils Louis-Jean-Marie, devenu duc de Penthièvre à la mort de son père, vous nous désignez sous notre seul titre de « comte et comtesse de Toulouse ».

pavillon de Toulouse
pavillon de Toulouse

Si les Rambolitains se souviennent un peu de moi, c’est en raison de l’inscription ajoutée en 1935 par un promoteur afin de valoriser son immeuble de la rue de la Motte :« Pavillon de Toulouse érigé en l’an 1731 par la comtesse de Toulouse ».

C’est amusant, parce que, s’il est vrai que j’avais fait construire en 1731 un premier hôpital Sainte-Marie, mitoyen de ce bâtiment, celui qu’il a ainsi baptisé Pavillon de Toulouse a été en réalité construit par mon fils, trois ans après mon décès.

Il existe aussi une rue de Toulouse à Rambouillet. Le conseil municipal lui a donné ce nom « en hommage au comte de Toulouse ». Je pense qu’il aurait pu nous réunir à cette occasion. Mais qui se soucie des épouses ?

Bref, vous ne me connaissez certainement pas, et même si je n’ai pas l’illusion de mériter votre intérêt, je vais ici vous conter ma vie.

Ma jeunesse

Je suis née le 6 mai 1688, à Versailles. Louis XIV entamait la 24ième année de son règne.

les armes du duc de Noailles
les armes du duc de Noailles

Mon père était le duc Anne-Jules de Noailles, un des principaux généraux du royaume. Au moment de ma naissance, il était gouverneur du Roussillon et du Languedoc, après avoir réprimé « avec fermeté » le soulèvement calviniste. Il s’était ensuite illustré dans la guerre contre la ligue d’Augsbourg, et avait été nommé vice-roi de Catalogne. En 1693 il avait été élevé à la dignité de  Maréchal de France.

En 1707, malade, devenu « d’une grosseur prodigieuse et entassé », comme l’a écrit Saint-Simon, il avait transmis avec regrets ses charges à mon frère Adrien-Maurice, avant de décéder l’année suivante à Versailles.

Que pourrais-je vous dire de lui ? Je l’ai peu connu. Il était facile de le craindre, mais beaucoup moins de l’aimer. Saint-Simon a écrit qu’il n’avait connu « jamais homme plus renfermé, plus particulier, plus mystérieux ni plus profondément occupé de la cour; point d’homme si bas pour tous les gens en place; point d’homme si haut, dès qu’il le pouvait, et avec cela fort brutal. […] Il plaisait au roi par son extrême servitude et par son esprit fort au-dessous du sien ».

J’étais naturellement plus proche de ma mère, Marie-Françoise de Bournonville, qui était dame du palais de la reine Marie-Thérèse d’Autriche. Mon père venait la voir entre deux campagnes pour lui faire un nouvel enfant. Elle avait 32 ans quand elle m’a mise au monde : j’étais leur 15ème enfant. Ils en ont eu 20, dont deux morts nés…

Pour les jeunes filles de mon rang, l’événement le plus important de notre vie c’était le mariage. Il était conclu entre familles sans que nous ayons à donner notre avis. Je n’ai pas eu à en souffrir : en 1707, à l’âge de 19 ans, on m’a fait épouser Louis de Pardaillan, marquis de Gondrin, brigadier des armées du roi. Il aurait pu être vieux et laid, il avait mon âge et un physique supportable. Son grand-père était Louis-Henri de Pardaillan de Gondrin, marquis de Montespan. Avec son épouse ils avaient eu deux enfants –dont mon père- avant qu’elle ne devienne la maitresse du roi à qui elle en a donné huit.

Nous avons eu deux garçons : Louis et Antoine François. Ils avaient 5 et 3 ans quand je me suis retrouvée veuve en 1712 à 24 ans. Je ne suis pas sûre d’avoir beaucoup pleuré la mort de Louis, mais à défaut de l’aimer je n’avais pas été malheureuse avec lui.

Marie-Victoire-Sophie de Noailles
Marie-Victoire-Sophie de Noailles

On me disait jolie, spirituelle. Ma compagnie était appréciée à la Cour et dans les salons. Je fréquentais tous les endroits à la mode, et j’allais notamment régulièrement prendre les eaux à Bourbon-l’Archambault (près de Moulins), la station la plus renommée de France. C’est là qu’en 1717 je me suis liée d’amitié avec Louis-Alexandre.

Louis-Alexandre de Bourbon

C’est le derniers fils que Louis XIV a eu avec madame de Montespan, en 1678, et celui-ci l’a légitimé, et comblé d’honneurs dès son plus jeune âge. Il est devenu à sa naissance comte de Toulouse.

Simon de Montfort avait tenté de s’approprier le titre de comte de Toulouse par la force, durant sa croisade contre les Cathares, mais son fils n’avait pas su le conserver. La lignée des comtes héréditaires de Toulouse s’est éteinte en 1271, faute d’héritiers, à la mort de Jeanne de Toulouse, fille de Raymond VII. Le comté de Toulouse était alors revenu à la Couronne royale et le titre n’avait plus été porté durant quatre siècles. Je n’ai jamais su pourquoi Louis XIV l’a ainsi réveillé pour honorer son fils : sans doute justement parce qu’il était vacant ! Il n’a pas été repris par mon fils.

Louis-Alexandre devint Amiral de France à cinq ans, gouverneur de Guyenne, puis de Bretagne à dix-sept ans, lieutenant général des armées du Roi, à dix-neuf ans. En 1704 il défendit avec succès la Sicile contre la flotte anglo-hollandaise.

Deux ans après il acheta à Fleuriau d’Armenonville le domaine de Rambouillet. En 1697 le roi le fit duc de Penthièvre, et en 1711 son marquisat de Rambouillet fut érigé en duché-pairie. En 1714 il reçut la charge de Grand Veneur qui combla la passion pour la chasse qui lui avait fait choisir l’Yveline.

Louis-Alexandre de Bourbon par Rigault
Louis-Alexandre de Bourbon par Rigault

C’était un très bel homme, encore célibataire à 39 ans. Sa timidité m’avait frappée dès notre première rencontre : une réserve qu’il manifestait envers tous, et notamment envers les femmes, et qui pouvait passer pour de la froideur. J’ai conquis son estime d’abord, par ma discrétion; son amitié ensuite, en sachant l’écouter et en n’ayant d’autres envies que de savourer sa compagnie.

Nous nous sommes ainsi fréquentés durant 6 ans, nous visitant à Paris, à Rambouillet et lors de nos séjours à Bourbon-l’Archambault. Il avait été opéré de la pierre en 1711, et ses cures lui faisaient du bien.

A quel moment avons-nous glissé de l’amitié à l’amour? Je ne saurais vous le dire aujourd’hui, mais le 22 février 1723 nous nous sommes mariés, dans la plus grande discrétion.

Et cette fois il s’agissait bien, pour lui comme pour moi, d’un véritable mariage d’amour.

Nous avons attendu quelques mois avant d’annoncer notre mariage. Cette nouvelle ne pouvait plaire à sa soeur, la duchesse d’Orléans, qui aurait hérité de lui, s’il était mort célibataire, et certaines rumeurs auraient été répandues sur une possible consanguinité, du fait que je me trouvais donc être la petite-nièce de mon mari. Mais finalement nul n’osa nous critiquer.

En 1712 nous nous sommes installés à Paris, dans le superbe hôtel particulier, construit par François Mansart, que Louis-Alexandre avait acheté à M. de la Vrillière (c’est aujourd’hui le siège de la Banque de France). Sa Galerie Dorée était inspirée du Palais Farnèse.

la Galerie Dorée
la Galerie Dorée de l’hôtel de Toulouse

Cependant nous nous rendions très souvent à Rambouillet, surtout durant la période de chasse. Louis-Alexandre avait fait rénover, agrandir et embellir son château pour me recevoir. Les magnifiques boiseries du salon et de la bibliothèque datent de cette époque, et vous pouvez encore y voir mes initiales. Nous y avons vécu heureux. Comme l’a écrit un chroniqueur : en quatorze ans de vie commune nous avons toujours partagé le même lit, et rien de nous a jamais séparés.

La naissance de notre fils Louis-Jean-Marie, le 16 novembre 1725 fut pour nous un immense bonheur.

Le roi Louis XV

Le roi appréciait notre compagnie, et assistait à toutes nos fêtes parisiennes : je veillais à ce qu’elles restent toujours très correctes, et que les plus belles jeunes filles puissent y participer sans crainte pour leur vertu.

Je me souviens de la première nuit, que le roi, venant chasser le cerf dans la forêt de Rambouillet, avait passée au château, en août 1724. Ce séjour improvisé lui avait été particulièrement agréable et il avait été suivi de nombreux autres. Je m’ingéniais à rendre ses séjours distrayants, car Louis XV était de nature dépressive, et s’ennuyait toujours.

Marie-Victoire de Noailles comtesse de Toulouse-Musée Condé
Marie-Victoire de Noailles comtesse de Toulouse-Musée Condé

Notre meute de bâtards anglais, les « sans-quartier de Rambouillet », était renommée, et nos écuries abritaient deux cent cinquante chevaux. Quand le roi venait chasser il avait naturellement sa propre meute : je me souviens qu’en 1726 elle comprenait 139 chiens. Chacun de ses séjours déplaçait près de 500 personnes et coûtait plus de 12 000 livres (130 000 de vos euros). Nous en supportions une bonne part, même si le roi tenait à nous en rembourser l’essentiel. Mais les relations privilégiées que nous entretenions ainsi avec lui nous assuraient ses faveurs. En dehors de la reine je pense qu’aucune femme n’avait alors plus d’influence que moi à la cour. Cependant, je n’ai jamais cherché à en profiter.

Le roi, marié en 1725 avec Marie Leszczyńska, était resté sincèrement amoureux d’elle durant des années, mais il commençait par se lasser d’elle. Bientôt, après la naissance de Louise-Marie (surnommée par le roi « Madame Dernière »), le 15 juillet 1737, la reine, fatiguée par ses 10 maternités en 12 ans lui interdira sa couche.

En 1732, Louis XV, jusqu’alors mari fidèle commençait à avoir des tentations, mais ne voulait pas y céder à Versailles afin de sauvegarder les apparences et ménager l’amour-propre de la reine. J’avais vite compris comment renforcer l’intérêt que le roi portait à notre château. Les mauvaises langues m’ont accusée d’être devenue mère maquerelle : je récuse le terme et l’intention… mais je confesse avoir joué un rôle déterminant dans les amours du roi.

C’est moi qui lui ai présenté les cinq filles de la marquise de Nesles. Sa liaison avec l’ainée, Louise de Mailly, est restée discrète durant plus de six ans avant de s’afficher à la Cour en 1738.

Je feignais, comme tous, de ne pas être au courant. Pour sauver les apparences, le roi avait fait aménager à ses frais un escalier intérieur lui permettant de rejoindre sa maîtresse sans passer par les parties communes du château. Comment aurais-je pu l’ignorer ?

Cela contrariait ma morale religieuse, car j’étais très pieuse, mais je cachais au mieux mon déplaisir au roi, qui se montrait de plus en plus reconnaissant envers nous et ne pouvait plus se passer de ses séjours rambolitains.

Le 1er décembre 1737, mon cher époux s’éteignit. Il avait 56 ans. Le mal de la pierre l’avait rattrapé, sans que les médecins n’osassent tenter une nouvelle opération. A sa demande, il fut enterré tout à fait simplement, dans l’église de Rambouillet.

Sa mort affecta beaucoup Louis XV, d’abord parce qu’il avait pour son oncle une sincère affection, mais aussi parce qu’elle risquait de le priver de ses séjours à Rambouillet.

Or, j’étais trop affectée pour y rester : je me suis installée d’abord à Buc, puis à Louveciennes où le roi m’a donné la jouissance d’un pavillon du domaine.

Duc de Penthièvre en amiral de France, atelier de J. M. Nattier, vers 1740
Duc de Penthièvre en amiral de France, atelier de J. M. Nattier, vers 1740

Louis-Jean-Marie avait 12 ans à la mort de son père. C’est pour lui que je suis revenue le 27 mai 1738 à Rambouillet, pour y accueillir le roi. Celui-ci avait maintes fois exprimé son regret de ne plus y venir, et il n’est jamais bon de lasser la patience d’un roi. Louis XV avait reporté sur mon fils les honneurs dont il avait comblé mon époux. Louis-Jean-Marie était duc de Penthièvre. Il avait été fait Amiral de France, alors qu’il n’avait jamais navigué ailleurs que sur les canaux du château. Et Grand Veneur à la suite de son père, alors qu’il aimait peu la chasse… Mais toutes ces faveurs auraient pu très vite cesser si, me cloîtrant dans ma douleur, je ne lui avais pas rouvert les portes de Rambouillet.

Le roi reprit donc le chemin du château. Lassé de Louise de Mailly, il jeta son dévolu sur sa soeur, Pauline-Félicité, que l’on maria à la hâte avec monsieur de Vintimille pour sauver les apparences. Il fut terriblement affecté par son décès en 1741 et rappela pour se consoler Louise de Mailly.

C’est ensuite leur troisième soeur, Diane, duchesse de Lauragais, qui le charma quelques temps mais leur liaison ne dura pas, et le roi se tourna vite vers la quatrième, Marie-Anne, marquise de la Tournelle. Elle retint le coeur du roi jusqu’à son décès en 1744. On a parlé de poisons pour expliquer son décès, mais je n’ai pas d’avis sur la question.

Vous vous demandez pourquoi Louis XV, ne s’est pas intéressé à la cinquième des soeurs de Nesles, Hortense de Flavacourt, qui était également fort plaisante ? Je sais qu’il y a pensé, mais son mari, bien qu’ils fussent séparés, était resté fort jaloux. Le roi s’était probablement souvenu de monsieur de Montespan, le « cocu magnifique » qui avait si mal accepté les amours de Louis XIV avec son épouse et avait été un facteur de scandale.

Quoi qu’il en soit, Louis XV me resta toute sa vie reconnaissant de ce que j’avais fait, d’officiel ou de non avoué, pour son plaisir. J’eus ainsi la satisfaction de voir mon fils, le duc de Penthièvre, devenir l’un des personnages les plus puissants de France et les plus riches d’Europe.

Cependant le duc se montra moins accommodant que moi pour accueillir les conquêtes du roi, choqué notamment du fait que ni la Pompadour, ni la du Barry n’aient été d’origine assez noble. Pour échapper à sa réprobation, pourtant discrète, le roi songea donc à lui acheter le château de Rambouillet pour pouvoir en jouir librement, mais voyant combien mon fils tenait à notre domaine, il y renonça et se fit construire le château de Saint-Hubert.

La comtesse âgée, par Charpentier le Vieux 1768
La comtesse âgée, par Charpentier le Vieux 1768

Je n’étais pas intervenue, mais je pense que c’est beaucoup par égard pour moi que le roi a renoncé à l’achat de Rambouillet.

Louis XVI n’aura pas la même délicatesse, et mon fils ne pourra refuser de lui vendre Rambouillet en 1783. Mais à cette époque, je me serai déjà éteinte le 30 septembre 1766, à 78 ans, dans notre hôtel de Paris.

Je suis inhumée dans la chapelle royale de Dreux, aux côtés de mon époux, dont le corps a été transféré depuis l’église de Rambouillet, à la vente du domaine.

C’est bien ainsi : je n’aurais pas aimé être séparée de lui pour l’éternité.

 

Marie-Victoire-Sophie de Noailles
propos dictés à Christian Rouet
mars 2024

 

 

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