Les tirés de Rambouillet
C’est assurément la passion de la chasse qui a conduit les rois de France à s’intéresser à la forêt de Rambouillet, et qui explique le destin de notre ville, tour à tour résidence royale, impériale et présidentielle.
Le comte de Toulouse, les rois Louis XV et Louis XVI se sont impliqués personnellement dans l’aménagement du domaine et de la forêt, dessinant eux-mêmes le tracé des routes et l’emplacement des carrefours pour faciliter le passage des équipages et se doter d’un fabuleux terrain de jeu.
C’était alors la chasse à courre, dont l’équipage de la duchesse d’Uzès perpétue la tradition, qui était valorisé, plus que la chasse au tir…
En 1880, sous la troisième république, le président Jules Grévy souhaite à son tour chasser à Rambouillet. Pas question, cependant, de reprendre la tradition de la chasse à courre, qui demande un entraînement auquel peu de parlementaires républicains sont habitués : désormais ce sont les tirés qui accueilleront les chasses présidentielles (jusqu’à leur suppression par Jacques Chirac en 1995), et ce sont principalement les faisans qui en feront les frais .
Les présidents à la chasse
Thiers, premier président de la IIIème république, montait à cheval, quoique mal. Cependant, durant son mandat, il n’avait eu ni le temps de chasser ni celui d’organiser des chasses à courre. De surplus il était myope.
Mac-Mahon, pour sa part, adorait tirer et ne s’en privait pas. Il fusillait tout ce qui bougeait à sa portée, sans grand égard pour ses accompagnateurs qui recevaient souvent des plombs égarés, et devaient s’équiper en conséquence pour sortir indemnes de ces chasses.
A cette époque les présidents chassaient à Marly, car depuis 1834 le domaine de Rambouillet avait fait l’objet de plusieurs locations successives. En 1873, la société cynégétique du duc de la Trémoille avait eu la tâche difficile de pallier les massacres perpétrés par les occupants prussiens en 1871, et progressivement les chasses de Rambouillet avaient retrouvé leur éclat.
C’est le président Grévy qui demanda le premier que ce bail ne fût pas renouvelé, afin de profiter lui-même des chasses rambolitaines.C’était un chasseur passionné, encore qu’il reconnaissait volontiers que dans une journée de chasse, c’est le repas qui constitue le moment le plus agréable (opinion du reste partagée par de nombreux chasseurs!). Il savait y faire honneur.
Sadi Carnot chassait à minima, seulement pour satisfaire aux obligations du protocole. Il n’était pas bon tireur. Pour avoir pris un jour son officier d’ordonnance, le colonel Brugère, pour un chevreuil, il le nomma général pour lui faire oublier ses blessures.
Durant les six mois de sa présidence (la plus courte jamais connue en France), Casimir Perier, pourtant grand chasseur, n’eut ni le temps, ni le goût de venir chasser à Rambouillet.
Ainsi, Félix Faure fut le premier président passionné par la chasse, qui prit le temps de profiter du domaine de Rambouillet, au point qu’il décida en 1895 d’en faire une résidence présidentielle, où il séjourna chaque année en famille, entre mai et octobre.
Les tirés
Le terme n’était pas utilisé sous l’Empire. Cependant lorsque Napoléon chasse à Rambouillet, « quelques heures avant l’arrivée de l’Empereur, on trace dans les bruyères de petits chemins vulgairement appelés trottins, que l’on sable. Ces chemins ne sont qu’au nombre de trois : un pour S.M. (celui du milieu), un pour le grand veneur (celui de droite), et le troisième (à gauche de S.M.) pour les personnes auxquelles l’Empereur accorde la faveur de chasser et de tirer auprès de lui» (Raphaël Devred « Le domaine de chasse de Rambouillet 1783-1995 »
Ces trottins provisoires, remplacés ensuite par des layons (sentiers rectilignes) permanents, sont à l’origine des tirés. La Restauration leur a donné leur tracé quasi définitif.
Le tiré est une longue bande de terrain qui constitue un parcours d’une moyenne de 1.5km de long sur 150m à 200m de large, bordé d’arbres. Il est composé de layons d’environ 1.50m de large, séparés par des haies d’épines taillées à 1.2m de haut. Le layon central, plus large que les autres, permet le passage d’un véhicule.
A Rambouillet tous les tirés sont à l’intérieur du parc du château. Il en existe 11, qui couvrent près de 200ha, entre la route de Saint-Léger et celle de Gazeran.
A l’origine la chasse se faisait en marchant en ligne : les chasseurs suivaient les rabatteurs et tiraient le gibier qui tentait de fuir devant eux.
Puis la chasse à l’affût s’est généralisée.
Chaque tiré se termine par un rideau d’arbres, la « tête de battue », ou « remise ». Les chasseurs se placent là, à l’affût, en tête de chacun des layons, le Président au centre, et 5 chasseurs de chaque côté. Cette chasse, où le nombre de chasseurs correspond à celui des layons avait été conçue initialement pour trois chasseurs. Sous la Restauration on est passé à cinq, puis à sept, et à neuf sous Napoléon III, avant d’atteindre un maximum de 11.
Au moment de la chasse, les rabatteurs parcourent en ligne les layons, battant les haies pour effrayer le gibier qui y niche. Il s’agit essentiellement de faisans, mais pas uniquement puisque les tirés ne sont pas des espaces clos.
Une futaie dissimule les chasseurs. Chacun est accompagné d’un garde « chargeur » qui recharge un fusil, tandis que le chasseur en utilise un second, de sorte que le tir peut se faire presque sans interruption.
Les oiseaux, arrivant devant ce rideau d’arbres prennent leur envol et passent au dessus des cimes… et à l’aplomb des chasseurs. Et ceux-ci n’ont alors que quelques secondes pour tirer.
Lorsque tous les oiseaux sont passés, et que les rabatteurs ont rejoint les chasseurs, ces derniers partent prendre position dans une seconde tête de battue. Lorsqu’ils sont en place, un coup de trompe donne le départ de la ligne de rabat qui parcoure alors les nouveaux layons.
Les bêtes tuées sont immédiatement ramassées dans le véhicule qui suit les chasseurs, de sorte que le tableau peut être présenté devant le château, quelques instants après la fin d’une chasse, qui comprend souvent trois ou quatre tirés successifs.
Un tableau moyen peut ainsi comprendre (il s’agit ici d’un exemple cité par JP Widmer, directeur des chasses présidentielles, dans son ouvrage « Dernières chasses présidentielles ») 703 pièces, dont 636 faisans, 39 canards, 13 perdreaux, 14 lapins et 1 bécasse.
Il arrive que quelques chevreuils se soient trouvés au mauvais moment au mauvais endroit.
On parle de « pièce de gibier » pour désigner un animal mort.
Les faisans
C’est pour la chasse au faisan qu’ont été imaginés les tirés, et notamment que la hauteur des rideaux d’arbres en tête de battue a été calculée. Des cimes trop hautes, ou mal étagées seraient perçues comme un obstacle et les oiseaux contourneraient le rideau d’arbres au lieu de le survoler…
Cependant les faisans, d’origine asiatique, n’existent quasiment pas dans notre pays à l’état sauvage. Nichant sur le sol, trop gros pour passer inaperçus de leurs prédateurs, ils ne vivraient pas assez longtemps pour avoir l’honneur d’être tués par un président de la république !
Près de 95% des faisans chassés en France proviendraient donc d’élevages.
A Rambouillet, l’élevage des faisans, et son amélioration constante ont donc été le complément indispensable aux chasses présidentielles.
Il s’agit de concilier deux objectifs : d’abord que les couvées naissent et passent leurs premières semaines à l’abri de leurs prédateurs, dans les installations de la faisanderie, mais ensuite qu’ils soient lâchés dans les tirés assez tôt pour s’accoutumer à leur territoire, et acquérir les réflexes d’animaux sauvages.
On connaît l’anecdote d’un lâcher de canards domestiques organisé pour que Napoléon III ait le plaisir d’une chasse réussie. Or, les canards, à peine lâchés, étaient venus nager autour de la barque impériale. Un coup de fusil les en avait éloignés quelques instants, mais ils étaient revenus sitôt après, et s’étaient obstinés à rester autour de la barque. L’empereur avait remercié son hôte en lui disant : « maintenant que vos canards savent nager, vous ne pensez pas qu’il serait bon de leur apprendre à voler ? »
Vous avez obligatoirement remarqué la faisanderie de Rambouillet : c’est un ensemble de constructions situés à droite de la route qui mène à la Bergerie.
A côté de la maison du Corps de Garde, résidence du faisandier (bien visible depuis la route) un bâtiment octogonal comprenait couveuses et incubateurs.
En 1993 il est remplacé par des bâtiments plus modernes, et l’octogone (visible sur la vue aérienne) est transformé en cuisine de restauration collective.
Chaque année les gardes du parc de Rambouillet capturent des reproducteurs dans le Grand Parc de Rambouillet, parmi les oiseaux qui ont échappé aux chasseurs. Ils peuvent également y associer de nouveaux individus issus d’autres domaines et même d’autres pays.
Les faisans sont placés dans des « parquets de ponte », petits enclos au sol sablonneux, à raison d’un coq pour six ou sept poules. La ponte a lieu de la mi-mars à la fin mai, et les oeufs sont placés en couveuse puis en incubateur durant 21 jours.
Sortis de leur coquille, seuls ou avec l’aide du faisandier, les poussins sont transportés dans une « cabane d’élevage », qui va leur servir de mère artificielle. Chauffée au gaz, elle peut en accueillir environ 150. Une petite trappe leur permet de sortir pour prendre le soleil.
A l’âge de 24 jours ils sont transportés avec leur cabane sur les tirés. Les faisandeaux vont donc disposer de plus de cinq mois de liberté pour se fortifier les pattes et les ailes, tout en s’habituant à leur territoire. Les haies faites d’épines les protègent des prédateurs, en même temps qu’elles attirent les insectes dont se nourrissent les jeunes faisandeaux insectivores.
Des cultures à gibier, telles que avoine, orge, sarrasin, maïs, chicorée, plantées sur place, servent à nourrir l’ensemble du gibier du parc et les gardes surveillent et favorisent si besoin leur croissance.
Des arbres sont plantés pour bloquer le gibier, lui apporter un couvert et un lieu de gîte mais également pour permettre aux faisans de se brancher (se percher) à la nuit tombée, dès qu’ils en ont la capacité.
Des mares ou des abreuvoirs garantissent l’apport en eau pour que les oiseaux se nettoient ou boivent.
Ainsi les faisans, qui pourraient librement s’enfuir des tirés, n’ont aucune raison de quitter un territoire aussi hospitalier, et même en période de chasse, ils y reviennent après chaque battue.
En 1981-1982, ce sont 12 697 faisans qui ont été ainsi placés sur les tirés de Rambouillet. Ce nombre a augmenté régulièrement au cours des années suivantes, pour atteindre une apogée de 18 229 faisans en 1992.
Les chasses présidentielles
En 1981 le pavillon de Marly et le château de Rambouillet sont des résidences réservées au seul usage du président. Les parcs de chasse lui sont également réservés et seuls les chasseurs invités par le président peuvent y venir. Les chasses organisées dans le domaine de Chambord le sont pour les invités de l’Office National de la Chasse, et seulement trois chasses par an y sont réservées à la présidence de la république.
Le protocole républicain est certes plus simple que celui de nos rois, mais il a la tentation de s’en approcher dans bien des domaines.
C’est ainsi que les chasses font l’objet –jusqu’à leur suppression– d’une organisation complexe, et, à Rambouillet, d’un partage complexe de territoire et de compétences avec ceux de la Bergerie Nationale.
Sous la présidence de F. Mitterand, par exemple, la saison de chasses commençait par les chasses protocolaires, ou « grandes chasses » organisées les vendredis entre la seconde quinzaine d’octobre et le mois de janvier, alternativement à Marly et à Rambouillet.
Il y avait ainsi la chasse du gouvernement, celle des ambassadeurs, deux chasses pour les parlementaires, la chasse des armées, celle de personnalités diverses de la société civile, et des chasses promises par le président durant sa campagne électorale à ses principaux soutiens…
Rambouillet accueillait aussi les chasses réservées aux personnalités étrangères, dont la date était liée à leur disponibilité, et enfin les « petites chasses » de fin de saison étaient organisées pour des amis de la présidence.
Une dernière chasse terminait traditionnellement la saison, en réunissant le personnel des services de chasse.
Dès son élection, en mai 1995, Jacques Chirac respecte la promesse de campagne avec laquelle il a essayé de séduire un électorat qui doutait de sa sincérité écologique et il supprime les chasses présidentielles. Cette décision n’ayant fait l’objet d’aucune étude préalable, ni pour savoir comment replacer le personnel des chasses, ni comment réguler les populations animales en surnombre comme les cerfs et surtout les sangliers, entre immédiatement en application.
Après quoi, selon les usages français, on s’ingénie à la contourner discrètement.
On décide d’abord qu’elle ne s’applique pas à Chambord, puisque les chasses du domaine sont gérées par l’ONC et non la présidence. Elles vont donc se poursuivre sous le nom de « chasses de régulation », pour le gros gibier.
Quant aux chasses dans les tirés de Marly et de Rambouillet, elles vont se poursuivre … mais dans des territoires qui ne font pas partie du domaine présidentiel : près de Saint-Benoît et près de Saint-Léger-en-Yvelines pour celles de Rambouillet. Il ne s’agit donc pas stricto-sensu des chasses présidentielles visées par la décision du président Chirac.
C’est ainsi qu’en 2008 le président Sarkozy pourra décider à nouveau la suppression des chasses présidentielles, alors même qu’elles avaient déjà été supprimées 13 ans avant, et qu’elles n’avaient jamais été rétablies officiellement depuis. Cependant, les « battues de régulation » restant maintenues (et on ne voit pas comment elles pourraient être supprimées, les animaux n’ayant plus de prédateurs naturels pour limiter leur multiplication), il n’est pas sûr que cette seconde suppression ait beaucoup plus d’effets que la première…
La faisanderie poursuit malgré tout son activité, dépendant maintenant de Chambord, et des chasses privées permettent à de généreux mécènes de profiter des tirés dans des conditions peu transparentes.
Durant sa campagne de 2017 le président Macron avait annoncé son intention de rétablir les chasses présidentielles, mais sans doute a-t-il eu depuis des sujets plus complexes à gérer.
Et il semble clair que ce n’est pas avec ce projet qu’il gagnerait un regain de popularité parmi ses électeurs.
Ni parmi les faisans.
Christian Rouet
septembre 2023