Le Petit-Poigny, zone industrielle ?

Vous connaissez le Prieuré des Moulineaux, construit sur le site du Petit-Poigny par des moines de l’ordre de Grandmont au cours du XIIème siècle.

Racheté par la commune de Poigny-la-Forêt, il fait actuellement l’objet d’une restauration de qualité, menée par l’association « Sauvons les Moulineaux » ( à laquelle je vous invite vivement à vous associer !).

2023 : les travaux ont commencé au Prieuré des Moulineaux

Au XVIème siècle, à la suite d’un échange, Jean d’Angennes devient propriétaire du site et des bâtiments abandonnés par les moines et partiellement détruits. Il y construit un château que les d’Angennes vont occuper jusqu’à sa vente au Comte de Toulouse en 1708. Intéressé par les terrains de chasses de Poigny, celui-ci n’a pas l’usage du château, puisqu’il possède celui de Rambouillet, et les bâtiments tombent à nouveau en ruines.

cadastre 1829

Commence alors une troisième vie pour le site du Petit-Poigny, qui va accueillir plusieurs entreprises industrielles. C’est de cette seule période que je vous entretiens ici.

L’époque industrielle

monographie communale, écrite par l’instituteur de Poigny pour l’exposition universelle de 1900

En 1831 le comte de Saint-Didier, dont la famille avait acheté les domaines de Saint-Hilarion, de Poigny et d’autres biens mitoyens sous la Restauration, met en vente tous ses biens par adjudication en quinze lots.

Le « moulin de Poigny et ses dépendances, sis commune de Poigny » devient ainsi la propriété de M. Legrand, doreur de miroirs. En remplacement du moulin à blé, il installe un atelier qui utilise l’énergie produite par le moulin. L’emplacement présente en outre l’avantage d’être assez près de Poigny, pour y recruter du personnel, mais suffisamment éloigné, pour que la commune ne soit pas incommodée par ses nuisances.

Le 11 avril 1829, le jour de son mariage, Charles Clancau, fabricant de feuilles d’étain au boulevard Saint-Antoine à Paris, fonde avec son père Antoine, la société Clancau Père et Fils.
Cette société a pour objet « la fabrication de feuilles d’étain propre à l’étamage des glaces par les procédés dont M. Clancau père possède le secret. »

Je n’ai pas trouvé de renseignements quant à l’activité de M. Legrand dans ce premier atelier. En 1839 la société Clancau le rachète.

Pour fabriquer un miroir au mercure on couvrait alors une plaque de verre de feuilles d’étain poncées, puis on les recouvrait d’une couche de mercure.
La fabrication du miroir elle-même était réalisée dans des ateliers spécialisés que l’usine de Petit-Poigny approvisionnait seulement en feuilles d’étain.

Durant deux ans la société semble se développer de façon satisfaisante, mais le décès de M. Clancau en interrompt brutalement l’activité.

Le 22 août 1841 sont vendus par adjudication, à la demande de la succession Clancau, d’une part « de vastes bâtiments, propres à toutes espèces d’usine, avec chute d’eau, maison de maître … » et d’autre part le « fonds de commerce, clientelle (sic) et achalandage de la fabrique de feuilles d’étain du Petit-Poigny ».

Alexandre Robert s’en porte acquéreur et l’activité se poursuit sous le nom de « Robert et Cie, successeur Clancau ».

Le catalogue de l’Exposition Universelle de 1844 mentionne que

« ces feuilles, destinées à l’étamage des glaces, sont tellement bien préparées, que la manufacture de glaces de Saint-Gobail, a renoncé à fabriquer elle-même celles dont elle a besoin et que les Anglais trouvent de l’avantage à les prendre en France, malgré les droits de douanes qu’ils ont à supporter à l’entrée dans leur pays.

Pour réduire ces feuilles à l’état de minceur nécessaire, il faut en battre 1,000 à 1,500 à la fois. On juge par là de la difficulté que présente l’opération quand ces feuilles ont des dimensions de plusieurs mètres. Celles qu’a exposées M. Robert, successeur de M. Clancau, sont de grandes dimensions, bien égales, bien homogènes, tout à fait exemptes de ces défauts qui produisent des taches sur les glaces, quand le mercure pénètre dans l’étain. »

 L’usine emploie alors environ 40 ouvriers. Elle produit 120 tonnes de lingots raffiné et de feuilles d’étain de différentes épaisseurs, avec son seul laminoir activé par l’énergie du moulin. Outre la fabrication de miroirs au mercure, ces feuilles servent à des emballages de chocolat, surbouchage de bouteilles de champagne et autres débouchés accessoires…

 La société prend de l’importance, avec deux associés, Mrs Gibou et Jean-François Laveissière. Ce dernier possède plusieurs autres sociétés (affinage de métaux, impression d’étoffes…). Dès 1843, la Sté Robert et Cie est domiciliée chez lui, à Paris, rue de la Verrerie.

En 1881 Laveissière reste seul propriétaire de l’usine du Petit-Poigny. C’est l’époque où il crée la Société industrielle et commerciale des métaux, avec son fils et plusieurs amis et en confie la direction à Pierre-Eugène Secrétan.

Secrétan et la Société des Métaux

Durant 8 ans l’usine du Petit-Poigny va faire partie de la Société des Métaux avec celles de Déville-lès-Rouen, Saint-Denis, Castelsarrasin, Sérifontaine, Givet, Paris, Lalande près de Toulouse, Védène près d’Avignon…

Après quelques années d’un développement spectaculaire, Secrétan, après s’être imposé sur le marché de l’étain et celui du plomb est sur le point de prendre le contrôle mondial du marché du cuivre.
Cependant l’aventure se termine brutalement en 1889 par la liquidation judiciaire de la société. Le procès qui la suit (et qui conduira à la condamnation de Secrétan que l’on surnomme « le Napoléon du cuivre » à six mois de prison et de Laveissière à trois) aura un retentissement énorme car, outre la fermeture de toutes ses usines, qui employaient plus de 3000 ouvriers, il entraîne la faillite d’une des plus grandes banques de l’époque : le Comptoir d’Escompte.

Toutefois, quelques mois après éclatera le scandale de Panama, à côté duquel cette faillite semblera bien anodine !

Profitant d’une baisse des cours, la Société des Métaux avait choisi d’acheter quasiment toute la production mondiale disponible, sachant que ces achats allaient obligatoirement provoquer une raréfaction du cuivre, et donc une forte hausse de son cours.

Racheté par ses confrères, le CEP deviendra CNEP puis BNP

Cependant, sa surface financière étant insuffisante pour couvrir ses achats, ses fournisseurs avaient exigé des cautions bancaires. Le Comptoir d’Escompte, avec lequel la société avait trois administrateurs communs, avait ainsi progressivement cautionné jusqu’à 700 millions d’achats, alors que son capital n’était que de 80 millions.
Le cours baissant à nouveau, par suite d’une réduction de la demande, la banque risquait de ne pas pouvoir faire face à ses engagements si la Société des Métaux avait été défaillante.

Est-ce cette perspective qui conduit le 5 mars 1889 Eugène Denfert-Rochereau, le directeur général du Comptoir d’Escompte (et cousin du célèbre colonel), à se suicider ? Quoi qu’il en soit, sa mort entraîne une enquête dans les comptes de la banque et provoque une panique boursière. L’intervention de la Banque de France évite un « effet dominos » parmi les banques et calme le marché, mais le Comptoir d’Escompte est mis en faillite, en même temps que la Société des Métaux.

L’usine du Petit-Poigny, qui n’était concernée que par l’activité d’étain, et pas du tout par la spéculation sur le cuivre est mise en vente, en même temps que toutes les usines du groupe.

Mise à prix pour 100 000 francs le 19 octobre 1889, l’usine ne trouve pas preneur. Une seconde tentative pour 25 000 francs le 7 juin 1890 n’a pas plus de succès.

Il faut dire qu’entre-temps le principal débouché de l’usine a disparu : la fabrication de miroirs au mercure, sur feuilles d’étain vient d’être interdite, car ses vapeurs étaient mortelles pour les ouvriers des miroiteries. Un nouveau procédé de miroirs à l’aluminium les remplacera désormais.

L’usine ne rouvrira donc plus. Pour la troisième fois, après les bâtiments religieux, et le château d’Angennes,  les bâtiments présents sur le site seront détruits progressivement. Le lierre et la forêt prendront possession de cet ensemble que le comte de Fels acquerra en même temps que le domaine de Voisins à Saint-Hilarion.


Dernière heure : Olivier Chagot, de l’association « Sauvons les Moulineaux » réagit à la publication de cette carte en m’indiquant que sa légende est erronée et qu’il s’agit en réalité du moulin de Guiperreux. Dont acte. Je la laisse toutefois, puisqu’elle circule depuis sa publication sous cet intitulé, mais elle n’illustrerait donc pas mon sujet !


Il faudra attendre l’initiative de la municipalité de Poigny et la mobilisation de « Sauvons les Moulineaux » pour que ce site échappe à sa destruction totale. Toutefois c’est naturellement la période religieuse du Prieuré qui intéresse l’association dans sa restauration, puisqu’il ne reste rien de cette aventure industrielle… en dehors de ces quelques souvenirs.

Christian Rouet
avril 2023

Cette publication a un commentaire

  1. Olivier D.

    Un petit additif intéressant en ce qui concerne notre histoire locale :
    Après la déconfiture de la Société des Métaux, Eugène Secrétan fut contraint en 1889 de disperser sa collection d’oeuvres d’art et de vendre son hôtel particulier, appelé alors Hôtel d’Espagne et situé au 76 avenue des Champs-Elysée, racheté par la duchesse d’Uzès qui abandonnait l’hôtel de la famille d’Uzès, situé dans le Marais, pour se rapprocher du Bois de Boulogne, où elle pouvait s’adonner à sa passion pour l’attelage, avant de se tourner vers la conduite automobile. Elle conserva cette demeure, un des hauts-lieux de la société parisienne aujourd’hui disparu, rebaptisé hôtel d’Uzès, jusqu’en 1902, avant de la revendre à son tour pour racheter plusieurs immeubles voisins au profit de ses enfants.

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