Une manufacture de sucre à Rambouillet

Au numéro 10 de la rue de la Motte, les Rambolitains connaissent bien ce grand bâtiment, séparé par un petit jardin en étage du « Pavillon de Toulouse », l’ancien hôpital.

Une plaque installée par la Savre rappelle qu’il a été construit au XVIIIe siècle par le duc de Penthièvre, pour servir de filature, et donner ainsi du travail aux enfants pauvres de Rambouillet.

10 rue de la Motte Rambouillet

Mais cette construction abrita bien d’autres activités au cours des siècles :

  • en 1651, sous le nom de « maison Saint Antoine », elle appartient à Jean Vallet. Il y exerce alors l’activité de poudrier. Les nombreuses guerres de Louis XIV assuraient alors aux fabricants de poudre à canon des débouchés rentables, capables de compenser les risques du métier.
  • En 1705 elle appartient à Me Guillaume Debrel, procureur au baillage et marquisat de Rambouillet, après avoir appartenu à Denis Guerry en 1692, Jean Bergerot et Marie Gauchard en 1694.
  • Le 14 juin 1778 c’est François Kemer qui la cède au duc de Penthièvre. Celui-ci en fait une filature de dentelles et de filasserie où travaillent 80 à 100 enfants des deux sexes.
  • Le décret du 16 frimaire an XIII (7 décembre 1804) la transforme en maison d’accueil pour les enfants mâles des militaires morts à Austerlitz.
  • De 1812 à 1814 elle devient manufacture de sucre,
  • Puis, en 1818, elle abrite l’Ecole de garçons de la doctrine Chrétienne,
  • Enfin, de 1823 à 1890 elle sert partiellement de presbytère (en remplacement de celui qui a été vendu en 1796 par la Révolution)
  • Elle est finalement vendue en 12 appartements, en 1950.

Cet article se limite à l’évocation des années 1812 à 1814, durant lesquelles une manufacture de sucre a fonctionné à Rambouillet, à la demande de l’Empereur Napoléon, et à seule fin de suppléer au manque de sucre de canne dû au blocus continental.

Le sucre.

Même si Grecs et Romains connaissent le sucre de canne, ils utilisent principalement le miel. Ce sont les Arabes, à partir du Xe siècle qui importent de l’Inde ce « roseau donnant du miel sans le concours des abeilles » et font pousser la canne dans les pays méditerranéens et jusqu’en Espagne. Ils sont à l’origine des premières sucreries et raffineries.

L’Occident découvre la canne à sucre à l’occasion des croisades, et des champs de canne sont plantés en Italie, Crête, Chypre et dans le sud de la France. Mais le sucre reste alors un produit rare et donc cher, réservé aux riches, et utilisé surtout par les apothicaires.

Puis le marché européen se développe rapidement : il est dominé au XVe siècle par Venise, qui contrôle le commerce de la Méditerranée orientale et fonde la première raffinerie européenne.

Les Portugais deviennent ensuite les premiers fournisseurs de l’Europe lorsque Vasco de Gama ouvre la route des Indes. Et à partir du XVIIe siècle ce sont les plantations du Brésil, du Suriname, des Caraïbes, qui deviennent la principale source mondiale.

Les Antilles françaises, d’abord colonies de peuplement, se tournent avec succès vers la canne à sucre en 1643 après l’échec des cultures de tabac.

Les prix baissent, le marché connaît une forte croissance durant les XVIIe et XVIIIe siècles, et le sucre de canne (la « canamelle ») devient un produit populaire. L’esclavage fournit aux plantations une main d’œuvre à bon compte. « Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe (…). C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe » rappelle à Candide le nègre du Surinam. (Voltaire)

Dès 1600 l’agronome français Olivier de Serres a remarqué que la « bette-rave » donne en cuisant un jus « semblable au sirop de sucre », mais c’est seulement en 1747 que l’Allemand Markgraf prouve que le sucre de betterave et celui de la canne à sucre sont identiques. Benjamin Delessert crée en 1802 une fabrique de sucre de ce genre nouveau, mais les prix du sucre de canne sont trop bas pour inciter à lui trouver des produits de substitution.

les 1er pains de sucre de betterave sont présentés à l’empereur

C’est le blocus continental qui en suspendant le commerce colonial maritime, conduit l’empereur Napoléon 1er à se tourner vers la production de sucre de betterave, après avoir étudié la possibilité peu convaincante d’extraire du sucre des raisins, prunes ou pommes…

Connue comme légume depuis l’Antiquité, la betterave est alors utilisée, à la fois comme aliment, et comme nourriture des bestiaux, mais n’est pas produite en quantité suffisante pour ce nouveau débouché. Le 25 mars 1811, Napoléon promulgue donc un premier décret :

« Il sera mis dans notre empire jusqu’à la concurrence de 32 000 hectares en culture de betteraves ».

La Seine-et-Oise doit y contribuer pour 300ha, répartis par le préfet entres les différents arrondissements en proportion des surfaces de terre labourable de chacun. La répartition est très morcelée, chaque cultivateur désigné ensemence moins d’un hectare.

Quelques jours après, une circulaire justifie la mesure en précisant que le sucre de betterave est « parfaitement cristallisé, extrêmement blanc, brillant et sonore », et qu’il a toutes les qualités du sucre des colonies.

Mais on s’aperçoit à l’automne que les résultats sont décevants: 6 785 hectares seulement ont été ensemencés en betteraves et ils n’ont produit que 98 813 043 kilogrammes de racines.  Une quarantaine de fabriques ont été construites pour les traiter, mais les conditions de ramassage n’ont pas été définies; le décret n’a pas fixé de prix d’achat de ces récoltes, ce qui donne lieu à de nombreux litiges; la dispersion des producteurs entraîne des coûts de transport élevés.

Par contre, la qualité du sucre ainsi produit est effectivement satisfaisante. Il est donc possible d’espérer que « la consommation du sucre de canne se réduira considérablement et qu’il sera possible de le prohiber un peu plus tard. » 

Le 15 janvier 1812 un second décret porte alors à 100 000 le nombre d’hectares qui devront être cultivés.

Quatre écoles de chimie seront créées pour former spécialement aux métiers du sucre de betterave. Elles devront accueillir cent élèves.

« Ces élèves seront pris parmi les étudiants en pharmacie, en médecine et en chimie. Il sera donné à chacun une indemnité de mille francs, lorsqu’ils auront suivi l’école pendant plus de trois mois, et qu’ils recevront des certificats constatant qu’ils connaissent parfaitement les procédés de la fabrication, et qu’ils sont dans le cas de diriger une fabrique. »

licence de manufacture de sucre

Cinq cents licences pour la fabrication de sucre sont accordées dans toute la France, dont au minimum une par département.

« Les licences porteront obligation, pour celui qui les obtiendra, d’établir une fabrique capable de fabriquer au moins dix mille kilogrammes de sucre brut, de 1812 à 1813.

« Tout individu qui, ayant reçu une licence, aura effectivement fabriqué au moins dix mille kilogrammes de sucre brut, provenant de la récolte de 1812 à 1813, aura le privilège et l’assurance, par forme d’encouragement, qu’il ne sera mis aucun octroi ni imposition quelconque sur le produit de sa fabrication pendant l’espace de quatre années. »

Enfin, quatre fabriques impériales de sucre de betterave sont établies en 1812, à Châteauroux, Mayence, Nantes et Rambouillet.

« L’intendant général de notre couronne fera établir dans notre domaine de Rambouillet, aux frais et au profit de la couronne, une fabrique de sucre de betterave, pouvant fabriquer vingt mille kilogrammes de sucre brut, avec le produit de la récolte de 1812 à 1813. »

La manufacture de Rambouillet.

Le choix de Rambouillet a fait immédiatement consensus : outre la proximité de Paris, c’est là un moyen de soutenir la ferme impériale qui a tant fait pour la propagation des mérinos d’Espagne, et dont les terres sablonneuses devraient convenir à la betterave.

Trois emplacements désaffectés sont alors comparés : une ancienne gendarmerie, l’ancien chenil en face du Rondeau, et la filature créée autrefois par le duc de Penthièvre.

Le 3 février, à l’issue d’une seconde visite effectuée par Famin, l’architecte , Bourgeois, le directeur de la ferme impériale et Clément le directeur pressenti pour ce projet, c’est l’ancienne filature qui est finalement retenue.

plan de la manufacture de sucre

Le vaste bâtiment de 34m de long sur trois niveaux, plus combles, est en mauvais état, mais après quelques réparations à la toiture et à la charpente, et après construction d’un hangar il conviendra parfaitement.

Un crédit de 120 000Fr est accordé pour ces travaux et les dépenses de fonctionnement. L’architecte Famin prend en charge le chantier et le 30 juin 1812 la manufacture est prête à ouvrir.

Chaudières, moulins à broyer et entrepôt sont en rez-de-chaussée, les étuves, les formes ainsi que les logements du personnel sont en étages.

le matériel

Clément, un « chimiste distingué, possédant des connaissances en mécanique » est nommé directeur, avec un salaire fixé rétroactivement en septembre à 6000Fr. Burette est engagé comme contremaître, Le Dan comme concierge et Linitz tiendra les comptes. Un excellent mécanicien, Lefebvre est préposé aux chaudières et machines (malheureusement, neurasthénique, il se suicide en novembre et il faut en urgence lui trouver un remplaçant).

En décembre 1812 la manufacture fonctionne avec 18 hommes et 2 enfants, puis, de janvier à avril 1813 elle emploiera jusqu’à 35 hommes, 42 femmes et une demi-douzaine d’enfants.

La fabrication est simple. Clément distingue huit étapes :

  • le magasinage : les betteraves sont stockées dans un entrepôt où une couche de paille et foin les préserve du gel.
  • le nettoyage : les racines sont lavées par des femmes, dans de grandes cuves. En 1813 Clément invente de grandes caisses à claire-voie qui tournent autour d’un axe central, pour faciliter cette opération et peut ainsi réduire le nombre de laveuses.
  • la pulpation : les betteraves sont râpées ou réduites en cossettes (fines lamelles). Cette opération est faite par trois machines que Clément a achetées à cet effet. Tournant à 300 tours minutes elles sont capables de râper 1250Kg à l’heure.
  • l’expression : le jus est extrait par pressage. La presse est d’un modèle nouveau : les, betteraves sont amenées sur une toile sans fin, et passent entre trois couples de cylindres, sur le principe du laminoir.
  • la défécation : le jus est chauffé par le fonds dans une cuve de bois doublée de cuivre, à la vapeur d’eau. Un apport de chaux et d’acide muriatique (à base de chlore) permet de le séparer des résidus ligneux.
  • viennent ensuite deux phases d’évaporation, la première dans un fourneau, la seconde dans un évaporatoir placé sous un ventilateur.
  • Enfin, lors de la cristallisation, les cristaux de sucre sont retenus par un ensemble de grilles, placées dans une cuve cylindrique à fond conique.

Cette manufacture est à la pointe du progrès. Au lieu d’utiliser comme les autres la force des chevaux tournant dans des manèges pour actionner les râpes, la presse, les pompes et le ventilateur, Clément fait installer une des toutes premières machines à vapeur.

Achetée à Paris pour 9000 Fr, cette machine fournit une puissance de 4 chevaux-vapeur. Elle se compose d’une grosse chaudière de cuivre de 3 pieds de haut, avec régulateur, ainsi que deux corps d’aspiration, pour l’eau froide et l’eau chaude, avec un cylindre en cuivre et un régulateur en plomb, un balancier à croisillon et un volant.

Des résultats décevants.

Au lieu des 50ha prévus, la ferme impériale de Rambouillet n’en a ensemencé que 25. Un cultivateur du Mesnil-Saint-Denis livre la production de 20ha qu’il pensait exploiter lui-même; le jardinier du Trianon de Versailles et quelques autres acceptent de compléter. Mais la saison est très mauvaise, en raison d’une sécheresse.

Clément s’aperçoit en outre que les plants de betteraves blanches, ou ceux à peau rose, dits « disette » sont beaucoup moins adaptés que ceux de betterave jaune, ce qui n’a jamais été indiqué aux producteurs.

Le 1er janvier 1813 la prohibition du sucre de canne est prononcée, et, désormais sans concurrent, le sucre de betterave devrait pouvoir se rentabiliser aisément. Les prix montent et permettent de rémunérer les producteurs d’une façon assez satisfaisante pour que le 29 janvier 1813 le système de contingentement autoritaire des betteraves soit abandonné. Les fabricants sont invités à pourvoir eux-mêmes à leur approvisionnement.

Clément est autorisé à négocier ses achats sur la base maximale de 22Fr les 500kg.

Pour sa récolte de 1813, il obtient finalement 1 300 000kg de betteraves, une quarantaine de producteurs locaux ayant accepté de compléter les 25ha de la ferme.

La manufacture traite alors 10 000 puis bientôt 15 000Kg jour et produit 500 livres de sucre brut/jour. Début décembre 1813 Clément a produit une douzaine de pains de sucre. 

Mais la rentabilité est désastreuse.

Dans un rapport qu’il envoie en juillet 1813, il incrimine le coût d’approvisionnement. Les producteurs locaux exigent un minimum de 24Fr – le double du prix de Paris.

Par ailleurs, la main-d’œuvre de Rambouillet est chère, les sources de combustibles sont éloignées, les terres sont trop maigres, et le fumier trop rare. Des travaux supplémentaires, non prévus, sont venus alourdir les dépenses : par exemple, une conduite d’eau depuis les canaux, pour assurer la fourniture d’eau nécessaire à la pompe.

La fin.

En mars 1814 Rambouillet doit loger 10 000 hommes de troupe; et 250 soldats sont hébergés pendant quelques jours dans la manufacture. Ils dévorent le stock de betteraves, dispersent la paille qui les protégeaient des gelées, et boivent le sucre, transformé en sirop.

La production repart malgré tout durant quelques jours en avril, mais le blocus prend fin. Les ports reçoivent à nouveau le sucre des Antilles. Les prix s’effondrent. La production de sucre de betterave n’est absolument plus compétitive, et elle est abandonnée à peu près partout.

Le 20 avril 1814, Clément est informé de ce que « la manufacture de sucre de betterave devenant désormais inutile, il importe d’en opérer promptement la liquidation. »

Le passif de la manufacture est alors d’environ 100 000Fr. Il correspond à des salaires et des fournitures non payés. Le 20 juin une vente aux enchères de tout le matériel dégage environ 13 000Fr. Il reste 19 000kg de sucre brut qui sont envoyés à Paris, ainsi que 3000kg de sucre raffiné qui sont vendus le 25 octobre 1814 pour le prix de 8000Fr.

En 1818 quand la machine à vapeur, qui avait été conservée, est mise à son tour en vente, elle ne trouve pas d’acquéreur, car sa technique est déjà dépassée. Elle est alors donnée à la ferme de Rambouillet.

Quant aux bâtiments, ils sont convertis en une école de garçons.

Le sucre de Antilles reste toutefois soumis aux aléas et aux coûts du transport maritime, et sa production, qui reposait entièrement sur l’esclavage, voit ses prix fortement augmentés à la suite de son abolition. L’industrie du sucre de betterave repartira donc dix ans après pour ne plus s’arrêter, bénéficiant des progrès de l’agriculture intensive. Le rendement de 15t/ha en 1812 atteint les 95t/ha aujourd’hui, et avec près de 400 000ha notre pays est le premier producteur européen de sucre de betterave.

Mais la manufacture de Rambouillet, née du blocus, et de la volonté de l’empereur, ne sera jamais ré ouverte.

Il ne reste de cette aventure assez peu connue, que quelques souvenirs que nous souhaitions partager aujourd’hui avec vous.

Christian Rouet

Pour en savoir plus :
«Les premières cultures de betteraves en Seine-et-Oise et la manufacture de sucre de Rambouillet 1811-1814 » par Marie Claude Buxtorf
« Le centenaire de la fabrication du sucre de betteraves » par Lorin, Président de la Shary , publié dans l’Indépendant , mars 1912
« 15 janvier 1812: décret relatif au développement du sucre de betteraves en France » publié sur le site de La France pittoresque –article non daté.
« L’ancien hôpital » conférence donnée par Jean Blécon le 3 février 2007 pour PARR
illustrations : Archives Nationales 02 939 et Archives Départementales des Yvelines 15 M23, source Marie-Claude Buxtorf
et les articles de Wikipédia, notamment : sucre, betterave, industrie sucrière, blocus continental …

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