L'affaire Briant

Le chemin qui menait de la rue principale au moulin de Rambouillet (vers l’actuelle gendarmerie) s’est ensuite appelé rue de la Corne au XVIIème siècle puis rue de la Corne-de-cerf au début du XVIIIème, pour sa partie basse, jusqu’au croisement avec la rue des Remparts.
Ce nom lui venait probablement de la maison de la Corne, qui faisait l’angle.

Un temps rue de la Montagne, à la Révolution, puis rue de Witepck, sous l’Empire, avant de redevenir la rue de la Corne au XIXème siècle, elle est depuis le 13 mai 1836 la rue de Penthièvre.

Quant à la rue des Remparts, elle devient rue d’Angiviller en 1786. Elle est rebaptisée rue de l’Egalité sous la Révolution, puis rue du Borysthène (ancien nom du Dniepr) sous l’Empire, avant de redevenir la rue d’Angiviller en 1816.

Le tracé de ces deux rues ne change pas durant plus d’un siècle. Sur ce plan de 1970, la rue d’Angiviller (en bleu) relie toujours la rue de Penthièvre à la rue Clémenceau, en se prolongeant en cul-de-sac vers la rue du général Humbert.

plan de Rambouillet
plan de Rambouillet (1970)

Dès 1850 il est prévu de la prolonger jusqu’à la gare, mais il faudra attendre 1972 pour que la rue Sadi-Carnot soit reliée à la rue du Général Humbert, puis 1976 pour que le dernier tronçon soit percé entre la rue du général Humbert et la rue Clémenceau, créant une liaison gare-mairie qui double la rue de Gaulle.

(1) : la boulangerie Briant, (2) l’auberge du Bon Vieux Temps collection Alexandre Himbert (vers 1960)
la boulangerie et l'auberge du Bon Vieux Temps
la boulangerie et l’auberge du Bon Vieux Temps

La circulation automobile rue d‘Angiviller, rue de Penthièvre, et notamment au croisement de ces deux rues est donc appelée à augmenter fortement. La ville envisage donc la restructuration de ce quartier.

Sur cette photo, prise en 1974 on voit qu’un premier bâtiment du foyer de personnes âgées, la « résidence du Bon-vieux-temps », est déjà construit.

La démolition de la boulangerie et de l’auberge mitoyennes, permettrait de doubler la surface de la résidence, tout en élargissant les deux rues de ce croisement.

L’auberge du Bon-vieux-temps

De quand date-t-elle ? Je n’ai pas trouvé sa date d‘ouverture, toutefois elle est mentionnée dans un almanach de 1939, mais pas dans celui de 1933. Donc situons-la vers 1935.

On sait que précédemment la maison édifiée vers 1720 par le marchand Nicolas Dessommes avait abrité une école de jeunes filles,  puis des logements de Hussards, avant d’être transformée en auberge.
Elle est connue, en tous cas, par un jeu de cartes postales qui montrent son jardin et sa salle à manger.

Son entrée est en pignon, rue de Penthièvre.
Elle a 12 chambres de 1 ou 2 personnes, dans une gamme de prix qui va en 1930 de 11 à 30 francs, et son restaurant propose des repas à 9,50 francs. Son prix de séjour est alors de 28,50 à 33 francs. Par comparaison le prix de séjour est à la même époque de 45 francs. au Relays du Chasteau, ou au Grand Veneur, et de 23 francs au Chapeau de Paille.

l'entrée du Bon-vieux-temps
l’entrée du Bon-vieux-temps

C’est donc un hôtel restaurant de catégorie moyenne. Dans les années 1950, c’est tout de même au centre ville le 4ème en nombre de chambres.
En 1970 l’immeuble est maintenant vétuste.
Il est démoli début 1975, et sa démolition ne suscite pas de réaction, dans une ville qui a déjà vu se fermer de très nombreux établissements hôteliers, signe que la clientèle a fortement baissé depuis l’âge d’or du tourisme à Rambouillet.

Il en va autrement de la fermeture de la boulangerie.

La boulangerie Briant

Dans le recensement de 1901 on trouve rue de Penthièvre un boulanger nommé Forges Barthélémy. En 1912 il est remplacé par Lambert, et après son décès par madame veuve Lambert.

Au recensement de 1931 nous trouvons Théodore Briant, qui semble avoir acheté son fonds de commerce en 1918. Il est locataire des murs qui appartiennent à la famille Revon.
Ce même document recense son fils Raymond né en 1913 : il succède plus tard à son père.

En 1976, c’est donc depuis 58 ans que la famille Briant exploite cette boulangerie.

A la suite d’un arrêté préfectoral d’utilité publique pris le 28 avril 1975, suite aux délibérations du conseil municipal des 28 juin et 7 octobre 1974, la ville achète en 1975 aux héritiers Revon l’immeuble occupé par la boulangerie.
Cet achat ne met pas fin au bail commercial, et la ville annonce donc son souhait de procéder à sa résiliation anticipée. En attendant l’évaluation des Domaines, elle consent une dispense de loyer.

En se basant sur le chiffre d’affaire forfaitaire de l’année 1972, les services des Domaines fixent à 90000 francs l’indemnité d’éviction. La ville propose que ce soient les résultats de 1975 qui soient pris pour base, et l’indemnité est ainsi portée à 150 000 francs. Agé de 63 ans monsieur Briant n’envisage pas de se réinstaller ailleurs pour les deux ans qui le séparent de sa retraite.

Une explication fiscale s’impose.

Au lieu d’être imposé sur ses résultats réels, justifiés par la tenue d’une comptabilité détaillée, un petit commerçant pouvait alors convenir avec l’administration d’un montant forfaitaire (la formule existe toujours, sous une forme actualisée).

Outre une simplification des formalités, et l’assurance de ne pas pouvoir être contrôlé a posteriori, le commerçant était gagnant car il n’acceptait le forfait proposé que s’il était inférieur à ses résultats réels.

Mais cet avantage présentait à terme des inconvénients, dont la sous-valorisation de la valeur d’un fonds de commerce, en cas de vente ou d’expropriation. De même l’économie réalisée sur les cotisations sociales, basée sur ce forfait, conduisait à une retraite faible.

La cession d’un fonds, ou ici l’indemnité de résiliation, constituait donc, pour les commerçants,  un capital fort utile pour améliorer leur retraite.

La ville ne pense pas rencontrer d’opposition pour son projet, or le 10 décembre 1975 l’Echo Républicain titre «  Une pétition (200 signatures) contre la destruction de la boulangerie Briant, rue de Penthièvre ».

C’est le début de « l’affaire Briant » : un bras de fer qui s’engage alors entre le boulanger et ses soutiens, et la ville. Il faut rappeler le contexte particulier de cette époque, pour comprendre qu’elle ait bénéficié d’une telle médiatisation.

Un contexte tendu

– En cette fin d’année 1975, les élections législatives de 1973 ont laissé des traces, et déjà se profilent les élections cantonales de mars 1976, et les élections municipales de mars 1977. Pour la première fois de sa longue carrière politique locale, Jacqueline Thome-Patenôtre affronte une réelle opposition.

– L’association des commerçants, AIC, présidée par Raymond Gangloff est traumatisée par l’installation imminente de l’hypermarché Carrefour. Ses adhérents redoutent un projet de rue piétonne, entre la rue Clémenceau et la rue de Penthièvre, que le percement de la rue d’Angiviller permettrait de réaliser. Or celle-ci pourrait rebuter les clients, et renforcer l’attractivité de la grande surface.

– Une nouvelle association politique, le GAM (Groupement d’Action Municipale) de tendance Rocardien, est à la recherche d’adhérents, avec un programme d’opposition à la municipalité. Mme Thome-Patenôtre se ralliant à l’Union de la Gauche, le GAM intégrera finalement sa liste en 1977, mais en 1975 le GAM voit dans la menace de disparition de cette boulangerie l’occasion de mobiliser l’opinion publique contre un projet municipal. Il en profite pour lancer la création d’une association de consommateurs (qui sera, par ailleurs, favorable à la rue piétonne).

Ces différends sont amplifiés par la création d’une édition locale quotidienne de l’Echo Républicain, qui cherche à se démarquer de son concurrent hebdomadaire, plus consensuel, et accessoirement propriété de madame le maire.

L’ambiance est donc explosive… Ne manquaient alors que les réseaux sociaux !

Toutefois, outre ce contexte politique, il faut ajouter que la boulangerie est soutenue parce que les Français sont attachés traditionnellement à ce type de commerce, et parce que, de l’avis général, le pain et les gâteaux de M. Briant sont fort appréciés de ses clients…

Ainsi poussé à résister, monsieur Briant refuse donc de partir, sauf à obtenir au moins 100 00 francs de plus.

Les arguments s’échangent par voie de presse, et l’opinion publique se divise : « décision soudaine, d’une brutalité anormale », « boulangerie unique en son genre par la qualité de son pain qui devrait être maintenue ou transférée dans un autre quartier », « indemnité qui ne tient pas compte du préjudice moral », « décision prise sans aucune concertation »,« terrain d’un intérêt exceptionnel pour réaliser l’extension de la résidence de personnes âgées », « démolition connue par M. Briant depuis plus de deux ans », « revendication incohérente »…

Echo Republicain 18 décembre 1975

La contre-attaque de la mairie est immédiate, et elle s’appuie adroitement sur l’état du bâtiment.

Après s’être vu refuser l’entrée de l’immeuble le 24 novembre, puis le 11 décembre, Marcel Joubert, l’architecte missionné par la ville, peut le visiter le 13 décembre, en compagnie d’un huissier. Il remet (le jour même ?) un rapport accablant, qui confirme une enquête d’insalubrité, effectuée le 10 octobre 1975.

Le détail de ce rapport n’est pas rendu public. Les travaux de gros-oeuvre incombent d’après le bail au propriétaire des murs, il est donc surprenant que ce soit la mairie, en sa qualité de nouveau propriétaire, qui puisse les invoquer à l’encontre de son locataire.

Il serait encore plus surprenant de constater qu’à la lecture du rapport de M. Joubert, l’assureur des locaux, le GAN ait pu écrire le jour même à la mairie qu’elle refusait désormais d’assurer l’immeuble… si on omet de préciser que l’assureur est également adjoint au maire !

Echo Républicain 18 décembre 1975

Quoi qu’il en soit, s’appuyant sur le rapport de l’architecte et sur le courrier de l’assurance, la ville  prend aussitôt, le 15 décembre, un arrêté de péril, et le notifie en indiquant qu’elle ordonnera la fermeture immédiate des locaux, et fera procéder à l’expulsion de ses occupants. Jamais une procédure n’aura été aussi rapide !

Devant cette menace, et dépassé par le tour politique que prend ce conflit qu’il n’avait pas souhaité, M. Briant jette l’éponge, et annonce à ses clients la fermeture définitive de son commerce.

« L’affaire Briant, c’est fini. La boulangerie ferme ce soir » peut titrer le 29 décembre l’Echo Républicain qui a couvert l’événement avec beaucoup de zèle. 

Les passions retombent aussitôt : « l’affaire Briant » a duré moins de trois semaines.

L’immeuble est finalement démoli début avril 1976, en même temps qu’est réalisé le percement du dernier tronçon de la rue d’Angiviller.
La construction du second immeuble de la résidence du Bon-vieux-Temps est entreprise tout de suite après.

Christian Rouet
10 décembre 2021

PS : En avril 1976, quand l’association des consommateurs tient son assemblée constitutive, son président M. Milliot revient sur l’affaire Briant, et reconnaît que ce combat fédérateur a été « plein de sincérité et plein de maladresse ».

la résidence du Bon-Vieux-Temps et le carrefour Penthièvre-Angiviller –cliché Géoportail 2020
la résidence du Bon-Vieux-Temps et le carrefour Penthièvre-Angiviller –cliché Géoportail 2020

Cet article a 2 commentaires

  1. Stéphane

    Bonjour, une photo du pétrin serait le bienvenu 🙂

  2. Garat

    Belle chronique. Je me trouve particulièrement intéressé par celle-ci. À l’époque, nous prenions notre pain chez Briant parce qu’il était nettement le meilleur de Rambouillet. Et ses brioches étaient un sommet.
    En fermant, à contrecoeur, Monsieur Briant a dispersé son matériel. Nous avions récupéré trois de ces gros bocaux de verre blanc en forme de cube que l’on voyait dans la vitrine, superposés et remplis de bonbons. Également différents paniers à pain en osier tressé. Et surtout, il nous avait cédé son pétrin. Nous avions peiné à le transporter : environ trois mètres de long, un mètre en hauteur et autant en largeur. Un piétement impressionnant. Et, en chêne à peine équarri, trois ou quatre cents kilos…
    Devenu un meuble de rangement, ce pétrin dit toujours son histoire d’outil de travail. Il n’a jamais été équipé de pétrisseurs. Des générations de boulangers ont ahané au-dessus de lui à travailler des pétrissées de vingt kilos ou davantage. Et on en voit la trace. Pour soutenir leur effort, les « geindres* » prenaient appui avec leurs genoux sur l’avant du pétrin. Tant et si bien que leurs genoux creusaient le bois à cet endroit et qu’il fallait, à la longue, le renforcer. Ce pétrin -je ne pourrai jamais dire « mon pétrin »-, rapiécé de toutes manières, est simplement émouvant. Son couvercle, posé sur deux tréteaux, me sert de bureau.
    (*on les appelait les « geindres » (Briant dixit), parce qu’on les entendait qui geignaient de longues heures durant)

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