La maison Louis Carré
Dans les années 1950-1960, près de Montfort-l’amaury, Bazoches-sur-Guyonne est une petite commune d’environ 200 habitants. Ses maisons sont cachées dans les bois, sur la rive nord des vallées du Guyon, et de la Guyonne, qu’emprunte la route qui va des Mesnuls à Neauphle-le-château.
Les liaisons sont rapides vers Paris, et de nombreux artistes s’installent dans cette région, comme Brigitte Bardot qui donnera plus tard sa maison à sa fondation.
Jean Monnet, rentré des USA en 1945, s’installe dans le petit hameau d’Houjarray. Il le fait connaître à son ami, le galeriste Louis Carré, qui confie en 1959 à l’architecte Alvar Aalto la construction de sa maison.
C’est de cette Maison Carré que je voudrais parler aujourd’hui. Je ne ferai qu’évoquer la vie de Jean Monnet et de Louis Carré, qui, chacun dans sa partie, mériterait bien un article complet.
Jean Monnet
La commune de Bazoches-sur-Guyonne tire son nom de l’ancien français, issu du latin, basilica qui désignait un monument érigé à la mémoire d’un martyr et « généralement dépositaire de reliques ».
Aujourd’hui ce sont les reliques de l’Europe que l’on vient y visiter, dans la maison où vécut Jean Monnet, de 1945 à sa mort en 1979. Propriété du Parlement Européen, elle rappelle désormais la vision de celui qui fut l’un des principaux fondateurs de la Communauté économique européenne (traité de Rome de 1957) et du Marché commun européen (1968), premières étapes de l’Union européenne.
A son retour des USA, Monnet achète une ancienne ferme et la fait rénover. Dans le style et les goûts de l’époque, il en fait une maison à toit de chaume, en L, avec un étage mansardé. C’est dans ce décor bien français, que Monnet accueille les plus grands chefs d’Etat.
Les qualificatifs de « simple », ou de « chaleureux » se retrouvent dans toutes les descriptions. Difficile d’en trouver d’autres ! Le mobilier a été conservé, et nous montre bien ce qu’était dans les années 50-60 un intérieur bourgeois en France : copies de meubles anciens, bois de différentes espèces, tapisseries classiques, poutres apparentes… Pourtant l’épouse de Jean Monnet, Silvia de Bondini, est une artiste, et quelques tableaux contemporains décorent les murs.
L’art moderne pénètre alors très peu le décor des Français, pour qui le style scandinave semble déjà révolutionnaire, et qui continueront à privilégier le rustique durant plusieurs décennies.
Sans doute est-ce par son épouse que Jean Monnet devient l’ami du galeriste Louis Carré. Après lui avoir prêté sa maison durant son séjour au Luxembourg, Monnet conseille à son ami d’acquérir en 1959 plusieurs lots de terrains agricoles qui jouxtent sa propriété.
Louis Carré
Naturellement moins connu que Jean Monnet, Louis Carré a été, dans le domaine de l’art, une personnalité également remarquable.
Antiquaire à Rennes puis à Paris, il s’est spécialisé tout d’abord en orfèvrerie, avant de se tourner vers l’art primitif puis l’art moderne, au début des années 1930. En 1934 il installe ses bureaux dans l’immeuble de le Corbusier et il est parmi les premiers à l’exposer. Il investit sur le talent de Matisse, de Dufy, de Rouault et ouvre, après la guerre, une seconde galerie à New-York. Il expose Picasso, Calder, Leger, Gromaire… C’est un marchand d’art à la réussite internationale.
Séduit par la région de Bazoches, il y achète un terrain, dans le prolongement de celui de Jean Monnet, et y fait construire une maison qui correspond à ses goûts. Malgré son amitié pour Le Corbusier, il ne le choisit pas, craignant une construction trop « béton », et se tourne vers un architecte Finlandais encore peu connu en France : Alvar Aalto qu’il rencontre à la Biennale de Venise. Ils deviendront amis.
En dehors de son emplacement précis, et du choix d’un toit en pente, pour accompagner celle du terrain, qu’ils décident ensemble, Louis Carré donne carte blanche à Alvar Aalto, tant pour la construction que pour tous les détails de son aménagement intérieur.
L’architecte l’a commenté ainsi : “La préparation du terrain, si généreuse, a ouvert des possibilités incroyables et une liberté rarement rencontrée pour créer l’atmosphère d’ensemble : maison et paysage dans une conception unique” (lettre à Will Grohmann, 10.8.1966).
Il s’agit donc d’une création complète, y compris des meubles, des accessoires : luminaires, poignées, robinets ou autres…Elissa Aalto, l’épouse de l’architecte dirige le chantier et participe activement à l’élaboration des plans.
Les travaux commencent en automne 1957 et les Carré y emménagent en juin 1959.
La Maison Carré
On ne peut pas imaginer contraste plus grand qu’entre la petite maison au toit de chaume de Jean Monnet, et la « Maison Carré » de son ami. Pour comprendre combien le style de cette dernière était en rupture avec son époque, il suffit de repenser à l’accueil, dix ans après, du projet du Centre Beaubourg, et des réactions quand madame Pompidou fera entrer les canapés de Paulin sous les ors de l’Elysée !
Ou encore, de rappeler le succès remporté dès sa première édition en 1975, par le Salon des Antiquaires du Rotary, au moment où Artform, le magasin de mobilier contemporain de G. Steiner, rue Clemenceau, doit fermer, faute de clients !
Le plan de la maison est difficile à interpréter à partir du calque d’architecte. Je le publie malgré tout, pour donner une idée de l’ensemble. La maison est de plain pied; sa surface est d’environ 450m2 au sol.
« Le rez-de-chaussée est articulé sur deux niveaux autour du hall d’entrée et comprend trois zones principales : la zone “publique” (hall, vestiaire, salon, bibliothèque, salle à manger), la zone “privée” (trois chambres avec une salle de bain chacune et un sauna), et la zone “de service” (cuisine, office, salle à manger du personnel). Au premier étage se trouvent les chambres du personnel et une lingerie. Le sous-sol enferme la chaufferie, une buanderie, divers dépôts et une cave à vin. » (descriptif du site maisonlouiscarré.fr)
La zone dite « publique » sert aussi bien de résidence principale que de lieu d’exposition, pour une parrtie de la fabuleuse collection de son propriétaire.
Louis Carré invitait régulièrement des artistes, des écrivains, des clients et des amis à Bazoches, ainsi qu’en témoignent les livres d’or de la maison.
Dans le jardin, lui aussi conçu par Alvar Aalto, des gradins dominent d’ailleurs un petit amphithéâtre qui permettait d’organiser concerts ou spectacles pour les invités, lors de ces réceptions.
« Les murs extérieurs sont recouverts de briques chaulées, par de la pierre de Chartres, du cuivre et du bois. Le toit est couvert d’ardoises bleues de Normandie. L’intérieur est dominé par un large hall, dont la voûte aux courbes organiques est faite de pin rouge de Finlande, posé par des menuisiers finlandais. D’autres matériaux sont du grès céram rouge, du chêne, du frêne, du teck et du marbre » (même source).
Toutefois ce sont les détails, les finitions des meubles, les accessoires qui retiennent autant l’attention que les détails architecturaux. En voici quelques exemples :
Je n’ai pas su, par contre, mettre en valeur le travail d’Alvar Aalto sur la lumière, et notamment la façon dont les ouvertures sont orientées pour créer des effets particuliers, renforcés par la blancheur des murs et la chaleur du bois blond.
Ce sont des détails que l’on ne pense pas à photographier tant tout semble naturel, mais qui révèlent le talent de l’architecte, tout comme la façon dont il fait communiquer les pièces avec la nature extérieure.
Par exemple, la façade principale semble n’avoir que très peu d’ouvertures. Or ce n’est pas le cas, beaucoup sont masquées, perpendiculaires au mur principal, et chacune des pièces est lumineuse.
Alvar Aalto
La Maison Carré est l’unique réalisation d’Alvar Aalto en France. Classée au titre des monuments historiques depuis juillet 1996, elle a été acquise en 2006 par l’Association Alvar Aalto en France.
Dès la fin des années 1920 le Finlandais Alvar Aalto s’est écarté de ses contemporains qui privilégient béton, acier et verre dans une architecture aux formes droites. Son matériau de prédilection est le contreplaqué, et de nouveaux procédés de cintrage lui permettent de créer des meubles en bois laminés et courbés. Il met ainsi au point plusieurs modèles de sièges devenus emblématiques du design des pays nordiques. Ses lampes et son fameux vase Savoy diffusé dans le monde entier reprennent de même des formes arrondies. Elles font de lui l’un des pères du « design organique », qui cherche à rapprocher l’architecture de la nature.
Chacune de ses réalisations architecturales est un projet complet, qui intègre l’immeuble dans son cadre naturel, et qui comprend, comme dans la maison Carré, un ameublement et une décoration spécifiques. En ce sens, Alvar Aalto est beaucoup plus proche de l’Américain Frank Lloyd Wright que du Français Le Corbusier.(voir le site de la Fondation)
Jusqu’à sa mort en 1976, il a réalisé une œuvre abondante et très diverse, tant dans le domaine de l’architecture collective industrielle que privée, principalement en Finlande, mais aussi en Allemagne, aux USA, en Angleterre…
La Maison Carré se visite de mars à novembre. Et rien n’empêche de compléter la visite par celle de la maison de Jean Monnet, située juste en face, qui est ouverte d’avril à octobre.
Cette visite double peut être aussi l’occasion de se demander comment deux amis pouvaient avoir à la même époque une conception aussi différente de leur cadre de vie, et de réaliser que cette période d’après guerre ne mérite pas seulement son nom de « trente glorieuses » par ses avancées économiques, mais aussi par un brassage d’idées et une confrontation entre tradition et modernisme tels que l’Europe n’en avait jamais connus.
Christian Rouet
Décembre 2022