Les souches du pèlerinage de Sainte-Julienne

Dans le numéro d’avril 1945 du Bulletin-Folklorique d’Ile-de-France, mademoiselle Gébert, de la SHARY raconte les pèlerinages qu’elle a connus dans sa jeunesse, à Rambouillet, et notamment :

« un pèlerinage séculaire avait lieu, chaque année, à la « Bonne Sainte-Julienne », comme disaient les anciens.C’est au Val-Saint-Germain, doyenné de Dourdan, que l’église conserve le chef de la sainte.

Le clergé de Rambouillet, des fidèles et de braves laveuses de Groussay en faisaient partie. Ce petit pèlerinage se passait chaque fois très pieusement. Les bonnes femmes de Groussay avaient une grande confiance en sainte Julienne, dont la châsse surmontée de sa relique renfermée dans une tête représentant celle d’une jeune fille était exposée à gauche de l’autel sur une sorte de table a quatre pieds et à la hauteur d’une personne. »

J’ai voulu en savoir davantage sur ce pèlerinage, à la limite Est du Pays d’Yveline.

Qui était Sainte Julienne ?

D’après la Légende Dorée, Julienne vivait au début du IVème siècle à Nicomédie, capitale de la Bithynie (aujourd’hui Izmit en Turquie).

Promise au préfet Euloge elle refuse de se donner à lui s’il ne se convertit pas à la foi chrétienne.  Fureur des parents et du fiancé qui tente de la persuader en la faisant fouetter puis pendre par les cheveux. Du plomb fondu est versé sur sa tête, ses os sont broyés, elle est plongée jusqu’à la taille dans un bain d’huile bouillante, et comme elle réchappe à tous ces supplices, elle est finalement décapitée. On savait s’amuser à cette époque et la vie des martyres chrétiens offre un impressionnant répertoire des tortures les plus originales !

Quarante ans après, Sophonie, épouse d’un sénateur romain obtient son corps et veut le ramener à Rome, mais une tempête détourne le navire. Les reliques de la vierge-martyre sont alors conservées à  Pouzzoles, puis à Cumes et enfin à Naples où elles sont partagées et offertes au XIIIème siècle à des chevaliers qui reviennent de la Vème croisade.

C’est ainsi qu’un chevalier breton apporte en France le chef de Julienne. Il s’arrête dans la vallée de la Remarde, au petit village de Val-Saint-Germain, à 6km au nord de Dourdan. Les moines des Vaux-de-Cernay y ont défriché la forêt et asséché les marais, au siècle précédent. Là, il est pris de violents malaises et se croit mourant. Il prie alors Julienne, et promet, s’il en réchappe, de bâtir sur place une chapelle et d’y laisser les reliques.

Le lendemain il est guéri, ce qui est un premier miracle, le second étant qu’il respecte son voeu et bâtit l’église Saint-Germain (il en reste une partie de la nef et la chapelle latérale de l’Evangile).

Sa guérison miraculeuse pousse des milliers de pèlerins à venir chaque année prier devant les reliques de Julienne, pour obtenir une guérison, et durant des siècles celles-ci sont innombrables. Julienne est donc canonisée au XVIème siècle, et chaque année un pèlerinage attire des milliers de pèlerins au Val-Saint-Germain.

La fontaine Sainte-Apolline, au bout du sentier qui mène à l’église, reçoit un buste de la sainte, et désormais son eau peut également soigner à peu près n’importe quelle maladie.

Pour en renforcer l’action divine les pèlerins grattent le mur de l’église, à la hauteur de la châsse de la sainte, pour en recueillir quelques poussières. Les traces de ces grattages restent bien visibles.

« après l’office et les dévotions, la plupart se groupait près de la fontaine, surmontée d’une tête représentant celle de la sainte. Cette fontaine se trouvait à gauche de l’église. Cette tête était peinte. Les bonnes femmes lui trouvaient, selon les années, la figure plus ou moins rose. Si elle était pâle, signe mauvais, on aurait des ennuis. Si elle était rougissante, elles se réjouissaient, c’est que tout irait bien. »(Mlle Gébert)

la niche

Un buste en bois de la sainte est aujourd’hui placé dans une niche, au fond de la fontaine.

 L’abbé Lepas, curé de Boissy-Sans-Avoir, dans un ouvrage qui raconte la vie religieuse au XVIIIème siècle, décrit ce pèlerinage auquel il a personnellement participé de 1724 à 1748. 190 paroisses y participent en 1722. Il est alors nécessaire « de prier un quelqu’un des pèlerins les plus sages de veiller sur la conduite des autres, et surtout pour le coucher » car venir prier une vierge n’empêche apparemment pas les pèlerins d’avoir des tentations lorsqu’ils restent dormir sur place…

En 1748 l’évêque décide d’ailleurs d’interdire toutes « les processions où l’on est obligé de coucher, à cause des abus qui s’y commettent ordinairement ».

Toutefois, même limité, le pèlerinage se poursuit. Interrompu de la Révolution au Concordat, il reprend ensuite, de façon plus modeste.

Au XIXème siècle les épidémies de choléra de 1832 et 1849 lui valent un regain de popularité. Une centaine de paroisses envoient alors une délégation :

« Lors du choléra elle (sainte Julienne) fût priée avec une si grande ferveur par les paroissiens de Rambouillet, qu’ils lui attribuèrent la cessation du fléau en cette ville, et le peu de personnes qui furent atteintes. » (Mlle Gébert)

Le nombre de paroisses du pèlerinage tombe ensuite à une vingtaine. A la fin du XIXème siècle elles ne sont plus que 8, dont celle de Rambouillet.

l’usage du prénom Julienne

Il faut toutefois préciser que le culte de sainte Julienne ne se limite pas au Val-Saint-Germain. On retrouve des reliques de la sainte dans d’autres lieux, et sa popularité reste grande avant de décroître. Le choix du prénom Julienne est, à cet égard, assez significatif.

Mlle Gébert nous décrit la cérémonie : « Les pèlerins passaient et repassaient sous la châsse et surtout les bonnes laveuses, lui faisaient toucher des objets, du linge, avec une piété, un respect touchant. J’ai encore devant les yeux une bonne mère Bajon, avec son bonnet à la paysanne, exécutant ses allées et venues sous le reliquaire.

Sur l’autel, pour le jour de chaque pèlerinage (car on y venait de beaucoup d’endroits), on mettait les  souches de la paroisse pèlerine.

Celle de Rambouillet était moderne, mais l’ancienne était « remisée », on peut dire, avec une quantité  d’autres qui servaient encore et qui dataient de plusieurs siècles, au bas de l’église où on pouvait les admirer. Elles étaient en bois, curieusement sculpté, grossièrement même pour la plupart. Je ne sais si on les a conservées. Ce serait vraiment dommage qu’on les eût détruites, car elles auraient aujourd’hui une grande valeur. »

Les souches ? De quoi parle-t-elle ?

Les souches

Rassurons Mlle Gébert : les souches n’ont pas été détruites. En tous cas pas toutes : il reste au Val-Saint-Germain une souche du XVIIIème siècle, et un ensemble de 164 souches du XIXème siècle.  Elles ont été sauvées par l’association locale « Art religieux et patrimoine » et sont maintenant exposées dans l’église.

Vous pensez à des souches d’arbres ? Perdu !

Raymond Devevey (« le Val-Saint-Germain et ses environs » 1899) nous donne cette définition « Une souche est un grand cierge postiche en bois ou en fer blanc ou de marbre où l’on ajoute une cire et qui sert pour les processions. »

Alain Rey, dans le Robert donne seulement à souche le sens général, attesté depuis 1373 d’une « partie de quelque chose, qui en forme la base ». Je ne le retrouve dans le sens religieux qu’il a ici, dans aucun dictionnaire. Il s’agit donc d’un usage local, mais aisé à comprendre.

La souche est à un grand cierge ce qu’elle est à un arbre : sa base.

Il s’agit plus précisément d’un chandelier sur lequel le cierge est fiché (on réserve le mot candélabre à un chandelier de plusieurs branches) mais sa forme a elle-même celle d’un cierge : un bâton vertical plus ou moins travaillé, de 40cm à plus d’1m. Chacune des paroisses qui participe au pèlerinage, a sa souche personnalisée, plus ou moins décorée.

Entre la coupelle qui reçoit le cierge et la base de la souche, il y a souvent plusieurs étages, qui peuvent évoquer une église, contenir les armes d’une profession dont les membres ont contribué à financer le pèlerinage, etc… Quelques souches ont également été déposées en offrande par des particuliers, pour remercier Sainte Julienne de leur guérison.

Outre son rôle d’ex-voto, ou de personnalisation de la paroisse qui l’offre, la souche a une double utilité. D’abord, après avoir été portée en procession, elle permet de poser le cierge sur une surface plane, comme l’autel par exemple, stable sur sa base ou sur ses trois ou quatre pieds.

Ensuite, une coupelle, au pied du cierge évite que la cire ne coule sur la main du pèlerin, et permet de la récupérer. 

La récupération de la cire fondue est d’ailleurs évoquée par R. Devevey de façon intéressante :

« On peut évaluer à trente mille au moins, le nombre des pèlerins qui venaient annuellement à Sainte Julienne au milieu du 18ème siècle. En effet, le résidu des cierges brûlés devant la châsse se vendait quatre cents livres par an. En estimant ce résidu au prix d’un franc la livre et en supposant qu’il fût  le cinquième des cierges, cela faisait deux mille livres de cire. En divisant cette quantité par deux onces, poids d’un cierge ordinaire cela ferait seize mille pèlerins apportant chacun leur cierge, l’autre moitié au moins ne donnant rien. »

Je ne suis pas certain de l’exactitude de calcul, d’autant que, si on y intègre la cire des souches, un seul gros cierge correspondait à un groupe de pèlerins, et on ne sait pas si chacun portait individuellement un cierge plus modeste. Mais en tous cas le raisonnement me ravit par sa simplicité et son côté concret !

la nef de Val-Saint-Germain

La souche restait en l’église, et lors du pèlerinage suivant, elle recevait un nouveau cierge, « d’au moins une livre » à moins que la paroisse ne préfère venir avec une nouvelle souche. Entre-temps, peut-on dire que sa forme évoquait un cierge continuant à brûler devant la Sainte ? Sainte Julienne se trouve ainsi placée sous le double signe de l’eau (la fontaine) et du feu (les souches).

les souches dans l’église

L’Eglise a porté dans son histoire un jugement mitigé sur les pèlerinages. Pas question de décourager la dévotion des fidèles, mais sans les autoriser à confondre foi et superstition. Reprise et continuité de certains cultes païens, soit !, mais en leur ôtant tout lien avec les divinités qu’elle a combattues pour réussir son évangélisation.

Le « mode d’emploi » que R. Devevey publie ici, montre que le pèlerinage de Sainte Julienne bénéficiait de l’approbation de l’église. Son efficacité résultait des « pratiques et signes de dévotion qui sont le plus en usage : les Evangiles, les bénédictions, les souches et les messes.

  • Il n’est nullement douteux que l’Evangile que récite le prêtre aux personnes qui se présentent avec foi au sanctuaire de sainte Julienne, ne soit d’une grande efficacité, attendu que c’est l’Evangile de l’office de sainte Julienne et que ce sont de plus les paroles de N.S.J.C. lui-même par lesquelles il donnait à ses apôtres le pouvoir de baptiser les infidèles, de pardonner aux pêcheurs pénitents, de guérir les malades et d’opérer toutes sortes de miracles.

  • C’est également une pieuse et salutaire coutume de faire bénir par le prêtre et de faire toucher à la relique de sainte Julienne certains objets pour les porter sur soi ou les appliquer aux personnes malades dont on est venu solliciter la guérison.

  • Les paroisses qui veulent honorer sainte Julienne d’une dévotion continuelle sont représentées dans son sanctuaire par des souches ou candélabres que l’on allume aux jours des grands pèlerinages et aux principales fêtes de l’année.

  • Enfin, bien des faveurs extraordinaires, conversions d’âmes chères, guérisons de personnes malades ont été et peuvent être obtenues par les messes qui sont dites à l’autel et en l’honneur de sainte Julienne. »

La fin du pèlerinage

la châsse de Sainte-Julienne

Il semble que le dernier pèlerinage a eu lieu en 1936, et j’ignore si Sainte Julienne attire toujours des pèlerins individuels. En tous cas, la paroisse de Rambouillet a cessé, pour sa part, de participer à ce pèlerinage à la fin du XIXème siècle.

Je redonne la parole à Mlle Gébert qui nous en donne son explication personnelle (et peut-être un peu subjective !), sans la dater avec précision.

« Ce pèlerinage se fût sans doute conservé jusqu’à nos jours, si une malencontreuse personne n’avait voulu, une année, en faire partie. Elle se scandalisa de voir la dévotion des vieilles femmes de Groussay pour Sainte-Julienne, prétendant quelles croyaient plus en cette sainte qu’en Dieu.

Et, comme cette personne rendait beaucoup de services à M. le Curé pour ses œuvres, elle fit tant et si bien qu’elle le força à abolir ce pèlerinage.(…) Elle prétendait aussi que les chantres, bedeau, suisse, allaient là pour faire une partie de plaisir. Les pauvres ! Quand ils auraient bu un peu plus que de coutume il n’y avait pas grand mal.

Mais il faut dire que cette année-là, c’étaient les frères Gaillard qui nous avaient conduits, que la personne en question, en quittant le Val Saint-Germain voulait absolument qu’ils nous fassent passer par Dourdan. Les cochers s’y refusèrent, disant que cela allongerait trop leur parcours et fatiguerait leurs chevaux. Ils ne cédèrent pas à ses instances, ce qui la plongea dans une forte colère et certainement ce fût pour elle la cause principale qui fit cesser ce pèlerinage. »

 Si Val-Saint-Germain n’attire plus de pèlerins, sa collection de souches, touchants témoignages d’art naïf et de la fierté des paroisses qui participaient au pèlerinage, mérite une visite.

L’église reste fermée en dehors des offices, pour raisons de sécurité, cependant Jean-Paul Vernet, de l’association Art religieux et patrimoine, se propose de vous en ouvrir la porte, et vous fera bénéficier de sa grande érudition. Il est joignable par mail à OJP.VERNET@gmail.com.

Christian Rouet
août 2022

Outre cette collection de souches, vous pourrez visiter dans une salle annexe de l’église le petit musée que l’association a ouvert afin de présenter des habits sacerdotaux, en rappelant leur rôle, la signification des couleurs, et des motifs… quantité d’informations dont la mémoire se perd aujourd’hui.

Cette publication a un commentaire

  1. Jean-)Eric ULLERN

    Cet article est amusant autant qu’intéressant. Ces anciennes traditions qui se perdent font bien partie de notre patrimoine (pas seulement celui de Rambouillet, évidemment). Il faut espérer que d’autres personnes de la région se souviendront de certaines d’entre elles et en feront part. Mais bien sûr, les personnes en ayant connu sont de moins en moins nombreuses.
    Merci pour l’article

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