Caran d'Ache
Le dessinateur humoristique Emmanuel Poiré, dit Caran d’Ache est enterré à Clairefontaines. Le monument funéraire que lui ont élevé ses amis étant, en ce début 2024, en très mauvais état, la municipalité envisage sa rénovation, et l’association PARR de Rambouillet, s’est déclarée prête à y contribuer.
Voilà pourquoi je reviens aujourd’hui sur ce personnage de la Belle-Epoque, décédé en 1909 (que j’avais évoqué en septembre 2022 dans un article sur les Russes d’Yveline).
Rappelons qu’il n’y a aucun rapport entre ce dessinateur et la « Fabrique Genevoise de Crayons » créée en 1915, devenue ensuite « Ecridor », puis en 1924 « société Caran d’Ache », qui vend chaque année plus de 15 milliards de crayons.
Emmanuel Poiré
Pendant la bataille de la Moskova, un officier français de l’armée napoléonienne, chef d’escadron au 7ème régiment de chasseurs à cheval est laissé pour mort sur le champ de bataille. Sauvé par une famille polonaise il en épouse la fille, et reste prisonnier de l’armée russe durant plusieurs années.
Libéré, il prend la nationalité russe, et reste à Moscou, comme maître d’armes de la maison du tsar. Emmanuel, son second petit-fils, se passionne pour les uniformes militaires dont il dessine des carnets entiers. Il découvre dans le livre « Nos jeunes peintres militaires » de Goetschy le peintre français Detaille et rêve de venir le rencontrer à Paris.
En 1878, à la mort de son père, il se rend au consulat de France à Moscou, et arguant de l’origine française de sa famille, il obtient de prendre la nationalité française et d’être « rapatrié » en France avec un pécule de 100 roubles (dont la conversion, passée la frontière, s’avèrera problématique ).
Trois jours après son arrivée à Paris, Poiré –que ses camarades de chambrée appelleront Poirof– s’engage au 73ème régiment de ligne.
Dès sa première permission il se rend à l’atelier du peintre Detaille, pour lui montrer ses croquis d’uniformes militaires russes. Detaille lui trouve du talent, et le fait détacher au ministère des armées comme « dessinateur des uniformes et des harnachements des armées étrangères ». Il reste cinq ans sous les drapeaux, en sort caporal, et conservera toute sa vie le goût des uniformes et de l’armée, même s’il en brocardera souvent les travers.
Caran d’Ache
Revenu à la vie civile, Poiré publie dans différents journaux des dessins et caricatures, qu’il signe « Caran d’Ache » (Karandach = crayon en Russe), un pseudonyme que lui aurait donné le préhistorien Adrien de Mortillet, qu’il a rencontré en Russie.
C’est « l’Epopée », une pièce en ombres chinoises qu’il crée le 27 décembre 1886 au cabaret le Chat Noir pour illustrer les campagnes napoléoniennes qui lui amène le succès et l’aisance financière.
Le mois suivant il en concède les droits au baron Barbier, moyennant la moitié du bénéfice net des spectacles.
Il publie également, à intervalles réguliers, des albums de planches qui ont déjà été, pour la plupart d’entre elles, publiées dans la presse: chez Plon Album Caran d’Ache (1889), Album deuxième (1890), Album troisième (1892), Bric-à-Brac (1893), Les Lundis de Caran d’Ache (1896), C’est à prendre ou à laisser (1898) et Gros et détail (1907).
En février 1893 son album « Carnet de chèques » est publié à 30 000 exemplaires. Il comprend 24 pages de dessins (dont 8 ont déjà été publiés dans l’Illustration du 12 décembre 1892). Par son format allongé, et sa présentation, il évoque un carnet de chèques. Il est consacré à l’affaire de Panama : tous les politiciens sont corrompus et ont accepté un chèque… d’un horrible juif.
Je reviendrai plus loin sur l’antisémitisme, parfaitement assumé, de Caran d’Ache.
Dès 1894 le dessinateur collabore aux deux journaux « Le Figaro » et « Le journal ».
Cette année-là, il annonce aussi au Figaro la préparation de Maestro, un roman dessiné. Ce projet ne sera jamais terminé. On en connait cependant un document préparatoire, (collection particulière Masset), fac-similé de ce qu’aurait pu être au final le livre publié comme Caran d’Ache le présentait lui-même au Figaro : « Quant à la forme, à la figure du livre, je vois un volume qui aura l’aspect extérieur d’un roman de Zola, de Daudet, de Montépin ou de Paul Bourget avec le prix marqué de 3frs 50c… Mais à l’intérieur ! A l’intérieur – pas une ligne de texte ! Tout sera exprimé par les dessins en 360 pages environ. »
Ce fac-similé, 120 pages publiées par la Cité Internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulème en 1999, et quatre cahiers contenant des dessins préparatoires, des brouillons de cases et la fin du synopsis de l’histoire, retrouvés en 2001 au département des arts graphiques du musée du Louvre, donnent une idée très précise de ce projet ambitieux, jamais terminé.
En 1895 le Figaro passe de 4 à 6 pages, et Caran d’Ache y publie chaque semaine une page entière :« Les Lundis de Caran d’Ache ». En 1899, tout en poursuivant sa collaboration avec le Figaro, il donne chaque mercredi une page de dessins d’humour au Journal, et alimente ainsi les deux quotidiens jusqu’en 1906. Il est alors le dessinateur le plus prolifique –et sans doute le mieux payé– de toute la presse.
Cependant, en 1894 le capitaine Dreyfus a été condamné pour espionnage en faveur de l’Allemagne. Son procès a avivé l’antisémitisme. Il est porté à son paroxysme et divise la France, quand Zola publie le 13 janvier 1898 sa lettre « J’accuse… » dans l’Aurore car elle met en cause les plus hauts gradés de l’armée française.
L’antisémitisme de Caran d’Ache s’ajoutant à son attachement à l’armée française, il ne peut se contenter de ses dessins dans le Figaro ou le Journal, qui cherchent à ménager leurs lecteurs. Le 5 février 1898 il crée donc avec son ami Jean-Louis Forain « Pss…t ! », une revue hebdomadaire. Forain s’en explique :
« Caran d’Ache et moi avons obéi au sentiment de dégoût et d’indignation que nous inspirent les odieuses manœuvres du Syndicat (NDLR :c’est le terme qui désignait les juifs). Je ne suis pas un Antisémite, dans le sens strict du mot; mais, il n’y a pas à dire le contraire, ce sont les Juifs qui font toute cette sale besogne. […] Un soir, nous causions de cela, Caran d’Ache et moi. Il faut faire quelque chose, lui dis-je ; ils nous embêtent à la fin. C’est devenu un devoir pour chacun de combattre tous ces cosmopolites avec les moyens dont il dispose. »
Caran d’Ache publie ses dessins dans les 85 exemplaires de la revue, sous son pseudonyme et sous celui de « caporal Poiré ». C’est une charge haineuse contre les juifs. La presse ne s’y trompe pas : « Ces géniaux artistes ont fait un album contre les juifs. On se l’arrache à Paris. Les camelots en vendent des centaines de mille. »
Le 9 septembre 1899, au terme d’une longue procédure, la Cour d’Appel de Rennes confirme la condamnation de Dreyfus mais en lui reconnaissant des circonstances atténuantes (curieuses pour un cas de trahison!) afin d’alléger sa peine. Le jugement ne satisfait personne, mais la semaine suivante, le Pss…t ! cesse sa publication, sur un communiqué de relative satisfaction de Forain et Caran d’Ache.
Il faudra attendre encore 7 ans avant que l’innocence de Dreyfus soit définitivement reconnue, mais déjà l’opinion publique, dans sa grande majorité, a compris ce qu’il en est, et l’affaire a cessé de passionner.
En 1906 Caran d’Ache cesse sa collaboration avec Le Figaro et Le Journal. Ses dessins ne rencontrent plus le même succès :« On ne se disputait plus à coups de billets de banque, comme naguère, ses productions déjà démodées »(la Lanterne 27 février 1909).
Sa santé décline, et il ne se consacre plus qu’à la production de jouets en bois découpés.
Dès leur présentation au public, lors du Salon des humoristes organisé par le journal Le Rire en mai 1907 au Palais de Glace, le succès est considérable.
Il passe un contrat avec la société Hachette qui se charge des reproductions d’après les modèles conçus par l’artiste. Ce sont d’abord de nombreux modèles de chiens, puis d’autres animaux (lion, ours, éléphants…). Il réalise l’année suivante « les Chasses de Caran d’Ache », toujours vendus par Hachette. Ces boîtes renferment un souverain ou un chef d’État avec ses suivants, des animaux et des éléments de paysage…
Le 25 février 1909, Caran d’Ache décède dans une clinique où il est hospitalisé depuis trois mois, et le 17 juillet 1909 son corps est transféré au cimetière de Clairefontaines-en-Yvelines.
Pourquoi Clairefontaines ? Caran d’Ache n’y a jamais habité, mais il était souvent l’hôte du château de Montjoie, ou de celui des Bruyères. Ce sont « ses amis et ses admirateurs » qui se sont groupés pour y acheter une concession et faire réaliser un imposant monument de marbre blanc conçu par l’architecte Georges Wybo et décoré par deux médaillons et deux dessins de l’artiste. L’état d’abandon de cette sépulture ayant été constaté en 2023, elle fait maintenant partie du patrimoine communal qui va pouvoir librement procéder à sa rénovation.
L’antisémitisme de Caran d’Ache
Curieusement, alors que Caran d’Ache assumait pleinement un antisémitisme largement partagé par ses contemporains, celui-ci a été oublié durant plusieurs années.
C’est ainsi qu’à l’annonce de sa mort, le Progrès de Rambouillet évoque seulement « le spirituel dessinateur, auteur de l’Epopée », l’Intransigeant se souvient de « ses caricatures et histoires sans légende, au dessin ferme et précis qui si longtemps firent notre joie », la Lanterne parle du « spirituel artiste » et du spectacle d’ombres qui attira tout Paris, l’Aurore rappelle seulement la vie du « dessinateur bien connu »…
Seule l’Action française, journal d’extrême-droite, salue son compagnon de lutte antidreyfusarde, et cite sa revue Pss…t ! :« son talent, son esprit furent toujours au service d’un patriotisme éclairé. On se souvient des feuilles du Pss…t!, qu’au plus fort de l’Affaire, il publia avec Forain. Ces feuilles contiennent, sans doute aucun, les meilleurs morceaux de son oeuvre. »
A partir du « J’accuse » de Zola, il est possible d’expliquer la mobilisation de nombreux antidreyfusards, non par leur antisémitisme, mais par leur souci de défendre l’honneur de l’armée française. Aujourd’hui encore, l’association Parr, dans l’article qu’elle consacre à Caran d’Ache afin d’expliquer l’intérêt qu’elle porte à sa tombe, explique : « Toujours amoureux de la France et de son armée, il ne peut tolérer qu’un capitaine déshonore celle-ci en trahissant son pays. Dans le grand mouvement nationaliste, antisémite et antigermanique de l’époque, il adhère à la Ligue de la Patrie Française qui condamne sans hésitation Dreyfus. » (Parr…chemin 21).
Rétablissons les faits : ce n’est pas parce qu’un capitaine juif a été accusé d’espionnage que l’armée française est devenue antisémite. C’est au contraire son antisémitisme qui l’a conduite à choisir un capitaine juif pour en faire un coupable idéal. Et il en est de même pour Caran d’Ache : il ne devient pas antisémite à cause de l’affaire Dreyfus, c’est parce qu’il l’est bien avant qu’il se mobilise aussi violemment contre les Dreyfusards.
C’est la redécouverte de son Carnet de chèques, publié quatre ans avant l’affaire Dreyfus, et occulté longtemps par ses admirateurs, qui dissipe tout malentendu à cet égard. Dans tous ses dessins, le juif se reconnaît par ses traits, son accent (« ah le mauvais poukre… Ché gommence à groire à croire que c’est un chuif » ) et tous les « défauts de sa race » : il est fourbe, rusé, cupide, et il conspire avec l’Allemagne contre la France pour défendre ses intérêts financiers. Il en est ainsi dans ses dessins, avant ou pendant « l’affaire ».
Reconnaissons toutefois, comme « circonstance atténuante » que Caran d’Ache ne faisait que partager ainsi un antisémitisme très largement répandu, et jugé parfaitement honorable selon les critères de son époque.
Rappelons le contexte : l’Eglise perd progressivement ses prérogatives sous la IIIème République et en rend responsable les juifs. Dès 1883 le quotidien catholique « La Croix », se revendique fièrement « le journal le plus anti-juif de France ». L’Action Catholique désigne ses adversaires : « Les francs-maçons, les protestants et les juifs, c’est trois têtes dans un même bonnet »…
Après le succès commercial de son livre « la France juive », Drumont fonde en 1889 la Ligue nationale anti-sémitique de France, pour « protéger les intérêts moraux et matériels de la France contre les insolents triomphes du parasitisme judaïque international » (statuts de la Ligue).
Avec le slogan : « la France aux Français », la ligue présente des candidats antisémites à toutes les élections. Elle est financée par le duc de Luynes, le duc d’Uzès… mais elle compte aussi parmi ses membres des personnalités de la gauche anticapitaliste pour qui « le capital est aux mains des Juifs suceurs de sang ».
Comme le résume le candidat antisémite Willette : « le Juif est d’une race différente et ennemi de la nôtre ».
Bien sûr, le nombre d’antisémites augmente fortement à partir de 1898, rejoints alors par des nationalistes qui veulent défendre l’armée. En 1903 Drumont fonde la Fédération nationale antijuive pour « combattre les influences pernicieuses de l’oligarchie judéo-financière ». Il crée également son journal « La libre Parole », et y fait l’éloge de la revue de Caran d’Ache et Forain : « C’est un vrai service que ces hommes de coeur et d’esprit ont rendu à ce pays où s’agitent, avec de la boue jusqu’au ventre, des juifs qui exaltent une puanteur de rats » (Libre Parole 7 février 1898). Il publie dans son supplément illustré des dessins de Caran d’Ache (sans que celui-ci n’y collabore de façon régulière).
Sans doute Caran d’Ache partage-t-il d’autant mieux ces opinions qu’il a été élevé en Russie, le pays le plus antisémite de l’époque. C’est là qu’a eu lieu en 1821 le premier pogrom (le terme est russe) anti-juif. Il sera suivi de beaucoup d’autres : c’est pour les fuir qu’auront lieu en 1882 les premières migrations de juifs russes en Palestine. Elles modifieront l’équilibre entre les populations indigènes juives et musulmanes de la région.
Et finalement l’extrême discrétion avec laquelle, aujourd’hui encore, on évoque l’antisémitisme de Caran d’Ache, ou les excuses qu’on veut lui trouver, en raison de son réel talent de caricaturiste, nous ramènent à deux questions très actuelles :
- faut-il distinguer l’homme de l’artiste ?
- peut-on juger un comportement d’autrefois selon notre morale actuelle ?
Je relis les pages consacrées à Céline dans le Lagarde & Michard de ma jeunesse : aucune allusion à la haine des juifs, et la collaboration active avec les nazis de ce très grand écrivain. Pourtant sa vie et ses livres étaient déjà bien connus. Qui décide d’occulter ou de mettre en lumière tel ou tel aspect d’une oeuvre ou d’une vie ?
Vaste débat qui dépasse largement le cadre de cet article !
Christian Rouet
février 2024