Les Editions d’Art de Rambouillet

le catalogue

Pendant des années, les décorateurs américains ont proposé des « Rambouillet tapestries » en les mettant sur le même plan que les tapisseries d’Aubusson.
Ce surprenant résultat était à mettre au crédit d’Allan Waller, le talentueux agent commercial américain d’une PME locale qui, en réalisant 50% de son chiffre d’affaire à l’exportation, a fait davantage pour le renom de Rambouillet aux USA ou au Japon durant vingt ans que le château de Rambouillet lui-même.

A l’origine de cette aventure, un homme, André Le Pan, dit Demay, (surnom choisi parce qu’il est né un 2 mai) artisan parisien qui crée des vestes de cuir pour la mode masculine.

Dans les années 60, le marché de la reproduction d’art explose. Salvador Dali, et d’autres artistes contemporains vendent des milliers de reproductions, à une clientèle qui accède au marché de l’art, et ne fait pas la différence entre une œuvre réalisée en tirage limité, et une copie dont seule la signature est originale. Outre le plaisir de la décoration, les acheteurs pensent réaliser ainsi un placement intéressant. Les mises à prix, sur le site Ebay, de certaines de ces reproductions prouvent qu’aujourd’hui encore, certains acheteurs n’ont toujours pas compris ce qu’ils ont acheté à l’époque.

André Demay, constatant qu’il n’existe pas de reproductions de tapisseries de qualité, car les productions faites au métier à tisser mécanique sont grossières, et limitées en taille, décide de créer des reproductions en sérigraphie.

Son premier atelier, installé à Paris, rencontre un certain succès, et l’amène en 1963 à s’installer au Patis, en créant la S.A. Editions d’Art de Rambouillet.

Pourquoi Rambouillet ? Parce que le nom lui semble correspondre à une certaine image de luxe, et que son projet repose sur un concept marketing très élaboré :

La sérigraphie :

Tout part du cliché de la tapisserie à reproduire, généralement acheté au Musée qui détient l’original. Les premières sont choisies au Musée de Cluny : mille-fleurs de l’école de la Loire, collection de la Dame à la Licorne, cartons des Flandres…

Georges Boitard, le directeur artistique les choisit en fonction de critères artistiques, mais également techniques : nombre de couleurs, nuances à respecter, usure de l’original etc…

Le cliché, agrandi à la taille choisie pour la reproduction – généralement 70 à 80% de l’original – est ensuite étendu sur le grand plateau de verre d’une table lumineuse. G.Boitard et deux artistes réalisent alors, à la main, un calque par couleur : 6 pour des modèles simples, de petite taille, les « classiques » et jusqu’à 12 pour les grandes les « numérotées ».

Il suffit ensuite de reproduire par solarisation chaque calque sur un écran de soie tendu dans un cadre de bois.

L’atelier dispose d’une grande table sur laquelle on peut dérouler une bande de 50m d’un tissu qu’il a fallu sélectionner après bien des essais. Il lui faut une trame qui donne à la tapisserie un relief qui la rapproche d’une tapisserie tissée, et qui absorbe rapidement la peinture, sans bavure.

Deux ouvriers, situés de chaque côté de la table vont placer le cadre de la première couleur, la passer à la raclette, déplacer le cadre à l’emplacement d’une seconde tapisserie, et recommencer l’opération sur toute la longueur de la table.
C’est la technique d’impression au cadre plat, inventée à Lyon vers 1850, d’où son appellation encore usitée de « cadres à la lyonnaise ».

L’ordre des peintures doit être respecté, certaines pouvant ainsi se combiner avec la teinte précédente pour donner quelques nuances supplémentaires.
En deux jours, 20 tapisseries peuvent ainsi être réalisées en même temps, sur la même table.

Découpées, les tapisseries sont ensuite étuvées pour fixer les pigments, puis elles reçoivent une doublure de jute, des barrettes de fixation, et une étiquette qui sert de certificat.
Les tapisseries les plus grandes sont réalisées en deux moitiés, assemblées ensuite de façon discrète, en suivant un détail du dessin, par Marie Thérèse et deux couturières moins expertes.

Le résultat est surprenant : avec un peu de recul il est tout à fait impossible de voir que la tapisserie n’est pas tissée, mais peinte sur une toile tissée, et les effets d’usure reproduits lui donnent l’aspect visuel d’une tapisserie ancienne, à mille lieux des couleurs vives et tranchées des tapisseries mécaniques.

Les premières étiquettes contiennent peu  d’informations, les suivantes décrivent leur fabrication (en enjolivant un peu le côté artisanal, sans évoquer l’idée de travail en série.) Toutes sont signées par A.Demay et G.Boitard.

Les productions :

Les tapisseries représenteront toujours plus de 80% de la production d’Editions d’Art qui tentera constamment de créer de nouveaux produits.

l’histoire du Roi : le canal de Bruges » Gobelins XVIIe

Deux collections permettent, l’une de toucher une clientèle haut de gamme, avec des tapisseries numérotées de grande taille, l’autre de proposer des modèles moins chers, de taille réduite, dites « classiques » pouvant mieux s’intégrer dans des appartements modernes.

En 1983 c’est à la demande de l’importateur japonais, les grands magasins Mitsukoshi, qu’une troisième collection est réalisée : les « miniatures » . Leur taille ne dépasse pas la moitié d’une tapisserie classique, mais elles sont réalisées avec autant de couleurs qu’une tapisserie numérotée, et comblent le goût d’un public exigeant mais ne disposant pas de grands espaces muraux..

A la demande de l’agent américain, l’entreprise réalise des paravents : ce sont des panneaux articulés fabriqués en aggloméré, et évidés pour en réduire le poids. Deux tapisseries, numérotées ou classiques, sont tendues sur les deux faces.

En dépit de leur poids, qui augmente le coût du transport, ces paravents remportent un grand succès sur le marché américain, puis sur le marché français, mais le nombre de pièces fabriquées reste limité.

carreau delft

En 1980, G.Boitard propose de réaliser, en combinant sérigraphie et peinture au pinceau, des reproductions de carreaux de céramiques : Delf , Gien, azzuleros du Portugal …

Ici aussi, l’intérêt de ces carreaux réside notamment dans l’imitation de l’usure des peintures, qui leur donne une véritable authenticité, au prix d’un produit neuf.

L’auberge « la maison d’Angèle », sur la RN10, première réalisation locale, sert de première référence et de showroom. Des clients prestigieux viennent commander des réalisations pour hôtels de luxe : Ivana Trump vient à Rambouillet commander le décor d’une piscine intérieure du Plaza de New York.

Les locaux de Rambouillet :

Dans un premier temps, A.Demay reprend au Patis les ateliers de la Maison Parmentier, spécialisée dans la fabrication de bas de soie, que le développement du nylon a contraint à fermer. Pour accueillir ses clients il loue en outre un magasin au 26 rue Chasles. Il en fait un showroom luxueux mais les résultats sont décevants : il n’est pas évident de faire venir les décorateurs – souvent étrangers –  jusqu’à Rambouillet, et ceux qui viennent souhaitent visiter aussi les ateliers.

Le droit au bail est alors cédé au Crédit Mutuel. Lorsque la banque se déplacera devant la gare, le local sera occupé par une agence immobilière, et actuellement (2022) par une agence d’intérim.

L’atelier et le showroom sont regroupés dans un immeuble qu’A.Demay fait construire rue de l’Etang de la Tour, à la sortie de Rambouillet.

l’immeuble sur la route de Cernay

On y accède par un chemin de terre, moyennement carrossable qui traverse un petit bois. Le bâtiment est là, dans une clairière, avec ses murs de crépi rose, et ses larges baies vitrées.

C’est une longue pièce de 60m, qui abrite en parallèle deux tables de cadres à la lyonnaise. Deux ailes perpendiculaires, viennent réduire visuellement la longueur de la construction.
Celle de droite abrite l’atelier artistique : réalisation des calques des tapisseries, peinture et cuisson des céramiques.
Celle de gauche remplace le showroom de la rue Chasles, et regroupe les services administratifs en open-space : Anne-Marie la responsable commerciale, Marie-Françoise la comptable, Brigitte la facturière, le bureau de Jean, le représentant de commerce, lorsqu’il revient de ses tournées, et celui d’André Demay.
Et entre l’atelier et les bureaux, la salle de stocks.

l’atelier

Tout le bâtiment est sur un seul niveau, sans étage et sans vide sanitaire, avec de très nombreuses porte-fenêtres sur toute sa longueur. Le toit est en petites tuiles plates, avec charpente apparente et une hauteur au faîtage de 6m50. C’est très élégant … mais difficile à chauffer, ce que l’entreprise réalise lors du premier choc pétrolier. Il faut d’urgence réaliser d’importants travaux d’isolation interne, mais malgré cela le coût de fonctionnement de l’ensemble restera beaucoup plus élevé que prévu.

L’effectif de l’entreprise ne dépassera jamais 12 personnes .

Le marketing :

A.Demay fait preuve, dans ce domaine, d’une très grande imagination.

La publication de chaque nouvelle tapisserie numérotée fait l’objet d’articles dans les principales revues de décoration. Une publicité pleine page la présente et donne la liste des magasins qui l’ont commandée par avance et la proposeront dès sa sortie, bénéficiant de cette publicité.

Pour diffuser les classiques, les Editions d’Art ont créé en 1964 une filiale dont ils détiennent 50% du capital : Artis Flora. Son animateur, qui détient le reste du capital, Jean-François Gravier, signe ses publicités sous le nom de Hugues de Saint Victor.

La vente utilise le système du couponing : des publicités proposent de recevoir gratuitement un livre d’art sur l’histoire de la tapisserie française (dont toutes les reproductions sont les modèles proposés à la vente) et de recevoir sans engagement un représentant Artis Flora.

Chaque publicité génère ainsi son lot de coupons, et ceux-ci sont vendus à un réseau de six agents commerciaux, qui en remboursent ainsi le coût. Ils ont des collections en dépôt, et vendent en conservant une marge commerciale de 35%. (voire plus, car certains ne se privent pas de majorer librement le tarif conseillé).

Jean, le représentant salarié visite les clientèles suisse et allemande.
Les marchés d’Italie, du Benelux et des Etats-Unis sont concédés à des distributeurs exclusifs.

Inquiets de la concurrence de ces sérigraphies les entreprises d’Aubusson tentent de faire interdire par la justice l’usage du terme « tapisserie » pour des créations qui ne sont pas tissées, mais elles sont déboutées, comme elles le seront lorsqu’elles voudront l’interdire aux fabricants de papiers peints et de  revêtement mural.

En 1980, Artis Flora quitte ses locaux de la rue de Paradis Paris 10ème pour acquérir un magasin au 75 rue Vieille du Temple dans le 3ème, à l’occasion de la rénovation du Marais.

La boutique sert alors de magasin pilote pour le lancement d’une chaîne de magasins en franchise : « les Ateliers d’art de Rambouillet ». Il s’en ouvre à Orléans, Chantilly et Montpellier. Chaque magasin vend en direct les réalisations du franchiseur, et devient en outre le centre régional pour le couponing d’Artis Flora.
Mais la diversité des produits n’est pas suffisante pour les magasins. Ils ferment après quelques années, faute de renouvellement de clientèle.

A l’exportation, le marché américain a toujours été le plus intéressant, et un agent exclusif, Allan Waller a réussi à merveille l’introduction des tapisseries, et leur positionnement en très haut de gamme.

Malheureusement après quelques années il n’honore plus ses engagements financiers, et un long procès jugé à New York, puis Versailles, et enfin Atlanta, bloque les ventes durant tout le temps de la procédure.

Pour revenir sur le marché, Editions d’Art prend d’abord un showroom à l’International Home Furnishings Market de High Point, en Caroline du Nord.
High Point a été longtemps la capitale mondiale du meuble. La première de ses nombreuses usines a été ouverte en 1889.
Son salon bi-annuel reste l’événement le plus important de l’industrie de l’ameublement dans le monde. Il se tient en avril et octobre de chaque année. 2300 exposants occupent environ 12.000.000 pieds carrés (1.100.000 m2 ) d’espace d’exposition dans 188 bâtiments séparés, et attirent des professionnels du monde entier. Entre les deux salons, les immeubles sont fermés, parce qu’il n’y a pas de marché local.

Au moment où Editions d’Art participe à ces salons, la ville compte environ 60 000 habitants, mais reçoit plus de 100 000 visiteurs, deux fois par an. Les chambres d’hôtels sont réservées à vie par les grandes sociétés, et les exposants logent chez l’habitant.

Galerie aux USA

Après cinq salons décevants, la société HENREDON, devient le distributeur exclusif pour son nouveau département « Connoisseurs Gallery Inc » , et commercialise les tapisseries, présentées avec les meubles Mailfert d’Orléans. Le marché américain est relancé, mais il ne retrouvera jamais l’importance qu’il avait eu avec Allan Waller.

En France André Demay signe un partenariat original avec les « Relais et châteaux de France ».

Chaque membre du réseau peut acheter à prix préférentiel des tapisseries numérotées, pour ses espaces communs, et reçoit des tapisseries classiques en dépôt vente. Un catalogue avec bon de commande est déposé dans chaque chambre, et les hôteliers peuvent ainsi s’adjoindre une activité complémentaire.
Le Ritz vient d’acheter la collection complète pour sa rénovation : quel bel argument pour négocier avec les propriétaires de ces hôtels de standing !

La formule commence par connaître un grand succès, mais elle s’essouffle vite : les clients sont des habitués de la chaîne, et la tapisserie n’est pas un produit que l’on renouvelle.

Malgré tous les efforts de A.Demay, la tapisserie reste « un produit de niche ».

La fin des Editions d’Art à Rambouillet :

Bénéficiant des progrès de l’informatique, les tapisseries en tissage mécanique progressent : les sélections de couleurs sont affinées, et la concurrence devient plus forte.

Dans le même temps, les goûts évoluent : des dessins modernes ont la faveur d’un public qui reste limité, mais pour de tels dessins, les imitations d’usure et de patine du temps n’apporteraient rien.

Quand André Demay décide de prendre sa retraite en 2002, l’entreprise couvre tout juste ses frais, et les investisseurs tentés par ce marché très particulier ne se bousculent pas.

C’est Jean Pierre Bréal qui l’achète en 2003, décidé à mettre en œuvre une stratégie commerciale à l’opposé de celle d’A. Demay : baisser les prix, en essayant de vendre par correspondance en grandes quantités sur le modèle des campagnes réussies par Artis Flora avec l’American Express.

Mais le marché est trop étroit pour ce type de stratégie, et la baisse de prix, au lieu d’attirer de nouveaux clients, dévalorise le produit. Deux ans après, l’entreprise dépose son bilan.

Le distributeur exclusif pour l’Italie, la société Wallflor « Tapetti e Arazzi d’arte » rachète la marque et la totalité des cadres et clichés. La production reprend, mais elle est transférée dans les ateliers de Genola, dans le Piémont.

tapis Wallflor

En 2020 elle vend toujours des tapisseries sous le nom de Rambouillet, ainsi qu’une gamme de tapis, réalisés à partir des mêmes clichés.

Les deux dessinatrices en charge de la céramique se mettent à leur compte, dans des locaux de la rue de la Motte, à l’enseigne des « Dames de faïence » mais elles abandonnent après deux ans.

Quant aux locaux de l’étang de la tour, qu’André Demay avait achetés en son nom propre, ils sont vendus quelques années après, et le terrain est loti.

C’est la fin d’une aventure qui a duré quarante ans, et qui a fait connaître le nom de Rambouillet – parfaitement imprononçable en américain ! – à des milliers de décorateurs et d’amateurs étrangers.

Christian Rouet
juin 2020

Cette publication a un commentaire

Laisser un commentaire


La période de vérification reCAPTCHA a expiré. Veuillez recharger la page.