Quand le train déraille

Le 22 octobre 1895, à 16h, le train express n° 56 de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest, en provenance de Granville transperce la façade de la gare Montparnasse.
L’avant de la locomotive vient s’écraser sur la place de Rennes située en contrebas, et la locomotive et son tender restent bloqués à la verticale.

Il n’y a qu’une seule victime : la malheureuse marchande de journaux installée à la station de tramways.

Les journaux se déchaînent : un « accident sans précédent » (Le Journal des débats politiques et littéraires), « extraordinaire » (La Croix, Le Petit journal), « terrible et étrange » (Le Gaulois). Car, « malgré les efforts inouïs du mécanicien » (Le Journal), c’est un « train fou » (Le Matin) qui achève sa course « dans la rue » (L’Intransigeant) causant des « dégâts considérables » et une « terrible panique » (La Presse). Si Le Rappel parle d’une « fantastique apparition » et Le Temps d’un « spectacle fantastique », L’Echo de Paris accumule les superlatifs en indiquant que jamais, « de mémoire d’homme, on n’a vu pareil accident, aussi bizarre, aussi étrange, aussi étonnant, aussi extraordinaire, aussi incompréhensible« …(citations tirées de Gallica)

S’ils n’ont pas tous ce côté spectaculaire, les accidents de chemin de fer sont nombreux durant des décennies. Je reviens aujourd’hui sur celui qui a eu lieu entre le Perray-en-Yvelines et Rambouillet, le 7 janvier 1911. Il s’agit du déraillement d’une locomotive Pacific 231, sur le réseau de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest, nationalisé deux ans auparavant.

La Compagnie des chemins de fer de l’Ouest

Elle a été créée le 16 juin 1855 par le rachat, l’absorption ou la fusion de douze compagnies dont la plus ancienne avait été fondée en 1846, et dont les durées de vie avaient été fort courtes.

En effet, l’activité ferroviaire est loin de garantir une rentabilité aux capitaux investis, tant la création de lignes, l’achat et l’entretien du matériel roulant coûtent cher. Ce n’est qu’en 1851 qu’un nouveau mode de financement vient compléter utilement l’apport en capital des associés : l’emprunt obligataire, avec garantie de l’Etat, en une période où le franc était une monnaie stable et l’inflation quasi nulle…

En 1857, à la suite de nombreux regroupements, six compagnies principales se partagent le réseau français : le P.L.M., le Midi, le Paris-Orléans, les compagnies du Nord, de l’Est et de l’Ouest.

le réseau Ouest en 1865

La Compagnie des chemins de fers de l’ouest exploite les lignes qui passent à Rambouillet, avec ou sans arrêt (1849 : Chartres, 1854 : Le Mans, 1857 : Rennes, 1865 : Brest…

Avec la guerre de 1870, le gouvernement prend conscience de l’intérêt stratégique du réseau ferroviaire, et pendant plusieurs années nos parlementaires s’affrontent sur des projets de nationalisation, de partenariats public-privé, d’aides financières. Les arguments échangés n’ont rien perdu de leur actualité :

« L’Etat a toujours prouvé, dans tous les domaines, une radicale inaptitude industrielle, pour cette raison fondamentale que des fonctionnaires n’ont pas le même intérêt que des particuliers à réussir dans leurs entreprises. Les mœurs administratives sont faites d’indifférence et d’inertie, parce que personne dans une administration n’a rien à gagner au succès. »(Chambre des députés, séance du 10 mars 1911)

Le 18 mai 1878, c’est finalement pour sauver de la faillite plusieurs sociétés trop endettées que sont créés les Chemins de fer de l’Etat. Le 18 décembre 1908 c’est au tour de la Compagnie des chemins de fers de l’ouest, au bord de la faillite, d’être reprise. Son réseau est alors désigné Ouest-Etat.

Ce rachat (dont l’opposition conteste les conditions) aurait dû s’accompagner d’un plan de vérification et d’amélioration des lignes, mais celui-ci n’est entrepris que lentement, et le réseau Ouest-Etat connait de nombreux accidents dont beaucoup se limitent heureusement à des dégâts matériels.

Dans les journaux de l’époque je relève pour le seul mois de janvier 1911 (et pour ce seul réseau Ouest-Etat) :

  • un monument curieux : la tombe de F. Boileau (+1878) représente un enchevêtrement de locomotives et de wagons (cimetière de Tours)
    3 janvier : collision de deux trains à Vernon, dégâts matériels
  • 5 janvier : collision d’une locomotive avec un train à Morlaix
  • 6 janvier : déraillement d’un train entre le Perray et Rambouillet. 6 blessés légers
  • 8 janvier : collision de deux trains de marchandises à Dreux
  • 9 janvier : déraillement d’un train à Rouen
  • 9 janvier : déraillement d’un train en gare du Perray-en-Yvelines
  • 10 janvier : rupture d’aiguillage en gare de Rambouillet au passage d’un train de marchandises
  • 14 janvier : un train heurte le butoir de Saint-Lazare, 1 blessé
  • 15 janvier : collision de deux trains à Vire, 7 morts
  • 17 janvier : collision de deux trains en gare de Maintenon
  • 19 janvier : collision d’une locomotive avec un train à Cholet, des blessés
  • 19 janvier : collision de deux trains de marchandises à Versailles
  • 24 janvier : un train perd ses roues en gare de Dol
  • 28 janvier : collision de deux trains à Ailly-sur-Noye, 1 mort
  • 28 janvier : déraillement d’un train de marchandises à La Londe.

On ne s’étonnera donc pas que le 11 mars 1911, la réorganisation du réseau Ouest-Etat fasse l’objet d’un débat spécial au Parlement. Nous l’évoquerons plus loin.

A partir de 1911, les Chemins de fer de l’Etat exploitent le réseau français, en complément des compagnies privées qui ont su poursuivre leur développement (Nord, Est, Paris à Orléans, Midi, Paris à Lyon et à la Méditerranée ).

En 1937 l’Etat décidera la nationalisation de l’ensemble du réseau, et la Société Nationale des Chemins de Fer Français (SNCF) restera le seul acteur de l’activité ferroviaire française (avant son ouverture aux compagnies européennes).

La Pacific 231

Un mot sur cette locomotive à vapeur mythique que l’on retrouve dans un grand nombre d’accidents, comme celui de Rambouillet, ne serait-ce que parce que c’est la plus utilisée dans tous les réseaux.

Son nom de Pacific vient de la première locomotive de ce type, livrée par le constructeur américain Baldwin en 1901 pour les New Zealand Railways, et acheminée à travers l’océan Pacifique.

La Compagnie de l’Ouest en fit réaliser deux prototypes, 29-01 et 29-02 car la ligne Paris-Brest comportait des rampes de 10/1000 qui ralentissaient les trains. Cependant, ces modèles n’étaient pas encore au point quand la Compagnie des chemins de fer de l’État racheta la Compagnie de l’Ouest en 1910, et pressée d’exploiter son réseau, elle préféra les remplacer par le modèle dit 231.

Cette désignation rappelle que les six essieux de la locomotive ont la configuration suivante (de l’avant vers l’arrière) : un bogie porteur à 2 essieux, 3 essieux moteurs et 1 essieu porteur.

(Le bogie est un chariot fixé sous un véhicule ferroviaire, sur lequel sont fixés des essieux. Mobile par rapport au châssis il peut s’orienter plus facilement pour aborder les courbes. )

Cette machine est associée à un tender à 3 essieux, qui lui fournit son combustible (24m3 d’eau et 9 tonnes de charbon).

Entre 1910 et 1911 50 modèles de la Pacific 231 sont construits par les sociétés Fives-Lille, Schneider et Cail. En 1911, à la suite de plusieurs accidents l’usage de ces machines est limité au transport de marchandises, et leur vitesse bridée à 60km/h.

En 1912 ces locomotives sont remises en services pour les trains de voyageurs. Elles tractent alors les trains express en direction du Havre, Cherbourg, Le Mans, Thouars et le Deauville-Express. En 1929 elles assurent aussi le service express entre Dieppe et Le Mans et le Manche-Océan, entre Dieppe et Bordeaux. Leur vitesse maximale est de 120 km/h.

Après une tentative avortée d’augmenter leur puissance, ces locomotives sont définitivement abandonnées en 1957.

Le déraillement du 6 janvier 1911

Parmi les nombreux articles qui le relatent, lisons celui de la Dépêche d’Eure-et-Loir du 7 janvier 1911:

« Un accident de chemin de fer dont les conséquences pouvaient être très graves s’est produit ce matin sur la ligne de l’Ouest-État. À quelques kilomètres de Rambouillet un train rapide a déraillé en pleine vitesse et, d’aveu même du préfet de Versailles, M. Autrand, qui s’est transporté aussitôt sur les lieux de l’accident, c’est miracle qu’on n’ait pas à déplorer la mort de nombreuses victimes.

Le train rapide 1505, qui se dirige vers la Bretagne, par le Mans et Angers, était parti ce matin à 9 h. 40 de la gare Montparnasse. Il est direct de Versailles à Chartres, et ne s’arrête à Rambouillet que les jours de chasse présidentielle ou de conseil des ministres.

Vers 10 h. 20, le train arrivait au lieu dit « le Patio » (comprendre : le Pâtis), dans la forêt appartenant au comte Potocki, et marchait à 80 kilomètres. Tout à coup la machine sortit des rails et laboura le sol sur une longueur de 150 mètres. Le wagon-restaurant et cinq wagons de tête se renversèrent et furent traînés par la locomotive. Les wagons, s’éventrant les uns les autres, au milieu du fracas des vitres brisées, des boiseries arrachées, des fers tordus, formèrent en quelques instants un amoncellement de débris, d’où s’échappaient des cris de terreur et des appels au secours.

Comment tous les voyageurs de ces voitures ne furent-ils pas écrasés entre ces ruines ? C’est inexplicable. Peu à peu les voyageurs se dégagèrent et sortirent des wagons télescopés. Plusieurs étaient blessés, mais leurs blessures ne paraissent pas graves.

Au même moment un incendie s’était déclaré dans les wagons de tête, mais il fut presque aussitôt éteint. Parmi les voyageurs du train se trouvaient M. Guist’hau (sous-secrétaire d’Etat à la Marine) et sa famille, qui sont sortis sains et saufs de l’accident. »

sur les lieux de l’accident. On voit que la voie de droite a totalement disparu

Une enquête administrative est aussitôt ouverte. Elle conclut que le bogie de la Pacific a « probablement déraillé pour une cause encore inexpliquée ».
On n’en saura jamais plus.

Les suites de l’accident

L’accident de Rambouillet a été spectaculaire, mais ses dégâts n’ont été finalement que matériels. Il est vite éclipsé par celui de Courville, le 14 février 1911. Cette fois la Pacific du train 513 Paris-Nantes percute de plein fouet un train de marchandises en manœuvre dans la gare de Courville. La locomotive d’un troisième omnibus vient se renverser sur les débris des deux premiers ajoutant à la confusion.
On dénombre 13 morts et de nombreux blessés.

Le Parlement s’empare aussitôt du dossier et constate que la nationalisation de la compagnie, s’est effectuée trop rapidement, sans qu’un diagnostic sérieux ait été fait sur l’état du réseau, et que depuis, la situation du réseau n’a cessé de se dégrader.

Le 18 février, le gouvernement publie donc un vaste plan de redressement du réseau Ouest-Etat.

Certes, y lit-on, la sureté de la locomotive Pacific doit être améliorée ! L’articulation de ses bogies doit être réétudiée, et il faut poser des écrans, car les mécaniciens sont trop souvent aveuglés par la fumée de leur locomotive.

Cependant la majorité des accidents se produisent sur des voies en mauvais état. Il est inadmissible que des trains circulent à près de 80km/h sur des voies qui n’ont pas été conçues pour supporter de telles vitesses. Tous les rails légers d’origine doivent être remplacés par des rails lourds et tout leur travelage (les traverses sur lesquelles sont fixés les rails) est à refaire. De même, la signalisation actuelle est très insuffisante et doit être entièrement revue.

Il est de même inadmissible qu’on mette en service un nombre de trains trop important pour que le réseau puisse en assurer la fluidité, le respect des horaires et la sécurité des passagers.

Enfin le personnel doit apprendre à respecter les règlements : « on n’agira pas avec rigueur mais non plus avec humanitarisme ! »

Moins de trains, moins de vitesse et plus de sécurité sont les lignes directrices du nouveau programme. Lorsque le réseau aura été ainsi amélioré, et seulement alors, il sera possible d’augmenter à nouveau le nombre et la vitesse des trains pour répondre à une demande en forte hausse.

Ce plan mobilise des budgets importants… et l’intérêt de l’opinion publique. Il commence à porter ses fruits dès 1912, mais bientôt les priorités se détournent de l’ouest vers l’Est car la France y prépare la revanche de 1870…

Et aujourd’hui ? En 2024 le réseau ferroviaire français a connu 346 accidents dont 154 déraillements, 89 accidents dans des passages à niveau, 77 personnes heurtées par du matériel roulant, 18 incendies.

Cependant, toutes causes confondues, dans l’Union européenne, le risque d’accident ferroviaire mortel n’est aujourd’hui que de 0,15 par milliard de voyageurs-kilomètres (400 milliards de voyageurs-kilomètres y circulent chaque année, selon l’unité retenue dans le domaine des transports).

Et lorsqu’un train est annulé en raison d’une grève, ce risque disparaît même totalement.

Christian Rouet
septembre 2025

 

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