Quand la presse locale parlait des Juifs

Le statut des Juifs en France est un sujet qui dépasse clairement le cadre des articles du Pays d’Yveline. Il ne s’agit même pas ici de parler du sort des Juifs de Rambouillet durant l’occupation : je me suis contenté de feuilleter la presse hebdomadaire locale rambolitaine, et de relever les articles consacrés en totalité ou partiellement aux Juifs.

Faut-il le rappeler ? En 1940 Rambouillet est dans la France occupée, et les journaux que je cite ici sont les seuls journaux locaux dont la publication est autorisée. Il ne faut donc pas espérer y trouver la moindre prise de distance avec les décisions du gouvernement de Vichy. Dans quelle mesure reflètent-ils l’opinion de la majorité silencieuse des Rambolitains qui n’ont pas pris le chemin de l’exode, ou de ceux, beaucoup plus rares qui ont rejoint la Résistance ou le général de Gaulle à Londres ? Il serait bien difficile d’en juger, et en tous cas il ne s’agit ici que d’un inventaire des articles parus sur ce sujet dans la presse locale.

Vous connaissez sans doute cette histoire de grenouille : si on la plonge dans une eau bouillante, elle tente immédiatement de s’en échapper. Si on la plonge dans une eau froide, que l’on porte lentement à ébullition, elle se laisse cuire sans réagir car en s’accoutumant progressivement à la hausse de la température elle ne se voit pas mourir.

C’est l’impression que donne la lecture de la presse des années 40 : une série de règlements et de lois ont été prises successivement contre les Juifs sans provoquer leur révolte, et sans heurter l’opinion publique, alors qu’il y aurait sans doute eu une réaction contre des mesures brutales prises en une fois.

Bref survol historique

Après la destruction du Temple de Jérusalem et la diaspora juive autour du bassin méditerranéen les Juifs romains deviennent des citoyens à part entière en 212 et peuvent alors circuler librement dans l’empire. Beaucoup s’installent en Gaule, et y connaissent une période de prospérité, notamment sous les Carolingiens. Leur situation change au XIIIème siècle. Le pape Innocent III estimant l’Eglise menacée, à l’extérieur par les Sarrazins, à l’intérieur par les Cathares et les Juifs, prononce leur condamnation (Concile de Latran). Les Cathares sont exterminés, Sarrazins et Juifs doivent porter la rouelle (une rondelle de tissu) pour être aisément reconnus. Saint-Louis, qui se veut bras séculier de l’Eglise en impose le port aux Juifs de France. Philippe le Bel les regroupe dans des ghettos avant de les chasser de France.

Il faut attendre la Révolution, en 1791, pour que la distinction entre Juifs et non Juifs soit abolie dans le Droit français. En 1807, Napoléon dicte ses instructions à M. de Champagny : « il faut recommander le mariage des Juifs avec les Français. Les Français sont frères. Les Juifs devront défendre la France comme Jérusalem ».

Il reste toutefois en France une méfiance et une hostilité latentes envers les Juifs qui éclate sous la IIIème République avec le nationalisme et le besoin de trouver des responsables à la défaite de 70. Un antisémitisme violent assure la notoriété de savants comme Montandon ou Gobineau, d’intellectuels comme Barrès ou Drumont, d’humoristes comme Willette ou Caran d’Ache. Bientôt l’affaire Dreyfus enflamme la France, parce que, croire en l’innocence du Juif Dreyfus, c’est porter directement atteinte à l’armée.

Sa réhabilitation en 1906 clôt le dossier judiciaire, mais laisse des traces profondes dans les esprits.

Vers 1923, quand Hitler définit la doctrine nazie, il désigne les Juifs comme principaux ennemis de la race aryenne, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Allemagne. En France, l’affaire Stavisky, la traduction en Français de Mein Kampf, l’arrivée au pouvoir de Léon Blum renforcent l’antisémitisme. Les livres de Céline en sont une illustration (« Qu’ils crèvent, eux, tous d’abord, après on verra… »). 

La presse locale sous Vichy

Le 22 juin 1940 l’armistice est signée. Une partie de la France est occupée; Rambouillet en fait partie. Le 10 juillet les pleins pouvoirs constituants sont votés au maréchal Pétain. Pierre Laval devient chef du gouvernement de Vichy et met en oeuvre une politique de collaboration avec les vainqueurs.

Et notamment à l’encontre des Juifs.

Les lois et règlements s’enchaînent, parfois pris par Vichy à la demande des Allemands, mais souvent décidés de la propre initiative du gouvernement français.

Durant ces premières années (1940-1942) c’est le détail des nouvelles lois prises par Vichy qui fait surtout l’objet d’articles. Ils sont destinés aussi bien aux lecteurs Juifs, pour qu’ils les respectent, qu’aux non-Juifs, pour qu’ils les comprennent et s’y associent.

Par contre, sciemment ou par ignorance, aucun article n’évoque les arrestations effectuées par la police française, les camps d’internements (Drancy et autres) où meurent plus de 3000 Juifs entre 1939 et 1944, ni les déportations.

3 octobre 1940 : le « premier statut des Juifs », préparé par Raphaël Alibert, interdit aux Juifs français d’exercer un certain nombre de professions (fonctionnaire, enseignant, journaliste, dirigeant de certaines entreprises, etc.), tandis que la loi du 4 octobre 1940 sur « les ressortissants étrangers de race juive » prévoit d’enfermer les étrangers Juifs dans des camps d’internement au sud du pays.

22 novembre 1940 : « Sur les marchés. Les marchands Juifs, suivant instructions préfectorales, devront avoir en évidence une pancarte sur fond jaune, portant en lettres noires « Entreprise juive ». Des sanctions seront prises contre les délinquants » (le Progrès de Rambouillet).

6 mars 1941 : la Gazette de Seine-et-Oise fait de l’humour : «  Le navire fait naufrage. Une baleine passant par là vous avale pêle-mêle un Français, des oranges, une chaise et un Juif. Le lendemain des pécheurs harponnent la baleine, l’ouvrent et sont ébahis : assis sur la chaise le Juif vendait des oranges au Français ».

15 mai 1941 : la Gazette de Seine-et-Oise publie le texte de l’ordonnance allemande du 26 avril, qui définit le « second statut des Juifs » (voir ci-dessous). La loi du 2 juin 1941 promulguée par Vichy en reprend les termes deux mois après.

14 août 1941 : « Tous les Juifs domiciliés dans la commune devront se présenter avant le 20 août 1941 au commissariat de police afin de souscrire une déclaration relative à leur situation personnelle et matérielle » (Gazette de S&O).

15 août 1941 : « Mr Marc Chevalier, préfet de Seine-et-Oise, a pris un arrêté interdisant aux Juifs l’accès de toutes les salles de ventes publiques du département. Ils ne peuvent donc participer à quelque titre que ce soit, et en particulier en tant qu’acquéreurs, à des ventes publiques… » (le Progrès de Rambouillet).

l'Institut des questions juives, officine antisémite créée en mai 1941
l’Institut des questions juives, officine antisémite créée en mai 1941

28 août 1941, dans la Gazette de S&O, cette information paraît sans autre commentaire : « six mille Juifs sont arrêtés à Paris dans le XIème arrondissement ».

4 septembre 1941: « Les Juifs habitant en zone occupée devront remettre leur poste de TSF aux commissariats de police.(…) Cette mesure a été rendue nécessaire par le fait que les Juifs répandaient dans la population de fausses nouvelles émises par certains postes étrangers. » (Gazette de S&O).

Au passage, notons que le 22 octobre 1941, le conseil municipal décide de débaptiser la rue Ferdinand Dreyfus, ancien député et sénateur de Rambouillet, dont le nom exprime trop clairement son appartenance à la communauté juive, pour en faire la rue Jehanne d’Arc. Et le 5 novembre 1941, une délibération municipale de Rambouillet fait de la Place d’Armes (actuelle place de la Libération), la place du Maréchal Pétain « pour lui témoigner la vénération, la reconnaissance et la confiance que les habitants de Rambouillet lui portent en ces jours où il est le ferme soutien, l’espoir de la Patrie et l’ouvrier de son relèvement. »

Ces décisions, librement décidées, sans instructions allemandes, montrent bien l’adhésion du conseil municipal –et sans doute d’une partie significative de la population rambolitaine– à la politique antisémite de Vichy et du pouvoir nazi.

6 février 1942, pour répondre à une attaque qui a blessé « à coup de pistolets des membres de l’armée allemande, 100 membres des Jeunesses Communistes et Juifs seront déportés dans l’Est. Six communistes et Juifs qui étaient en rapport avec les coupables ont été fusillés. » (le Progrès de Rambouillet)

20 février 1942 : « Il est interdit aux Juifs d’être hors de leur logement entre 20h et 6h.(…) On peut s’étonner à première vue de cette mesure prise par les autorités d’occupation, mais elle est mieux comprise quand on sait que dans les différentes enquêtes qui ont été menées à la suite des attentats commis sur des personnes de l’armée d’occupation, il a été constaté que neuf fois sur dix un Juif ou une organisation juive était à la base du mouvement. » (le Progrès de Rambouillet).

Durant la première partie de l’année 1942, de nombreux articles justifient l’action du gouvernement, reprenant des arguments économiques, religieux, politiques. Ils préparent et justifient par avance l’obligation du port de l’étoile jaune qui ne semble pas faire l’unanimité parmi les Français.

1er mai 1942 : Sous le titre « Ce sont les Juifs qui ont voulu la guerre » on apprend que les Juifs sont responsables de la crise économique de l’Empire Britannique, qu’ils ont porté en Europe les dangers de « l’infection bolcheviste », qu’ils se servent d’un « président acquis aux influences juives et de son entourage enjuivé pour pousser sans aucune raison les Etats-Unis dans la guerre » (le Progrès de Rambouillet).

 29 mai 1942 : un certain J.B. Mascle sous le titre « Pour une discrimination qui s’avère de plus en plus nécessaire » expose qu’entre 1808 et 1942 la population juive de France a augmenté 55 fois plus vite que la population de « vrais Français ». « Si la colonisation juive se poursuit au rythme où elle s’est développée depuis 138 ans, on verra dans un siècle la France compter 10 à 15 millions d’habitants Juifs contre 30 à 35 millions d’authentiques Français. ». Le problème, pour lui, c’est la difficulté que l’on a de distinguer un Juif d’un non-Juif, mais il se rassure : « dans un délai peut-être assez rapproché il se peut que des décisions soient prises pour que cette distinction devienne plus effective » (le Progrès de Rambouillet).

Le 7 juin 1942, il est entendu : le port de l’étoile jaune est rendu obligatoire pour les Juifs.

Et le 2 juillet 1942, ce même Mascle s’adresse dans la Gazette de S&O à des catholiques qui seraient choqués par cette obligation du port de l’étoile jaune. Rappelant toutes les mesures prises dans les siècles passés contre les Juifs par l’Eglise ou par des « souverains éclairés » (Dagobert, Louis IX, Charles VI etc…) il conclut :« les catholiques peuvent considérer avec tranquillité l’étoile jaune : elle est tombée du trône de Saint-Pierre ».

Le 8 juillet 1942 interdiction est faite aux Juifs de fréquenter tous les établissements et lieux publics. Le Progrès de Rambouillet y voit « un nouveau pas vers une délimitation complète des Juifs qui trop souvent au cours de l’histoire ont voulu, et sont parfois arrivés, à se placer eux-mêmes en marge et au-dessus des lois ».

Pas un mot sur la rafle du Vel d’Hiv des 16 et 17 juillet 1942, non-événement qui ne touche pas directement Rambouillet.

14 août 1942 : le Progrès de Rambouillet se réjouit : « les Juifs n’ont jamais brillé par le courage et sont trop visiblement marqués pour se permettre aujourd’hui, en zone occupée, la moindre activité suspecte. »

 13 novembre 1942 : « Expropriation du domaine des Vaux-de-Cernay appartenant aux Juifs Rothschild » (le Progrès de Rambouillet). Il sera vendu aux enchères pour 6 400 000 francs le 6 août 1943.

Durant les années suivantes : 1942-1943, la guerre connaît un tournant, avec les victoires alliées en Afrique du Nord et en Russie.
En France, il n’y a plus de nouveaux textes à voter et à expliquer à l’opinion publique. Il est donc seulement mentionné régulièrement que les Juifs sont exclus de toute mesure dont peuvent bénéficier les Français. Les Juifs sont associés à la condamnation permanente des bolchéviques ou des américains : ils sont les instigateurs de leur offensive, leurs financiers…

3 décembre 1942 : Revoici J.B. Mascle ! Il pleure le destin de la France, hier toute puissante, aujourd’hui ruinée et abattue « pour avoir laissé s’infiltrer en elle le virus Juif de désagrégation morale et physique » (Gazette de S&O).

18 décembre 1942 : Le Progrès de Rambouillet se réjouit : « L’élimination des Juifs de la vie économique (…) fait actuellement des progrès très rapides, en France, en Belgique et en Hollande. De très nombreuses entreprises ont reçu un administrateur provisoire tandis que d’autres ont déjà été liquidées. »
C’est ainsi que la ville de Rambouillet achète à l’administrateur chargé de gérer les biens de la famille Lindauer, les locaux de la fabrique de corsets de l’avenue Foch.

1er mars 1943 : « La circulation à travers la ligne de démarcation sud devient libre pour tous les citoyens français, à l’exception des Juifs et des indésirables » (le Progrès de Rambouillet). La précision est superflue !

19 mars 1943 : Comment résoudre le problème Juif se demande Goebels, et il donne sa réponse : « l’élimination de ce poison international qu’est le Juif n’est pas seulement un problème européen mais mondial et il faudra bien lui trouver une solution. Cette solution peut d’ailleurs trouver une forme humanitaire et nous ne sommes, par exemple, nullement opposés à la constitution d’un Etat Juif. » (le Progrès de Rambouillet).

Si une telle « solution humanitaire » a pu être envisagée un jour, en tous cas elle avait été abandonnée depuis longtemps lorsque le Progrès donne la parole à Goebels ! Après le camp de Dachau, ouvert dix ans avant (mars 1933) pour recevoir les prisonniers politiques, l’Allemagne a multiplié les camps pour y envoyer tous les « indésirables ». L’extermination massive dans des chambres à gaz débute dans les camps de Pologne en 1942. Les premiers Juifs français ont été gazés à Auschwitz le 19 juillet 1942. Mais ni la presse locale, ni la presse nationale ne publient une information qui restera longtemps controversée.

6 août 1943 : « L’alliance avec l’Europe nouvelle demeure notre unique chance de retrouver l’honneur, d’éviter l’asservissement Juif et anglo-américain, ou l’écrasement par le courroux allemand ou par le communisme » (Georges Claude, le Progrès de Rambouillet).

30 juin 1944 : « C’est par le travail en commun que nous gagnerons la grande bataille du sang contre la tyrannie de l’or juif » (l’Echo de l’Ile-de-France).

Dès la chute du régime de Vichy, le 20 août 1944, les lois raciales sont abrogées. Ce jour-là, le maréchal Pétain et le gouvernement quittent Vichy pour le château de Morvillars à côté de Belfort. Ils gagnent le 8 septembre le château de Sigmaringen (province de Hohenzollern) en Allemagne (Céline les y rejoint) où ils poursuivent leur coopération avec les nazis, jusqu’à l’arrivée des alliés, le 23 avril 1945.

Le 22 août 1944, Rambouillet est libéré et les journaux d’occupation cessent leur parution. Le Progrès de Rambouillet, interdit de publication pour collaborationnisme, est racheté par la famille Thome qui en poursuit la diffusion sous le titre des « Nouvelles de Rambouillet ».

Etablir un parallèle entre cette période et la nôtre aurait peu de sens, et je ne suis pas qualifié pour m’y risquer.

Cependant, en ce qui concerne seulement l’accès à l’information, il est intéressant –et bien inquiétant- de relever qu’il était peut-être plus aisé de se montrer critique envers la propagande dont le gouvernement avait le monopole, qu’il ne devient aujourd’hui de l’être, face à la masse d’informations non contrôlées –et de moins en moins contrôlables– qui nous submerge depuis l’invention d’internet.

Et ce n’est ni la façon dont l’intelligence artificielle crée des textes qui confondent la vraisemblance et la vérité, ni les avancées fantastiques dans le post-traitement des images et des vidéos qui vont nous y aider !

Christian Rouet
octobre 2023

Cet article a 5 commentaires

  1. Denis

    Tristan Bernard incarcéré à Drancy, répondit à un ami qui lui demandait , as-tu besoin de quelque chose ?
    Un cache-nez.

  2. Delattre

    Parmi les 10 pour 100 des journaux français qui ont refusé de voir leurs rotatives rouler pour les occupants nazis, figurait Le Courrier de Saône et Loire, dont le siège était à Chalon sur Saône , près de la ligne de démarcation. Une décision pas facile à prendre car elle a mis en chômage technique pendant plus de 4 ans plusieurs dizaines de personnes, avec des répercussions sur leurs familles. Mais après la Libération ces journaux ont eu l’honneur de pouvoir reparaître avec leur titre d’origine ( le drame est que 70 ans après c’est la crise économique qui a fait que ce titre du Courrier à disparu suite au rachat par Centre Presse et est devenu le Journal de Saône et Loire.
    À Rambouillet, l’hebdomadaire le Progrès, qui avait collaboré, a été repris par Pierre Daigueperse et Mme Thome-Patenôtre et est devenu « Toutes les Nouvelles de Rambouillet ». Même chose à Versailles où Édouard Bonnefous a créé Toutes les Nouvelles de Versailles. Deux titres qui devaient fusionner par la suite à cause de la crise. Après les rachats par Havas, puis Dassault, puis Hersant , « l’hebdomadaire Toutes Les Nouvelles des Yvelines » a été repris par le groupe Ouest France et son département Publihebdos qui regroupe plus de 60 titres , des portes de Paris jusqu’aux côtes de l’Atlantique et la Manche.

  3. Mariani

    Une prise de conscience sur le présent mais aussi sur le passé
    Un avertissement de plus !
    Il n’y en a jamais trop
    Merci

  4. PhC

    Aussi intéressant qu’étonnant ! et votre conclusion est pertinente…

  5. Berthou

    Passionnant. Merci !

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