Les hannetons

Jusqu’au milieu du XXe siècle, les agriculteurs devaient faire face à une multitude de menaces pour leurs cultures : insectes, maladies, mauvaises herbes, animaux nuisibles…

Après la Seconde Guerre mondiale, les insecticides ont apporté des solutions efficaces à certains de ces fléaux, cependant nous découvrons aujourd’hui que certaines d’entre elles présentent de sérieux inconvénients.
Des règlementations françaises ou européennes en restreignent donc l’usage, lorsqu’elles ne les interdisent pas purement et simplement. Et, faute de produits ou de méthodes de remplacement, des agriculteurs résistent.

Sans prendre position, je voudrais rappeler ici quelques siècles de lutte contre les ennemis de nos cultures, et tout spécialement évoquer la guerre contre les hannetons.

Avant les insecticides

Outre le hanneton, les cultures attiraient les pucerons, les chenilles défoliatrices, les criquets, ou encore les charançons. La lutte était difficile, parfois désespérée. 

Il faut y ajouter certaines menaces qui n’étaient même pas visibles à l’œil nu mais pouvaient ruiner des récoltes entières : par exemple les maladies cryptogamiques (champignons), comme le mildiou de la vigne, l’oïdium, la rouille du blé ou l’ergot du seigle.

Dès le XIXe siècle, les vignerons avaient appris à utiliser la fameuse bouillie bordelaise – un mélange de chaux et de sulfate de cuivre – pour protéger leurs vignes : il s’agit de l’un des premiers traitements « modernes », que les exploitants « bio » utilisent encore aujourd’hui.

Et puis il y avait les mauvaises herbes (appelées « adventices ») dont on nous explique aujourd’hui qu’elles étaient injustement persécutées. Elles envahissaient les champs et privaient les plantes cultivées de lumière et de nourriture. Il fallait les combattre à la main, à la houe, ou avec la charrue.

Les rongeurs, les oiseaux granivores, et les sangliers en bordure de la forêt, complétaient le tableau. Contre eux, il fallait poser des filets, des épouvantails, faire du bruit, allumer des feux de paille. Il fallait  surtout beaucoup de patience et de persévérance.

En résumé, les paysans palliaient l’absence de pesticides en utilisant quelques stratégies apprises de leurs parents (car on était agriculteur de père en fils) : la rotation des cultures (changer de culture chaque année pour déstabiliser les parasites), le binage, le sarclage, le désherbage manuel, des décoctions végétales (ortie, tanaisie, ail, tabac…) et des auxiliaires naturels (des poules contre les insectes – mais « l’emploi des poules contre les vers blancs n’est pas indiqué car ils donnent un mauvais goût aux oeufs » le Progrès de Rambouillet 7 nov 1941), des chats contre les rongeurs, des haies pour abriter les prédateurs utiles…

Et je n’ai pas cité les dégâts d’ordre climatique : les gelées tardives, la grêle, la sécheresse … On comprend que les rendements agricoles ne pouvaient pas être élevés, et que de nombreux agriculteurs ont préféré quitter la terre pour les métiers –pourtant très durs– que leur offrait l’industrie naissante.

Heureusement pour notre agriculture, cette disparition de main-d’oeuvre a été compensée par la découverte du pétrole qui a permis, d’une part de mécaniser les exploitations, et d’autre part de développer une industrie chimique, avec de nombreuses applications dans le domaine des engrais.

Le hanneton

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Parmi tous ces ennemis des cultures, la place d’honneur revenait sans conteste au hanneton (un Mélolonthiné : je ne vous apprends rien !), et ceci a probablement de quoi étonner les jeunes générations, car cet insecte a aujourd’hui quasiment disparu dans les années 1960. Connaissent-elles encore le sens de l’expression « c’est pas piqué des hannetons » ?

larves de hannetons, ou vers blancs

Le cycle de vie du hanneton est de trois ans. La femelle pond ses oeufs dans la terre, et les larves qui en sortent restent enterrées à des profondeurs de 40 à 80cm selon le climat.

Durant la première année, la larve, de petite taille, ne fait que des dégâts limités, se nourrissant de petites radicelles. Elle hiberne et se développe.

La seconde année, la larve a grossi et, après sa seconde mue larvaire, elle est devenue un gros vers blanc qui se nourrit de racines plus importantes. Ces vers sont eux-mêmes une nourriture de  choix pour de nombreuses espèces animales, et notamment les sangliers qui retournent le sol pour les trouver. Les vers hibernent une fois encore, à une profondeur d’environ 70cm.

La troisième année, les vers remontent au printemps, se nourrissent voracement de racines, et accomplissent entre juin et août leur passage au stade de nymphe. Les adultes sortent alors de terre, et se nourrissent de feuilles de chênes, d’érables, de charmes, de hêtres, de châtaigniers, de marronniers, et même de vigne. Les hannetons volent maladroitement, et en nuage comme les sauterelles, quand ils sont nombreux. Ils s’accouplent et lancent un nouveau cycle de reproduction avant de mourir.

schéma du cycle de vie du hanneton commun en Europe de l’Ouest (Nageleisein, 2013)

Ils présentent donc un danger pour les cultures aux deux stades de leur vie : sous forme adulte quand ils s’en prennent aux feuillages, mais surtout sous forme de larve, quand ils se nourrissent de racines.

Le nombre de hannetons était variable, avec des pics durant lesquels le nombre de vers blancs pouvait passer de quelques individus à des centaines de milliers à l’hectare, et détruire des récoltes entières. Une année sur trois était une année à hannetons et pouvait se prévoir. En effet, les larves, lorsqu’elles sont nombreuses, se livrent au cannibalisme. Les plus âgées dévorent celles des années suivantes, et une année de forte émergence est ainsi suivie souvent par deux années d’effectifs moindres.

Les chroniques locales nous indiquent des dégâts importants en 1440, 1443 et 1446… Plus près de nous, 1958, 1961, 1964 furent des années à  hannetons à Rambouillet.

On retrouve ces pics dans toute notre histoire. Par exemple, 1434 fut une épouvantable année à  hannetons dont on a retenu qu’à Paris ils dévorèrent toute la vigne !

L’auteur du « Journal d’un bourgeois de Paris » (1405-1449) écrit « Cette année 1422 fut la grande année de hannetons, de Pâques jusqu’à la saint Jean [24 juin]. »

Plus loin : « En cet an après Pâques, qui furent le 4ème  jour d’avril l’an 1428, fut si grande foison de hannetons qu’on avait oncques vu. »

ou encore : « Cette année 1440 fut tant de hannetons et si largement qu’on ne les avait oncques mais vu venir à si grande abondance.”

l’excommunication des hannetons

En 1479 à Lausanne, les hannetons sont cités devant le tribunal ecclésiastique pour avoir occasionné une famine dans le pays. Le tribunal, à l’issue du procès prononce leur excommunication. L’histoire ne dit pas s’ils en ont été très affectés !

Dans son Dictionnaire raisonné d’histoire naturelle, Jacques-Christophe Valmont de Bomare (1764) les décrit ainsi :

« Le nombre des hannetons est si prodigieux, que leurs ennemis ne peuvent suffire pour les exterminer : le meilleur expédient, pour diminuer le nombre de ces insectes, est de battre les arbres avec de longues perches, de balayer les hannetons en tas et de les détruire ensuite : il y a quelques années qu’un certain canton de l’Irlande souffroit tant des hannetons, que les habitants se déterminèrent à mettre le feu à une forêt de plusieurs lieues d’étendue, pour couper la communication avec les cantons qui en étoient infestés. »

Les journaux de Rambouillet appellent régulièrement la population à participer, pour le bien commun aux journées de hannetonnage. Aux obligations s’ajoutent des primes au kilo : bâton et carotte ! Des concours sont organisés à Rambouillet avec « primes en argent, objets d’art, médailles et diplômes »(11 mars 1922). Le syndicat agricole verse une prime de 0,10fr au kilo. Les instituteurs qui mobilisent leurs élèves reçoivent une prime de 0,25fr au kilo, etc…

la destruction des vers blancs
la destruction des vers blancs

On s’en prend aux vers blancs, notamment à l’occasion des labours : femmes et enfants les ramassent à la main derrière la charrue. Cependant c’est la capture des hannetons adultes qui est la plus efficace,

« car en tuant un ver blanc, on ne détruit qu’un individu, tandis qu’en tuant une femelle de hanneton, on se débarrasse des trente à quarante vers blancs auxquels elle aurait donné naissance.

Pour s’emparer des hannetons, il faut les surprendre, soit le matin, de bonne heure, quand ils ne sont pas encore réveillés, soit au milieu de la journée, au plus fort de la chaleur, lorsqu’ils font la sieste. Ils sont alors accrochés par leurs pattes aux feuilles et aux rameaux, et le moindre choc suffit pour les faire tomber. On secouera donc les arbustes et les jeunes arbres ; quant aux arbres, on les gaulera comme de simples noyers.» (Félix Hément La Nature, 1889)

 

En 1890 M. Cambon, ingénieur de Lyon, met en évidence l’intérêt du cadavre de hanneton comme engrais. 100kg de hannetons fourniraient un équivalent azoté à 800kg de fumier de vache, soit une valeur de 8fr les 100kg. La destruction du hanneton pourrait ainsi être doublement rentable !

28 décembre 1889

Le Réveil de Rambouillet décrit en détail l’invention de Prelieux et Delecroix, dans son numéro du  10 octobre 1891. Il s’agit de capturer des vers blancs et de les relâcher après les avoir contaminés par des spores de Botrytis Tenella, afin qu’ils les transmettent aux vers voisins. Quelques centaines de vers seraient suffisants pour contaminer tout un hectare.

29 mai 1942

Cependant le journal reste prudent : « espérons que cela ne tournera pas au détriment de l’agriculture en inaugurant une série nouvelle de maladies parasitaires pernicieuses pour la végétation. Et quel peut être l’effet de la diffusion du Botrytis tenella sur les microbes spéciaux dont la présence et l’action sont indispensables pour la nutrition, et partant, l’utilisation agricole des matières organiques azotées ? ». 

14 juin 1930

Ainsi, déjà à la fin du XIXème siècle, des solutions scientifiques sont proposées… mais accueillies avec prudence. Celle du Botrytis sera peu utilisée en raison de son coût, mais d’autres seront expérimentées avec plus de succès.

Au milieu du XXème siècle, le hannetonnage manuel reste cependant le moyen le plus sûr d’enrayer tant bien que mal la ponte, et donc la diffusion des vers blancs.

La fin des hannetons

Les hannetons ont pratiquement disparu vers les années 1960. Les raisons sont multiples. La principale est l’utilisation du Dichlorodiphényltrichloroéthane, le DDT, utilisé en pulvérisation aérienne ou au sol. On lui a cependant préféré d’autres insecticides chimiques car le DDT, extrêmement persistant dans l’environnement, a gravement affecté de nombreuses espèces non ciblées. Il est interdit en France depuis 1971.

Le labour profond a exposé les larves aux prédateurs et au froid. L’intensification des cultures, la destruction des haies et la disparition des prairies en réduisant les habitats favorables aux hannetons ont également conduit à leur raréfaction… mais ont limité en même temps le nombre de leurs prédateurs naturels : rien n’est simple !

Plus récemment l’utilisation de Nématodes entomopathogènes s’est révélée très efficace : il s’agit d’arroser le sol en répandant de petits vers microscopiques qui pénètrent dans les larves de hannetons, y libèrent des bactéries symbiotiques, et les tuent en quelques jours. Biodégradable et sans résidu le procédé n’affecterait  pas les abeilles, les lombrics ni les humains.

Ainsi, s’il est encore possible de voir quelques hannetons dans un jardin, les vols qui en rassemblaient des milliers et les terribles dégâts des vers blancs ne sont qu’un lointain souvenir et les jeunes Français ont du mal à imaginer que leurs ancêtres devaient lutter contre les hannetons, comme les agriculteurs africains contre les sauterelles !

Pour mesurer les progrès qu’ont engendrés engrais, mécanisation et insecticides dans nos cultures, voici l’évolution des rendements d’une ferme de la région de Rambouillet, en limite de Beauce :

  • 1900 :  travail manuel, pas de chimie : rendement 12 à 15 quintaux/hectare
  • 1930 :  un peu de mécanisation : rendement 16q/ha
  • 1950 :  début de la chimie (engrais + insecticides) : rendement 18q/ha
  • 1970 :  usage intensif de la chimie : engrais, variétés sélectionnées, pesticides…: rendement 35q/ha
  • 1990 :  pic de l’agriculture productiviste : rendement 65q/ha
  • 2020 :  stabilisation des rendements vers 70-75q/ha.

La production de la pomme de terre est passée de même à un rendement moyen de 100q/ha en 1930 à 450-500q/ha en 2020.

Précisons que si les rendements stagnent, et même baissent aujourd’hui, les raisons en sont multiples : modifications climatiques, épuisement de certains sols, limites génétiques des semences, besoin de réduire les intrants chimiques (directive européenne, environnement, santé…) et développement de l’agriculture de conservation, bio, ou à bas niveau d’intrants.

Après l’euphorie chimique du XXe siècle, c’est peut-être un retour à une forme d’alliance avec la nature qui se dessine aujourd’hui, en combinant tradition et innovation.

Les hannetons observent cette évolution avec intérêt, en se demandant s’ils n’auront pas bientôt l’occasion de reprendre leurs festins…

Christian Rouet
juin 2025

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