Le monument aux morts de Rambouillet

L’idée d’élever des monuments aux morts des guerres ne date pas de celle de 14-18, mais aucune n’en a autant suscité. Il s’en est élevé pratiquement un (voire plus) dans chaque commune : près de  36 000 en France, dont 363 dans les Yvelines.

La guerre de 1870 n’avait donné lieu qu’à quelques monuments cantonaux ou départementaux, généralement érigés, non dans l’émotion du deuil national, mais plus tard, au début du XXème siècle, sur des initiatives privées. Mais il est vrai qu’on ne commémore pas de la même façon une défaite et une victoire, même si les morts sont les mêmes.

Au lendemain de la guerre de 14-18, au contraire, l’édification des monuments associe étroitement les citoyens, les communes et l’Etat. La loi du 25 octobre 1919 sur « la commémoration et la glorification des morts pour la France au cours de la grande guerre » n’impose rien aux communes, mais les incite, par le biais d’une subvention proportionnelle à leur effort.

C’est dès le 16 février 1915, que le conseil municipal de Rambouillet vote la construction d’un monument aux morts, mais le projet reste en suspens jusqu’à la fin de la guerre.

Un comité chargé de sa réalisation est créé le 12 décembre 1920 sous la présidence de M Félix Lorin. Il regroupe élus, anciens combattants, « parents de nos glorieux morts », représentants du monde économique et de l’Etat.

Une souscription publique est ouverte dès la création du comité.

Sur proposition du Ministère de l’Intérieur , ce projet est approuvé par la présidence de la république le 16 juin 1922. Ce décret « d’hommage public » permet d’obtenir la subvention prévue par la loi.

L’emplacement :

Les monuments aux morts sont élevés devant des mairies, dans des cimetières, dans des cours d’école, devant des églises…

Pour celui de Rambouillet, une délégation des anciens combattants dépose en mairie le 13 novembre 1920, un « vœu très ardent que le monument aux Rambolitains morts pour la France soit élevé en ville dans un endroit passager, de préférence aux environs de l’hôtel de ville, centre de la cité. »

Effectivement c’est la place de l’hôtel de ville qui est l’endroit le plus passager de Rambouillet, son véritable centre. Mais aucun développement n’est envisageable dans cette partie de la ville, à cause de la présence du château. La municipalité souhaite donc faire de l’emplacement de la nouvelle église, achevée en 1871 le nouveau centre économique de la ville. Elle y a acquis des terrains en vue de l’aménagement du quartier, et une rue a été percée : la « rue Napoléon III », actuellement « rue de la République » en face de l’église. Toutefois, cinquante ans après, ce projet d’urbanisme n’a pas eu le succès escompté : les commerces ne se sont installés, ni dans la rue, si sur la place elle-même.

L’installation du monument aux morts à proximité de l’église peut renforcer l’attrait de ce nouveau quartier. La choix du quartier est donc pris. Mais où le placer de façon précise ? Pour certains, il faudrait l’ériger sur le parvis de l’Eglise, l’endroit où il serait le plus visible, même de la rue principale. Mais le comité, après bien des débats finit par lui préférer la place du Palais, en face du tribunal, construit en 1896. Elle a d’ailleurs été rebaptisée place André Thome – du nom du député de Rambouillet, tombé au champ d’honneur, en 1916.

Le conseil décide en même temps qu’elle soit « convertie en parterres de verdures et de fleurs, pour faire un cadre digne du projet choisi ».

Alors que la décision a été votée, et que les travaux ont commencé, les partisans de son installation sur le parvis relancent à nouveau le débat, et freinent le projet. L’opinion publique s’en lasse.

Le 30 avril 1921, dans une tribune libre du Progrès de Rambouillet, « un rescapé de la tourmente », apprenant qu’une plaque commémorative va être posée à Groussay, se plaint de la lenteur du projet :

« Tandis que dans la plupart des communes de l’arrondissement, les noms de tous nos héros sont gravés dans le marbre, à Rambouillet, le projet est encore à l’étude ! Il est regrettable que depuis deux ans, aucune solution ne soit intervenue. Aussi, en signe de protestation, les habitants de Grenonvilliers et de Groussay vont inaugurer une plaque commémorative. Les autres quartiers les imiteront peut-être !

Et alors, si, d’ici peu, chaque quartier a sa plaque destinée à honorer ses morts, au lieu de dépenser 30,50 ou 100 000 francs pour élever un bloc de pierre, il serait peut-être bon de songer aux vivants; de placer la somme en rente sur l’Etat et d’en attribuer les aréages aux familles nécessiteuses de nos héros. De cette façon si nos héros n’ont pas de marbre, leurs petits auront du pain ! »

Le monument :

Deux artistes : Paul Tournon et Antoine Sartorio sont choisis. Ce sont tous deux d’anciens combattants.

Paul Tournon a créé son agence d’architecture en 1914. A quarante ans, il vient de réaliser le monument aux morts de Tournon-sur-Rhône.

Tournon sur Rhône : monument aux morts par Paul Tournon

Antoine Sartorio a commencé à créer des sculptures monumentales sur socle avant la guerre, et c’est la réalisation du cénotaphe présenté à la veillée funèbre du 13 juillet 1919, sous l’Arc de Triomphe, qui l’a fait connaître.

Pierre-percée, bas relief d’Antoine Sartorio

La majorité des monuments aux morts de cette époque sont des stèles nues, des obélisques parfois surmontées d’une croix, d’une urne ou d‘une torche funéraire.

Parce que le coût est plus élevé, une minorité seule comporte des statues : parfois un poilu, réaliste ou idéalisé, entouré d’allégories; parfois des veuves et des orphelins qui rappellent le deuil des familles; parfois aussi des femmes éplorées ou radieuses, dont « on ne sait pas – remarque Pierre Nora (« Les lieux de mémoire ») si elles sont des épouses, des mères, des Patries ou des Républiques ».

Dans certaines régions, le monument se rapproche du calvaire, combinant la croix, le drapeau et le poilu.

Quant au personnage de Jeanne d’Arc, il réunit en lui le symbole du patriotisme et celui de la religion.

Le monument de Rambouillet est particulièrement imposant et original.

Il s’agit d’un groupe de cinq statues principales, sur un piédestal où sont gravés les noms des morts au champ d’honneur.

le projet initial

On voit sur le dessin du projet initial qu’il aurait dû être complété par deux statues plus modestes, sur des piédestaux situés de chaque côté, et peut-être aussi un motif central en haut des marches (à moins qu’il s’agisse de gerbes ?)

Mais le premier devis s’élève à 85 000 francs, or il n’a pu être recueilli que 68 000francs (220 000€) dont 40 000 francs offerts par la veuve d’André Thome, qui paye à elle seule 60% du monument.

Le projet est simplifié, et les deux piédestaux latéraux restent donc inutilisés.

S’il n’est pas rare de trouver une victoire ailée sur un monument aux morts, celui de Rambouillet en comporte cinq. Il commémore ainsi, en une frise chronologique les cinq années de guerre, présentées comme cinq victoires successives: 1914,15,16,17 et 18.

Imaginons-les un instant sans leurs ailes.

montage : sans les ailes

Elles forment un groupe symétrique, autour de la victoire de 1916, au centre. C’est la seule à être largement dévêtue. Les quatre premières sont groupées, mais la victoire finale, à l’attitude plus dynamique, est détachée du groupe.

La palme, à peine visible le long de la jambe de la première victoire devient guirlande, puis couronnes et s’élève progressivement, du sol en 1914, à la cuisse en 1915 et 1916, à la poitrine en 1917 pour être triomphalement brandie au dessus de la tête en 1918, moment de la victoire finale.

Les relier par cinq paires d’ailes déployées n’était pas chose aisée.

Les victoires de 1914, de 1918, et surtout la victoire centrale de 1916 déploient donc largement leurs deux ailes.

Celle de 1917 a son aile gauche déployée, mais la droite repliée, quant à celle de 1915, elle a les deux ailes repliées.

Ceci est visible de dos, car de face, les ailes se confondent avec les drapés des tuniques.

La victoire ailée de 1916, outre qu’elle est en position centrale, est également mise en valeur par les deux seuls espaces laissés vides dans le monument, à sa gauche et à sa droite, sans être occupés par des ailes ni des drapés.

Marie Roux, dans son discours inaugural les présente ainsi :

« 1914, la bataille de la Marne : sursaut de l’âme nationale devant l’ennemi,
1915, la résistance patiente, héroïque, du front dans la tranchée,
1916, l’épopée de Verdun,
1917, les sanglants combats de la Somme et des Flandres, avec déjà une moisson de lauriers,
1918, la débâcle allemande cette fois et notre victoire définitive, revanche de 1970 ». 

le monument après sa rénovation de 2018

Les noms :

La formule « la ville de Rambouillet à ses enfants ‘morts pour la France’ » est la formule consacrée : c’est celle qui figure obligatoirement sur les actes de décès des militaires tués à la guerre, et qui a donc une valeur juridique, codifiée par les textes.

Rappelons que la guerre de 14-18 a fait 1 397 800 morts militaires en France, auxquels il faut ajouter 300 000 morts civils, plus rarement évoqués. Et accessoirement, qu’il s’y est ajouté en 1919 quelques 400 000 victimes de la grippe espagnole, pendant longtemps ignorées de nos livres d’histoire.

Ce sont 220 noms qui sont gravés ici, dans l’ordre chronologique de leur décès. Le fait de les placer par année, ferait de ce monument une juxtaposition de cinq monuments annuels, mais le nombre de morts de l’année 1915 est trop important pour qu’ils y figurent tous en une seule colonne, même en descendant jusqu’au sol. Neuf morts de 1915 sont donc reportés, sans mention particulière, en tête de l’année 1916.

Les gradés sont mêlés aux hommes de troupe, mais leur grade est rappelé discrètement par une  mention abrégée : SLT, LT, CAPNE

L’égalité entre tous les morts était probablement un principe auquel les associations d’anciens combattants tenaient particulièrement. Elle supporte pourtant ici une singulière exception :

André Thome est décédé le 10 mars 1916 à Forges-sur-Meuse. Il devrait donc être en position 14 dans la colonne de fin 1915 / 1916, or il y est en toute première position.

Il a donc la position la plus centrale de tout le monument. De surcroît son nom est le seul à être centré dans sa colonne, et non justifié à gauche, comme tous les autres.

Enfin, son titre de député est mentionné, sans aucune abréviation.

Est-ce sa veuve qui a exigé ce traitement de faveur ? Ou le comité l’a-t-il décidé d’office, considérant qu’un don de 40 000 francs méritait bien cette récompense ? Y a-t-il eu débat ?

Plus tard, seront rajoutés sur le monument de Rambouillet les noms de 30 victimes militaires et de 22 civils, tués durant la seconde guerre mondiale, ainsi que ceux de 2 morts au Maroc, 5 en Indochine et 3 en Algérie.

Des grilles seront également posées devant le monument, avec la désignation et les armes des régiments qui se sont succédé à Rambouillet.

les plaques retirées lors de la rénovation du monument

Déposées à l’occasion de la restauration du monument, en 2018, ces plaques doivent être remplacées par des stèles informatives.

L’inauguration :

1er mai 1922

En mai 1922, la réalisation du monument est à nouveau contrariée : la commission préfectorale d’examen des projets s’inquiète de la qualité de la pierre choisie par les architectes.

Sartorio et Tournon sont obligés de donner des garanties quant aux matériaux choisis :

«  sous condition qu’ils soient choisis par nos soins, nous vous en garantissons la résistance et la durée au même titre que pour les pierres de qualité du bassin de Paris ». Leur réponse tranquillise le conseil, qui maintient ses choix.

En automne 1923 le monument est enfin terminé.

L’inauguration a lieu le dimanche 23 septembre 1923. Une messe du souvenir est prononcée le matin en présence de madame Millerand, épouse du Président de la République, et une couronne est déposée au cimetière sur les tombes militaires. L’après-midi, la cérémonie officielle commence à 16 heures, dès l’arrivée du président Millerand.

Inauguration du monument . Au premier rang ,le Préfet Bonnefoy-Sibour, Colrat de Montrozier Garde des Sceaux, le Président Millerand, .Reibel, Ministre des Régions Libérées, Marie Roux, Maire de Rambouillet, X ?, le député Gast.

collection Mireille & Christian Painvin

Les premiers discours ont lieu devant une foule considérable, qui comprend de très nombreux parents de victimes, et l’appel aux morts égrène les 220 noms, dans un silence ému.

Mais sitôt après la pluie noie la place. Les officiels se réfugient dans la salle du tribunal, et y poursuivent la cérémonie.

Seuls les hussards restent stoïquement à leur poste, sous l’averse.

La foule obligée de quitter les lieux, sans consignes et sans solution de repli, en veut aux officiels de s’être mis seuls à l’abri, et beaucoup ne manquent pas de relever que cette attitude est bien loin de celle des valeureux soldats honorés par ce monument.

A lire les discours de tous les orateurs qui se sont succédé lors de cette inauguration, il est clair que la cérémonie – comme le monument lui-même – célèbre la victoire autant que les morts. Relevons seulement qu’à aucun moment le nom des généraux Foch, Joffre ou Pétain n’est prononcé. Aucune mention non plus du retour de l’Alsace-Lorraine dans le territoire français. Et naturellement, en cette période de séparation des Eglises et de l’Etat, pas question d’évoquer Dieu. La cérémonie, comme le feront les commémorations annuelles, célèbre un culte républicain, et si le monument est dressé sur une place ouverte au public, plutôt que dans un lieu fermé, c’est bien parce qu’il doit appartenir à tous.

Tous les discours de cette journée sont construits selon le même plan : une première partie consacrée aux horreurs de la guerre met en valeur la grandeur du sacrifice. Une seconde est consacrée à l’avenir : pour que le sacrifice des héros ne soit pas vain.

Quant le dernier orateur, M.Lorin, s’exprime au nom des anciens combattants, sa conclusion montre clairement que si la paix a bien été signée, l’heure n’est pas encore à l’amitié franco-allemande :

 « Ce monument enseignera en outre que dans notre France républicaine, dans un pays qui n’entend mettre sa force qu’au service d’une seule cause, celle du droit, le premier devoir de la génération actuelle est d’exiger des justes réparations qui nous sont dues par une nation de proie, encore aujourd’hui avide de revanche et responsable de toutes ces calamités. »

Vae victis : l’Allemagne payera, c’est un devoir de l’exiger !

On sait que cette politique entraînera la ruine de l’économie allemande, et permettra à Hitler de prendre le pouvoir.

Et bien d’autres noms de victimes civiles et militaires seront à ajouter sur nos monuments aux morts…

Christian Rouet

PS : le 21 novembre 2018, le monument aux morts de Rambouillet a reçu le label « Patrimoine d’intérêt régional » créé en juillet 2018 afin de préserver des sites non protégés.

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