La Colonie de Condé-sur-Vesgre
Contractant le terme de phalange (l’unité de combat créée par Philippe de Macédoine) et le suffixe de monastère, Charles Fourier crée, vers 1830, le concept de phalanstère.
C’est un lieu de vie, de travail et d’agrément, conçu pour se suffire à lui-même, tout en favorisant l’ouverture sur le dehors; une collectivisation pour assurer de façon harmonieuse le bonheur de ses membres. Fourier y voit un projet réalisable, et non une utopie abstraite.
Nous allons naturellement évoquer cette notion d’utopie, parler du socialiste Charles Fourier, et même citer le familistère de Jean-Baptiste Godin à Guise (il faut absolument le visiter !), mais c’est le phalanstère de « la colonie » créé en 1832 à Condé-sur-Vesgre (entre Saint-Léger-en-Yvelines et Adainville), qui nous intéresse ici.
Il s’agit du premier phalanstère réalisé d’après certaines idées de Fourier, le seul de son vivant. Après bien des évolutions, la Colonie existe toujours en 2023.
L’utopie
Sans doute peut-on désigner la cité de « la République » de Platon comme l’un des premiers exemples d’une organisation politique idéale où tous les maux de la société sont guéris et redressés.
En 1518 Thomas More invente le mot utopie pour désigner un tel projet, et après lui de nombreux écrivains ou philosophes proposent leur propre utopie. Est-ce au cours d’un de ses séjours à Rambouillet que Rabelais conçoit son Abbaye de Thélème ?
Les ouvrages d’utopies politiques sont nombreux au XIXème siècle, en réaction aux inégalités que la révolution industrielle du charbon exacerbe. Owen, Fourier, Saint-Simon et d’autres socialistes pensent que la grande misère du prolétariat et les inégalités de la société peuvent être vaincus par le développement d’organisations optimisées. Et les utopies qu’ils proposent ont pour vocation d’être réalisées, ce que les écrivains avant eux n’envisageaient pas. Ainsi, appliquant plus ou moins fidèlement leurs principes, une centaine de phalanstères sont créés aussi bien en Europe qu’ailleurs dans le monde, et ce mouvement culmine vers 1870.
Cependant, les réussites sont très rares et aucune ne peut servir de modèle. Engels et Marx leur substituent donc un socialisme révolutionnaire. On en connaît le résultat.
Plus près de nous, les romanciers continuent à chercher dans l’utopie une source d’inspiration, mais pour en souligner la face obscure. Le meilleur des mondes, 1984, Soleil vert… et tous les romans où robots, réplicants ou clones commencent par nous servir avant de se retourner contre nous substituent la dystopie à l’utopie. C’est que, après des guerres mondiales, et quelques inquiétudes accessoires mineures (épuisement de la planète, fin de l’humanité…) nous sommes devenus profondément pessimistes – du moins dans nos pays riches.
Charles Fourier
Curieux personnage que ce Fourier que certains qualifient de philosophe et économiste, et d’autres de poète surréaliste, expert en politique-fiction. Certains voient en lui un grand visionnaire. C’est du reste ainsi qu’il se voit lui-même, en toute modestie : « Moi seul ai mis fin à vingt siècles d’ineptie politique, et les générations présentes et futures reconnaîtront que c’est moi qui suis à l’origine de leur bonheur immense. »
En 1808 il publie son livre sur « la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales » et le poursuit sous la forme d’un grand traité dit « de l’Association domestique et agricole », où il expose les bases de sa réflexion sur une société communautaire.
Son programme vise, non l’abolition de la propriété, mais au contraire celle du salariat par l’acquisition de la propriété « associée et universalisée ». Chaque phalanstérien garde sa terre et ses capitaux, mais apporte à la collectivité « son pouvoir de consommation et ses possibilités d’épargne et de crédit ».
Dans le phalanstère, « vaste construction de la plus belle symétrie (…) tout est organisé pour une vie attrayante et libre, au goût de chacun : commune si l’on veut, solitaire si l’on préfère. (…) Une seule gestion, appuyée sur de grands capitaux réalise la plus grande somme possible de produits (…) De la mise en place d’une division infinie du travail (en groupes, et séries) doit nécessairement sortir des oeuvres plus belles et plus rapidement accomplies. »
L’activité du phalanstère doit être centrée sur l’agriculture. Fourier se méfie des autres activités : il recommande la limitation de l’industrie, et surtout l’élimination du commerce, qui conduit toujours à la spéculation.
Pendant des années Fourier tente de faire connaître ses idées, s’estimant victime d’un complot car elles ne rencontrent aucun succès. Avec quelques amis il fonde la revue « le Phalanstère » consacrée aux idées du fouriérisme, et attend en vain qu’un riche mécène accepte de financer la création d’un phalanstère.
En 1833 il parvient tout de même à convaincre le député Baudet Dulary de mettre sa propriété à disposition d’un phalanstère à Condé-sur-Vesgre, mais désavoue vite ce projet, estimant que certaines de ses idées -notamment en matière de liberté sexuelle- n’ont pas été conservées.
Il meurt en 1837, et après sa mort plusieurs autres tentatives voient le jour dans plusieurs pays, sans qu’aucune ne reprenne l’ensemble de ses idées. Il faut dire qu’il y mêlait une conception de l’univers, et des prédictions dont certaines étaient particulièrement originales, sans qu’on sache d’ailleurs lesquelles devaient être prises au sérieux, et lesquelles n’étaient que des parodies destinées à faire parler de lui. Et son désir de développer la polygamie, et de favoriser la multiplication de ces intrigues amoureuses « qui rendent la vie en harmonie digne d’être vécue » n’étaient sans doute pas du goût de toutes les épouses.
Pourtant, comment ne pas être séduit par son objectif de créer un homme capable de vivre 144 ans, dont 120 « consacrés sans restriction à la poursuite de l’amour sexuel » ?
La Colonie
Le 1er juin 1832, Jean Muiron, disciple de Fourier lance un appel de fonds national pour la création d’une Société Anonyme au capital de 1 200 000 francs. Le projet, auquel les sociétaires préfèrent le nom de Colonie Sociétaire à celui de Phalanstère, est rendu possible grâce à deux propriétaires de Condé-sur-Vesgre qui apportent leurs domaines, estimés 280 000 francs : les 109 hectares de la Christinière, une ferme située sur un terrain pauvre, propriété de l’agronome Joseph Devay, et les 351 hectares de la Chesnaye, qui appartiennent au Dr. Beaudet Dulary, médecin et député de Seine-et-Oise.
Le reste du capital doit provenir des apports des sociétaires. Il en faudrait plus de 1000, il n’en vient que 150. Durant la première année 200 hectares de bruyères sont défrichés, 13 000 arbres sont plantés, une briqueterie est édifiée pour assurer l’approvisionnement des chantiers, le moulin qui existait au préalable est réparé, et la construction du « Phalanstère », le bâtiment principal, sur le plateau du Rouvray, ainsi que des étables et des abris provisoires est déjà bien avancée.
Mais le travail et les apports financiers des phalanstériens ne sont pas suffisants, et la société doit rémunérer de nombreux ouvriers. La terre sablonneuse ne permet pas de rendements agricoles satisfaisants, et l’emplacement souffre de l’insuffisance de moyens de communication. La société ne vit que grâce à des apports financiers de Beaudet-Dulary qui a démissionné de son mandat de député pour se consacrer à temps plein à la société de Condé-sur-Vesgre.
Ses efforts ne sont pas suffisants. En avril 1836, faute de capitaux, la société est dissoute. Les terrains de la Christinière et de la Chesnaye retournent à leurs propriétaires initiaux.
En 1837, quelques mois avant le décès de Charles Fourier, le projet d’une colonie d’enfants trouvés est envisagé grâce à la fondation d’un institut industriel, agricole et scientifique. Un crédit de 10 000 francs est trouvé chez les fouriéristes de Paris. Il permet seulement de payer les études et les plans des bâtiments destinés à accueillir 400 enfants, et près de 100 adultes d’encadrement. Il est vite évident que le projet ne pourra jamais être financé et il est abandonné.
Cependant le domaine de Condé-sur-Vesgre connaît encore bien des expérimentations.
Le 15 avril 1840, Victor Considérant, un fouriériste de la première heure, annonce la création d’une nouvelle société pour la propagation et la réalisation de la théorie sociétaire. Le capital espéré est de 600 000 francs, mais il est très loin d’être atteint, et en 1842, Beaudet-Dulary est obligé de vendre à des tiers 170ha de terres agricoles.
Il fait alors construire la maison d’habitation qui existe toujours. En 1846, la société change d’orientation, pour se tourner vers une activité industrielle. Ses ateliers proposent à une clientèle parisienne la réalisation de cartonnages. La Société des Cartonniers bénéficie de quelques appuis politiques, car elle emploie de nombreux chômeurs non qualifiés. Cependant, cette main d’oeuvre est peu motivée, et l’entreprise supporte des frais de transport trop élevés. Elle ne sera jamais rentable.
La société perd ses protecteurs au moment de la Révolution de 1848 et doit, une nouvelle fois, s’arrêter.
En septembre 1850 le Ménage Sociétaire prend en location l’ensemble des actifs de la Société des Cartonniers, mais lorsque cette dernière est mise en liquidation par le Tribunal de Nantes en novembre 1859, son bail se trouve résilié. Les 29 familles qui résident alors à la Colonie créent une société civile immobilière pour acheter 34 ha « d’une terre sans culture, avec quelques arbres de pauvre venue et d’un rendement très minime, avec une maison d’habitation, des hangars, une écurie, ayant besoin de réparations ».
Si l’on excepte le dernier essai, peu concluant, de relancer en 1900 une fabrique de céramiques (cette activité avait existé à Condé-sur-Vesgre jusqu’au XVIIIème siècle, sa terre contenant une fine argile blanche qui s’y prêtait bien.) il n’y aura plus de tentative de développer sur place une activité capable de rassembler, et de faire vivre une communauté. C’en est donc bien fini du principe de phalanstère, tel que l’imaginait Fourier.
En 1898, un article de la revue Rénovation sociale, le constate déjà : « La théorie de Fourier n’est plus à Condé qu’un souvenir respecté qui a pourtant laissé d’aimables traces dans la forme du langage et des manières, et aussi dans une organisation économique produisant un maximum d’avantages matériels avec un minimum de dépenses. »
Cependant, la Colonie poursuit aujourd’hui son existence, pour le plus grand bonheur de ses sociétaires. Y coexistent la SCI de Condé-sur-Vesgre, propriétaire des biens immobiliers, et le Ménage Sociétaire, association loi de 1901, qui offre à ses adhérents un ensemble de services et d’activités, moyennant une cotisation annuelle, et le payement par chacun de ses consommations individuelles. Aujourd’hui 25 familles de colons se partagent ainsi les bâtiments centenaires construits sur les 35 ha forestiers qui sont restés propriété de la SCI. Certains descendent toujours des premiers membres de la Colonie.
Nous sommes très loin du concept de Fourier, puisqu’il ne s’agit plus que de profiter d’un « lieu chaleureux dans un site d’exception en pleine forêt, où les repas sont servis et les chambres prêtes, selon un mode de vie original, alternant moments partagés et activités personnelles » ainsi que le propose la Colonie sur la page d’accueil de son site web.
Plus proche donc d’un village du Club Méditerranée ou d’un Center-Park que du phalanstère de Fourier ? Sans doute, mais avec des critères de recrutement qui valorisent l’adhésion des membres aux valeurs de la communauté, plus que leurs moyens financiers.
Des « colons Papillons » parrainés par des membres actifs de la communauté peuvent y séjourner épisodiquement, pour connaître et se faire connaître. Après 4 ans ils pourront devenir « colons phalanstériens », y séjourner de façon permanente, et devenir associés de la SCI.
Le familistère de Guise
Je m’éloigne un instant du Pays d’Yveline, mais l’oeuvre de Godin mérite bien ce détour, car, à la différence de la Colonie de Condé-sur-Vesgre, elle a connu un véritable succès.
Jean-Baptiste Godin n’a rien d’un théoricien. C’est un chef d’entreprise qui a parfaitement réussi, et a progressivement mis en place, de 1846 à 1880, toute une organisation sociale, pour le bien-être de ses ouvriers : logements modernes, avec un souci d’hygiène novateur, dans son Familistère de Guise (Aisne), épicerie collective, école, bibliothèque, théâtre, piscine… Une cité radieuse, à proximité du complexe sidérurgique où ses ouvriers fabriquent des milliers de poêles à bois en fonte qui s’exportent dans le monde entier.
C’est donc un de ces patrons paternalistes qui pensent que la réussite de leur usine ira de pair avec le bien-être de leurs ouvriers. Et à l’évidence, c’est le cas pour Godin, puisqu’il emploie 30 salariés en 1846, 300 en 1857, 600 en 1860 et 2000 en 1881.
Cependant, Godin va bien plus loin, puisqu’il crée en 1880, « l’Association Capital/Travail » par le biais de laquelle l’organisation, le contrôle et la propriété de l’entreprise et du Familistère passent aux mains des ouvriers et des habitants du Familistère, huit ans avant sa mort.
Et, ainsi gérée par ce collectif ouvrier, l’entreprise réussit à se développer jusqu’en 1968, date à laquelle elle est obligée de céder son activité, la concurrence internationale étant devenue trop forte. Aujourd’hui la SA Godin appartient au groupe des Cheminées Philippe.
Cependant 300 sociétaires vivent encore dans le Familistère, qui reste régi par les règlements imaginés par Godin.
Naturellement, les villages, les lieux de vacances, les résidences de retraite qui ajoutent des espaces et des services collectifs souvent cogérés, voire autogérés, à des lieux privés abondent aujourd’hui. Mais ils ne méritent pas plus que la Colonie de Condé-sur-Vesgre le nom de phalanstère puisque leurs communautés n’y exercent plus une activité dont tous peuvent profiter. Il y a mutualisation de certaines dépenses, mais pas des revenus de leurs membres. On n’y trouve aucun désir de mettre fin à des inégalités sociales, mais au contraire une volonté assumée d’améliorer le confort d’un petit nombre de privilégiés.
En fait, et même si Fourier ne souhaitait pas reconnaître cette filiation, ses idées ont largement été inspirées des couvents des communautés religieuses, et plus précisément de ceux qui ont développé une activité économique : Chartreuse, Bénédictine…
Et depuis le XXème siècle, ce sont sans doute les premiers kibboutz d’Israël, créés en 1909 dans la Palestine alors ottomane qui ont été les plus proches de ses idées (je rappelle qu’ils étaient alors laïcs et socialistes avant l’évolution que nous leur connaissons aujourd’hui). A moins que ce ne soient certaines communautés hippies des années 70, à l’existence éphémère, ou des implantations zadistes d’aujourd’hui, dans un contexte altermondialiste.
Christian Rouet
janvier 2024
Une fois de plus, un article très intéressant qui apporte un éclairage original sur notre région. Merci !