Jean Monnet

Dans le petit hameau d’Houjarray, commune de Bazoches-sur-Guyonne, deux maisons voisines méritent une visite. Celle de Jean Monnet, le père de l’Europe, et celle de son ami Louis Carré, une réalisation du designer Alvar Aalto. 

Il est difficile d’imaginer deux maisons plus différentes, et de mesurer mieux le gouffre qui séparait dans les années 1960 les goûts français des tendances contemporaines…

Cependant il ne sera pas question de style ici, mais seulement d’idées, puisque Jean Monnet nous a fait l’honneur de bien vouloir nous parler de lui, et du combat de sa vie : la constitution d’une communauté européenne, encore si fragile aujourd’hui.

Je lui cède la parole.

Je suis né à Cognac en 1888. Mon grand-père y était viticulteur. Mon père avait créé un négoce de cognac florissant. A seize ans il m’a envoyé à Londres pour apprendre l’anglais et me former aux affaires auprès de son agent local. Deux ans après je suis parti en Amérique du Nord, pour négocier de nouveaux contrats d’importation, et notamment des contrats de transport : il me fallait trouver de quoi charger les bateaux en retour pour optimiser l’affrètement de nos cargaisons de cognac.

Une bonne pratique de la négociation commerciale, ma parfaite connaissance de l’anglais et une solide expérience de logisticien : j’avais acquis là les qualités pratiques qui me distingueront toute ma vie des théoriciens brillants que je côtoierai.

 En juillet 1914, de retour du Canada, j’ai appris la mobilisation générale. J’avais 22 ans, mais j’avais été réformé pour des problèmes pulmonaires et n’étais donc pas mobilisable.

J’ai pensé malgré tout pouvoir être utile à mon pays en proposant au président du Conseil, Viviani, replié à Bordeaux d’apporter aux transports maritimes désordonnés et non concertés entre la France et l’Angleterre mon expérience et mon réseau professionnel. 

A la surprise de mon père, non seulement le Président m’a reçu, mais j’ai su le convaincre. Basé à Londres, j’ai ainsi organisé jusqu’en 1919 ces « Comités d’approvisionnement franco-anglais » dont le rôle a été reconnu par tous.

 De cette expérience est née la conviction qui ne m’a plus quitté : à notre époque où la logistique est fondamentale en temps de guerre, la coordination entre pays est tout aussi utile en temps de paix. Malheureusement je n’ai pas réussi à en convaincre les Alliés et ces comités ont été dissous à la fin de la guerre, chaque pays voulant retrouver une organisation autonome tournée vers ses intérêts propres.

Cependant en 1920 la « Société Des Nations »(SDN), première organisation internationale consacrée au maintien de la Paix a été créée. Elle aurait dû permettre une coopération entre les pays. J’en ai accepté volontiers le poste de Secrétaire Général Adjoint. Le principe de la SDN était bon, mais son application a été décevante : chaque pays recherchait plus la défense de ses intérêts propres que la résolution des problèmes communs.

En 1922 j’en ai démissionné sans regret. L’entreprise de mon père traversait alors de grosses difficultés, par suite de la prohibition aux USA et d’un changement de goûts des nouvelles générations. J’ai pu la redresser assez rapidement, et en 1926, estimant que je ne lui étais plus nécessaire, j’ai repris une activité indépendante.

Mettant à profit les relations que je m’étais faites aux plus hauts niveaux, je suis devenu banquier d’affaires international, d’abord à Paris, puis, en 1929, aux USA. Les premiers mois ont été très profitables, puis la crise économique a ruiné nos investissements. Je suis cependant resté là-bas jusqu’en 1934.

Le gouvernement chinois m’a alors demandé de venir mettre sur pied un plan de reconstruction capable d’attirer des capitaux chinois et étrangers. Je suis resté quatre ans à Shanghai et j’ai gagné la confiance de Tchang Kai-Chek en mobilisant le financement nécessaire aux chemins de fer chinois.

Silvia et moi

Permettez-moi un souvenir plus intime : en 1929 j’avais rencontré celle qui ne m’a plus quitté : Silvia de Bondini, une artiste peintre italienne. Malheureusement elle avait été mariée durant quelques mois, et le divorce n’étant pas reconnu par la loi italienne, nous ne pouvions pas régulariser notre union. C’est ainsi que notre première fille n’a pas pu porter mon nom !
Nous avons finalement trouvé une astuce assez incroyable : Silvia s’est fait naturaliser Russe, avec l’aide de mes relations diplomatiques, et la Russie autorisant le divorce unilatéral, elle a pu divorcer (en 1939, Silvia a pris la nationalité française). 

En 1934 nous avons ainsi pu nous marier civilement à Moscou et après le décès de son mari, nous avons même pu nous marier religieusement à Lourdes… quarante ans plus tard !

De toutes les affaires que j’ai eu à résoudre, ce mariage a été la plus belle de ma vie, et celle qui m’a apporté le plus de bonheur !

 A mon retour de Chine, en 1936, nous sommes partis aux USA. Le Président Daladier m’a chargé de négocier l’achat d’avions car la menace d’Hitler commençait à se préciser, et la France était sous-équipée. Mais ce n’était pas simple, car il fallait que les USA acceptent de contourner le « Neutrality Act ». Finalement j’ai réussi à en commander 400, mais il nous en aurait fallu beaucoup plus.

En juin 1940 comment la France, vaincue, aurait-elle pu poursuivre le combat ? J’ai réussi à convaincre aussi bien le premier ministre Winston Churchill, que le général de Gaulle, arrivé à Londres pour poursuivre la lutte contre les nazis, de la nécessité de réaliser une fusion immédiate et totale de la France et du Royaume-Uni. Un seul Parlement et une seule armée pour faire face ensemble à l’Allemagne.

Une fois de plus la preuve était faite que dans des circonstances exceptionnelles, les pays les plus attachés à leur souveraineté sont prêts à privilégier l’intérêt collectif. Le Brexit de 2020 montre hélas qu’une fois le danger écarté, ils redonnent vite la priorité à leurs intérêts personnels !

Ce projet a été envoyé le 16 juin au président Reynaud, mais celui-ci n’a même pas eu le temps de le présenter à l’Assemblée Nationale, puisque, ce même jour, il a été remplacé par le Maréchal Pétain. Vous connaissez la suite… Faute de pouvoir intégrer la flotte française dans la Royal Navy, les Anglais la couleront à Mers el-Kébir, et les canons français repousseront les tentatives de débarquement allié à Casablanca et Oran.

Au cours de ce premier contact avec de Gaulle, il avait donc partagé mes vues. Mais la suite de nos relations a été plus compliquée. De Gaulle croyait en son propre destin, dans une France libre et souveraine.  Moi je croyais que la victoire contre le nazisme ne pouvait venir que des Alliés, et je décidai donc de me mettre au service du gouvernement britannique.

Churchill m’a envoyé à Washington. J’ai réussi à vaincre les réticences de Roosevelt qui pensait encore pouvoir rester en dehors du conflit. Finalement il a accepté de doubler les programmes de production militaires qui étaient très insuffisants comparés à ceux de l’Allemagne. J’ai pu mettre en place le « Combined Production and Ressources Board », un système d’optimisation des allocations de matériel entre Américains et Britanniques sur les mêmes principes que ceux qui avaient fait leurs preuves dans les comités Franco-Britanniques de 1916.

Cette organisation a joué un rôle important dans la victoire, tant la logistique est fondamentale dans la guerre moderne.

En novembre 1942 le débarquement allié en Afrique du Nord a marqué le début de la phase de libération. Roosevelt et Churchill m’ont envoyé à Alger pour en organiser le ravitaillement et le réarmement. Il fallait que la France fasse oublier sa reddition, et qu’un leader légitime soit reconnu par les alliés. J’ai d’abord pensé que le général Giraud serait le candidat idéal pour diriger le Comité Français de la Libération Nationale. Mais j’ai vite été déçu, et, malgré mes réticences pour sa conception personnalisée du pouvoir, j’ai fini par appuyer de Gaulle dont les alliés se méfiaient. 

En 1944 je suis reparti à Washington pour négocier les conditions dans lesquelles la France bénéficierait d’une aide pour sa reconstruction, tout en gardant sa souveraineté. J’ai obtenu la promesse de la somme incroyablement élevée pour l’époque de 2.5 milliards de dollars.

En 1945, de retour en France, nous avons cherché, Silvia et moi, une maison assez proche de Paris, mais au calme, où je puisse à la fois travailler en paix, et profiter de la campagne pour les longues marches que j’ai toujours affectionnées. Nous avons trouvé cette petite maison –une ancienne ferme près de Bazoches-sur-Guyonne – et durant  des années, j’ai reçu à Houjarray les plus hauts décideurs politiques et économiques de notre époque.

Houjarray

J’ai invité mon ami le galeriste Louis Carré à venir s’installer sur le terrain voisin. Comme vous le voyez, notre maison a été conservée en l’état. L’étage est aujourd’hui consacré à la construction européenne, et j’ai la satisfaction de savoir que des milliers d’enfants viennent chaque année réfléchir à la réalisation d’un projet qui relevait encore à l’époque de l’utopie, et qui est loin d’être abouti…

Jean Monnet
Jean Monnet

Le général de Gaulle m’a confié la direction du Plan : durant deux ans, en concertation avec tous les acteurs économiques du pays, le patronat, les syndicats, toutes les administrations, nous avons défini nos priorités. Il nous fallait insuffler un nouvel état d’esprit parmi les chefs d’entreprise, sans porter atteinte à l’initiative privée. Je suis fier de pouvoir dire que nous y sommes parvenus. Grâce à l’aide américaine, tous les pays d’Europe, à commencer par la France, le Royaume Uni, et l’Allemagne ont pu amorcer un formidable redressement. Cependant ils l’ont fait de façon individualiste et concurrente. Les mêmes causes produisant les mêmes effets,  je n’ai pas cessé de plaider pour une coopération entre pays afin d’éviter que leur compétition ne conduise à de nouvelles guerres.

Le 28 avril 1950 j’ai proposé à Robert Schuman, pour la France, et Adenauer pour l’Allemagne la mise en commun de nos ressources de charbon et d’acier. Ceci a abouti quelques mois après à la création de la « Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier » (CECA)  dont je suis devenu président. L’Italie et les pays du Benelux se sont joints à nous pour créer la première « Communauté Européenne ». Le traité de Paris de 1951 a entériné la création de la Haute Autorité, l’Assemblée des Six, une Cour de Justice qui veille au respect du Traité, et un Conseil des Ministres qui assure l’harmonisation des politiques des États membres.

les signataires du traité de Paris

Devant ce premier succès j’ai proposé en 1954 la création d’une armée européenne dans le cadre de la Communauté Européenne de Défense (CED). Un seul pays parmi les six membres de la Communauté a finalement refusé : la France. Quand je vois qu’il a fallu attendre 70 ans, et le changement de politique assumé d’un président américain pour que ce projet soit repris… et porté par la France,  je me retourne dans ma tombe !!!

 J’ai mesuré alors le chemin qui restait à parcourir pour que les pays européens acceptent de renoncer partiellement à une souveraineté de plus en plus illusoire. J’ai démissionné de mon poste à la CECA pour me consacrer entièrement à la construction de l’Europe en créant le « Comité d’Action pour les Etats-Unis d’Europe ».

Nos premiers succès ont été, le 25 mars 1957 à Rome, la signature du traité de la CEEA : « Communauté Européenne de l’Energie Atomique » dite Euratom, et de celui du Marché Commun. Les USA ont accueilli favorablement nos initiatives et nous ont largement financés. J’ai proposé alors l’établissement d’une politique financière commune, avec la création d’un marché financier et monétaire européen, avec une banque et un fonds de réserve européen, l’utilisation en commun d’une partie des réserves nationales, la convertibilité des monnaies européennes, le libre mouvement des capitaux entre les pays de la Communauté… mais il m’a fallu encore vaincre bien des réticences avant que ce projet soit accepté !

En 1958 le général de Gaulle était revenu au pouvoir. Il partageait ma vision d’une Europe unie… mais il la voulait basée sur la souveraineté inaliénable des États. Pour lui, la France devait y avoir la première place, et il s’opposa fermement à plusieurs reprises à l’entrée de la Grande Bretagne en qui il voyait un rival potentiel. Elle ne rejoindra la Communauté qu’en 1972 quand il deviendra évident que la France, privée de son Empire colonial, avec des ressources minières épuisées, des coûts salariaux, un système social et des impôts trop élevés pour que nos entreprises restent compétitives, ne pouvait plus prétendre légitimement à la direction de l’Europe.

En 1960 l’assassinat du président Kennedy est venu ruiner mes espoirs d’un partenariat Europe-Etats-Unis que je voyais comme étape ultime de la construction européenne, et que ce jeune président jugeait profitable pour son pays comme pour les nôtres (à l’opposé de ce que semble penser son successeur actuel!). J’ai été très affecté par ce décès car nos relations avaient été excellentes.

 Le début des années 70 a été propice à une relance de l’union économique et politique de l’Europe. Le principe d’une union monétaire et d’un fonds monétaire européen, soutenu par mon comité s’est enfin imposé. En 1974, portée par Giscard d’Estaing en France et Helmut Schmidt en Allemagne, l’organisation d’une Europe politique a progressé, avec la création d’un Conseil Européen des Chefs d’Etat décidant à la majorité et le principe de l’élection du Parlement Européen au suffrage universel.

Le 9 mai 1975, vingt-cinquième anniversaire de la Déclaration Schuman, le « Comité d’Action pour les Etats-Unis d’Europe » a été officiellement dissous, ses objectifs principaux ayant été atteints. Toute ma vie j’avais poursuivi le même but : pousser les pays européens à s’unir et à travailler ensemble. Et toute ma vie j’avais appliqué la  même méthode : organiser et agir concrètement, comme on le fait dans le monde professionnel d’où je viens. J’avais alors 87 ans, il me fallait laisser la place aux jeunes.

Je me suis retiré ici, dans ma maison d’Houjarray, pour y écrire mes Mémoires. Je vous y renvoie, si vous voulez plus de détails sur ma vie…

Voilà ! Le 16 mars 1979 j’ai été enterré dans le petit cimetière de Bazoches, où m’a rejoint le 22 août 1982 ma Silvia.

En 1988 le président Mitterrand a décidé de transférer mes cendres au Panthéon. Je n’ai jamais recherché les honneurs de mon vivant et je n’ai pas été dupe de celui-ci : il s’agissait pour lui d’affirmer ses idées pro-européennes. Mais il est vrai que sous ses deux mandats, l’Europe a beaucoup avancé. Malheureusement trop de partis politiques en font aujourd’hui le bouc émissaire qu’il est facile d’accuser de tous les maux pour gagner des voix. Et trop de populistes prônent l’impossible ré-industrialisation de la France, au lieu de la penser au niveau de l’Europe.

Ah, si je pouvais revenir sur terre ! Reprendre mon combat… convaincre 5 ou 6 pays de s’unir vraiment, avec un seul gouvernement, un régime social unifié, une même fiscalité…

Mais peut-être préférerai-je profiter du réchauffement climatique pour faire du pays d’Yveline le premier producteur de cognac et Houjarray sa capitale ? Ce serait un objectif tellement plus simple à atteindre !

Christian Rouet
décembre 202

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