Un Chasles peut en cacher un autre...

Je n’ai pas encore écrit sur Epernon, pourtant porte sud du Pays d’Yvelines.

Un de mes abonnés, Pierre Morin, grand collectionneur et grand connaisseur d’Epernon m’ayant récemment proposé son appui, je vais pouvoir bientôt y remédier.

Cependant, aujourd’hui Epernon et Rambouillet vont déjà se trouver réunis dans un même article, pour une raison simple : il y a un boulevard Chasles, à Epernon, et à une rue Chasles, à Rambouillet.

Et contrairement à ce que l’on pourrait croire … elles n’ont absolument rien en commun !

En cette période assez anxiogène, je vous invite à partager un moment de détente, autour d’un sujet pourtant rigoureusement historique !

Jules Amilcar Chasles (1828-1906)

Le nom vous dit quelque chose ? Il ne devrait pas, car la renommée de ce Rambolitain n’a sans doute pas dépassé notre canton.

Né à Gouillons, en Eure-et-Loir, Jules Amilcar Chasles s’est installé à Rambouillet comme notaire en 1856. Il avait alors repris l’étude de Me Desroziers, dont les derniers titulaires ont été Me Ariztia de 1952 à 1974 (rue Chasles), Me Ecalard de 1974 à 1997 (rue Sadi-Carnot), Me Bonne de 1989 à 2006 (en face de la gare, à l’emplacement actuel) et aujourd’hui Me Heringer-Rameaux et Me Rivayrand-Blanc.

Après 10 ans de notariat, Jules Chasles était devenu juge au tribunal de Rambouillet, et y avait exercé durant 30 ans. Il en était resté Président Honoraire jusqu’à sa mort, survenue à Rambouillet le 22 février 1906.
Il avait été aussi adjoint au maire, administrateur du bureau de bienfaisance de Rambouillet, de l’hôpital-hospice et président du bureau de l’assistance judiciaire.

C’est donc à un notable de Rambouillet, à la vie professionnelle irréprochable et aux nombreux engagements en faveur de la collectivité que le conseil municipal a décidé de donner le nom d’une rue, dans sa délibération du 21 juin 1906.

Auparavant la rue Chasles avait été « chemin de Rambouillet à la Louvière » dans les actes du XVIIIème siècle. Puis rue de la Louvière au XIXème siècle (8 décembre 1811).

Le 13 mais 1848, le conseil l’avait baptisée « rue de l’embarcadère » , de la place Félix-Faure jusqu’au Pont Hardi, parce qu’elle conduisait à l’embarcadère, c’est à dire à la gare.

le décès de Jules Chasles
23 juin 1906

Enfin, le 8 février 1904, la municipalité avait choisi de célébrer l’alliance franco-russe, en l’appelant « rue de l’Alliance ». La visite de leurs Altesses impériales les Grands Ducs Vladimir et Alexis de Russie à Rambouillet, le 16 novembre 1888, méritait bien cette commémoration. 

Cependant en 1906, ce souvenir était légèrement terni par la Révolution de Russie (1905) et la décision des révolutionnaires de ne pas honorer les emprunts qui avaient été largement souscrits par les épargnants français. (d’où la réflexion humoristique du journaliste du « Progrès de Rambouillet », qui rend compte ici de cette délibération)

Choisir un nom pour une rue n’est jamais chose facile : lié à la politique il peut obliger à un reniement précipité. Lié à un personnage ou un événement trop local, les générations suivantes en oublient vite le sens. Honorant un membre du conseil municipal, le vote de ses anciens collègues prouve leur reconnaissance et leur amitié, mais on peut y voir l’espoir de profiter plus tard du même honneur! 

Dans le cas de Chasles, pour l’une des rues principales de notre ville, de nombreux Rambolitains ont l’impression que ce nom leur est familier : ils pensent en fait à Michel Chasles, et bien peu se souviennent de Jules Amilcar !

la rue Chasles de Rambouillet
la rue Chasles de Rambouillet

Il faut dire, à leur décharge, que la limite entre la place Félix-Faure et la rue Chasles, se trouve à la hauteur du magasin Floral Still, côté impair, et que la plaque n’y donne aucune précision. Pas davantage d’information à son extrémité, côté gare, sur la plaque apposée au numéro 41 (laboratoire médical).
Une telle discrétion est d’autant plus étonnante que dans bien des rues nous bénéficions, non seulement d’une précision, mais aussi, grâce à la SAVRE, d’une seconde plaque indiquant l’un de ses anciens noms.

Il est vrai que nous disposons maintenant d’une boussole sophistiquée, devant la gare, pour trouver notre chemin, version moderne et incompréhensible de l’ancien plan traditionnel.

Michel Chasles (1793-1880)

A sa naissance, à Epernon, il reçoit le prénom de Floréal. Cependant, un jugement de 1809 l’autorise à adopter plus tard le prénom plus traditionnel de Michel.

Son père est conseiller général d’Eure-et-Loir, président du tribunal de commerce de Chartres. Je n’ai pas trouvé de lien de parenté avec Jules Amilcar Chasles, mais un lointain cousinage est tout à fait possible.

Michel Chasles
Michel Chasles

Après de brillantes études, dont Polytechnique, et une courte carrière d’agent de change, il se consacre aux mathématiques. Il enseigne à Polytechnique puis à la Faculté des Sciences de Paris. En 1851, âge de 58 ans, il est admis à l’Académie des Sciences.

Ses travaux de géométrie lui valent la prestigieuse médaille Copley en 1865 et un collègue anglais lui décerne le titre d’« empereur de la géométrie».

Si son nom vous est familier, c’est sans doute à cause de la relation de Chasles, qui est enseignée au lycée. Mais si, voyons  ! ab+bc=ac … ça ne s’oublie pas !

le théorème de Chasles
le théorème de Chasles

Ou encore du théorème de Chasles (mais là, c’est un peu plus trapu !). Au cas où vous en auriez oublié la formule, je me fais un devoir de vous la rappeler. Elle montre, d’après Wikipedia, «que toute fonction harmonique peut se représenter par un potentiel de simple couche sur l’une quelconque de ses surfaces équipotentielles v = const. ». Je n’aurais su mieux dire.

 On comprend donc que sa ville natale d’Epernon ait choisi de donner à l’un de ses boulevards, le nom de ce grand savant.

 Cependant Michel Chasles est également passé à la postérité pour une raison qui me ravit, et qui s’accommode fort mal de son génie et de l’air sérieux que nous lui voyons sur la photo ci-dessus. J’adore cette histoire qui montre que des vieux messieurs savent encore croire au Père Noël.

« Un vrain de folie »

Le 17 février 1870, le tribunal de Paris condamne Vrain-Lucas, reconnu coupable d’avoir vendu à Chasles, durant plusieurs années, 27 345 (!) lettres « autographes » pour le prix de 140.000 francs (environ 600 000€)

Comme bien des savants, Chasles chérissait en secret une théorie qu’il ne pouvait divulguer, faute de preuve : Pascal aurait été le véritable inventeur de la loi de la gravitation. Newton et Huygens se seraient indûment approprié ses idées et son mérite.

l'affaire Chasles/ Lucas-Vrain
le Charivari 1870

Vrain-Lucas, informé de cette hypothèse lui vend des lettres qu’il prétend avoir été échangées entre Pascal et Newton, et qui étayent cette théorie. Et Chasles est tellement heureux de cette découverte qu’il les achète, sans même s’apercevoir qu’à la date de cette correspondance Newton n’aurait eu que 12 ans, que Pascal y confond « attraction » et « abstraction » et qu’il emploie des formules mathématiques qui ne seront découvertes qu’au siècle suivant !

Pendant des mois Vrain-Lucas lui vend de nouvelles lettres, et le 8 juillet 1867, Chasles présente à l’Académie sa théorie, et les lettres qui la confirment. Les Hollandais, pour défendre la mémoire de leur compatriote Huygens, de même que les anglais, au nom de Newton, protestent avec énergie, et la polémique, teintée de chauvinisme, divise la communauté scientifique durant deux ans. Elle occupe 400 pages dans les compte-rendus de l’Académie ! Des personnalités comme Adolphe Thiers affirment voir dans ces lettres un « cachet moral » qui garantit leur authenticité.

Pendant sept ans Chasles reste convaincu de l’honnêteté de Vrain-Lucas et de l’authenticité de ses lettres. En 1869, c’est parce qu’il craint que Vrain-Lucas ne vende à l’étranger des lettres « d’un intérêt national », que Chasles le fait surveiller par la Préfecture de Police. Or cette surveillance conduit à découvrir que le faussaire rédige au jour le jour ces faux autographes. Il est arrêté, jugé, et condamné.

La peine de Vrain-Lucas est toutefois légère : deux ans de prison et 500 francs d’amende. Comme l’a plaidé son avocat, « M. Chasles a été, sinon le provocateur du délit, du moins son complice le plus innocent et le plus dangereux » (cité dans un Hors série n°38 d’Historia de 1974, dont je relève d’ailleurs qu’il s’intitule « Les grands canulars » et non « les grandes escroqueries », tant l’affaire, malgré le montant du préjudice financier, ressemble à une plaisanterie ! ).    

Il faut dire que ces contrefaçons étaient particulièrement grossières, et qu’outre la correspondance de Pascal à Newton, elles comprenaient des documents aussi magnifiquement surréalistes que des lettres signées par Alexandre le Grand, Cléopâtre, Judas, Archimède, César ou Vercingétorix… toutes écrites en Français, sur papier plus ou moins vieilli artificiellement ! A un tel niveau de crédulité on peut effectivement se demander si la victime est à plaindre ou à blâmer…

Deux exemples seulement (cliquez sur l’image pour agrandir) :

laissez-passer de Vercingétorix vendu à Chasles par Vrain-Lucas
laissez-passer de Vercingétorix

(très, très accessoirement, au temps de Vercingétorix, Jules Cesar n’était pas encore empereur !)

une lettre d’Archimède

Ou encore cette lettre d’Archimède dont je ne publie ici que le premier paragraphe.

Si vous souhaitez en savoir plus,  je vous renvoie à l’ouvrage de Georges Girard « le parfait secrétaire des grands hommes » (1924) en ligne sur le site de Gallica. L’auteur s’y indigne que l’oeuvre admirable de Lucas Vrain ne soit pas enseignée dans les écoles. Je partage son indignation !

Comme bien on pense, le prestige de Chasles fut considérablement atteint, de même que celui de l’Académie qui n’avait pas su remarquer que la moitié des mots utilisés dans ces lettres étaient ignorés à l’époque où elles étaient sensées avoir été écrites. Alphonse Daudet en tire son roman « l’Immortel. »

Les chansonniers s’en donnent à coeur joie, et pendant des mois on répète dans les salons « tout le monde peut avoir un Vrain de folie! » .

Chasles avait bien été obligé d’admettre finalement la fraude dont il avait été victime, pour ne pas être accusé d’avoir voulu tromper volontairement l’Académie. Cependant il resta toute sa vie persuadé que la correspondance de Pascal et Newton, à la différence des autres documents, était authentique. A sa mort, il légua à l’Académie l’ensemble de ses lettres. La plupart ont été détruites, mais 180, reliées en un ouvrage, ont été conservées. G.Lenotre en publie plusieurs dans sa « Petite histoire », débarrassées de leurs tournures de pseudo ancien-français.

Je me répète, mais j’adore l’idée que l’on puisse être ainsi un génie dans un domaine, et y faire preuve de la plus extrême rigueur scientifique, tout en étant capable, par ailleurs, d’une telle naïveté.

A ce titre, il me semble que ce grand savant a, certes, bien mérité d’avoir son boulevard à Epernon, mais n’en déplaise à Jules Amilcar, j’aimerais aussi qu’en empruntant la rue Chasles de Rambouillet, nous ayons, en même temps que pour lui, une pensée pour son illustre homonyme. 

Christian Rouet
avril 2022

PS : L’incroyable crédulité de Michel Chasles me fait penser que moi aussi j’ai acheté une lettre ancienne fort intéressante, mais dans mon cas, il s’agit d’un autographe absolument authentique de madame de Sévigné à sa fille! Je me suis ruiné, certes, mais ce document le vaut bien. En voici le texte :

Paris, le 14 juillet 1689

Ma très chère fille,

 

Je suis heureuse de vous savoir en bonne santé, ma Françoise chérie. C’est également mon cas : je relis pour la troisième fois « les Caractères » que la Bruyère a publiés l’an passé. Quel régal ! Je me promène tous les jours dans le jardin du Luxembourg et me rends souvent au théâtre. L’Esther de notre ami Racine y est fort applaudie.

Le receveur du bureau de Poste m’a fait respectueusement savoir que le facteur se plaint du nombre de lettres que nous échangeons, et qu’en les affranchissant au tarif « grande vitesse » nous l’obligions à courir pour les apporter. Les Français sont des râleurs : je n’entends que doléances de tous côtés. Vous verrez qu’un jour on en fera des cahiers !

Tout cela finira mal : je ne voudrais pas vivre dans cent ans ! Vous imaginez à quoi ressemblera le 14 juillet 1789 si les Français continuent à se plaindre de tout ?

 

Figurez-vous qu’un épistolier de Rambouillet a réussi à me faire partager l’intérêt qu’il porte au Pays d’Yveline. Il envoie une lettre le samedi midi à chacun de ses abonnés, et je la reçois donc moi aussi.

Ce sont des documents fort intéressants qui me ravissent l’âme, et m’instruisent en m’amusant. Je vous invite à vous y abonner aussi et à en parler à vos amies de Grignan, comme je le fais moi-même auprès de mes réseaux sociaux et à la Cour.

 

Je vous embrasse très fort ma très chère fille, ainsi que François-Adhémar et les enfants.

 

Marie de Rabutin-Chantal,
Marquise de Sévigné

Cet article a 3 commentaires

  1. THIBAUT

    Merci, Chirstian ! (s) Sophie Rostopchine.

  2. Gérard Claisse

    On peut penser aussi à l’affaire des avions renifleurs.

  3. On croit facilement ce qui fait plaisir ! aurait pu dire La Fontaine.
    Je pense maintenant que son mystérieux correspondant va nous communiquer prochainement la lettre de remerciement qu’elle lui a adressée.

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