Le cerf, animal sacré
Le cerf est l’un des animaux les plus représentés dans l’art pariétal : comme dans la grotte de Chauvet ou celle de Lascaux.
Nos ancêtres ont-ils essayé de l’apprivoiser, comme ils l’ont fait avec succès d’autres gros herbivores ? Si c’est le cas, ils n’y sont pas parvenus, et les cerfs que nous connaissons aujourd’hui vivent toujours à l’état sauvage.
Mais la beauté de cet animal, la noblesse de son port, ajoutées à la chute et la repousse annuelle de ses bois lui ont conféré depuis toujours le statut de « roi des forêts ».
Dans cet article, ce n’est pas la place du cerf dans notre région, et la façon dont il est tout à la fois protégé et chassé, que je vais aborder. Mais seulement sa place dans notre imaginaire, et notamment dans nos religions.
Un animal non domesticable
Les premiers peuples de pasteurs se sont empressés de domestiquer toutes les espèces de gros mammifères qui pouvaient l’être.
Or, ils n’ont su domestiquer que quatorze espèces, parmi les 148 grands mammifères de plus de 45kg recensés dans le monde, dont cinq principales : le mouton, la chèvre, la vache, le cochon et le cheval. Ces domestications ont eu lieu entre 8000 av JC et 2500 av JC.
Elles se sont accompagnées d’une certaine transformation physique de l’animal, pour s’adapter aux besoins de l’homme. A la sélection par l’éleveur des individus présentant les caractéristiques les plus intéressantes pour leur usage, s’est ajoutée la sélection naturelle des animaux pour s’adapter à un milieu humain, en remplacement de leur milieu sauvage.
Rappelons que ces animaux ont été domestiqués pour fournir de la laine, des produits laitiers, des engrais, du cuir, des moyens de traction, de transport… Jamais principalement pour leur viande (même si la plupart en fournissent) car le bilan est toujours mauvais : il faut environ 4500kilos de maïs pour obtenir une vache de 450kg. Il sera toujours plus rentable de dresser un éléphant sauvage adulte, que d’en élever un durant quinze ans !
Pour être domestiqué, un animal devrait présenter un rythme de croissance rapide, avoir la capacité de se reproduire en captivité, ne pas faire courir de danger pour l’éleveur, ne pas être trop nerveux, et accepter de vivre en troupeau dans un territoire imposé.
Or, le cerf présente l’inconvénient (dans ce contexte) d’être très nerveux. Programmé pour détaler à la moindre menace, il est difficile à garder en captivité, car, enfermé, il risque de paniquer et peut se tuer. De plus, si le cerf vit en troupeau une partie de l’année, cependant il ne supporte pas la présence de rivaux durant la période d’accouplement.
Nos ancêtres ont-ils essayé de le domestiquer ? Si c’est le cas ils y ont probablement vite renoncé, et même aujourd’hui, le Rowet Research Institute d’Ecosse, et le Parc national de Pechero-Ilych de Russie qui cherchent à élever les cerfs selon les méthodes les plus élaborées n’ont que des résultats très limités.
Les bois
Chaque année, des bois poussent sur la tête du mâle. Leur enveloppe nourricière, duveteuse et irriguée de sang, assure leur croissance à la manière d’un placenta pour un fœtus. Fin juillet, le velours tombe. Le cerf dépouille totalement ses bois morts puis les aiguise en vue des prochains combats. A la fin de l’hiver sa ramure tombe, pour repousser au cours de l’été, plus vigoureuse et plus imposante.
D’autres animaux muent, ou présentent de profonds changements cycliques dans leur pelage ou leur plumage. Mais aucun phénomène n’a dû impressionner autant ceux qui y assistaient chaque année. S’ajoutant à la noblesse de son port, à sa puissance et à sa rapidité, le renouvellement annuel de ses bois a certainement donné au cerf une place toute particulière parmi les animaux connus de l’homme. Les chrétiens y ont vu un symbole du Christ.
La chasse
Assurément moins dangereux qu’un auroch, un sanglier ou un ours, le cerf a été abondamment chassé dès la préhistoire avec l’aide de chiens, à la sagaie, à l’arc, au piège.
Dans l’Antiquité cette chasse est méprisée et décriée : elle ne présente aucune véritable difficulté, le chasseur ne court aucun danger. Le cerf, considéré comme faible et lâche, se sauve devant les chiens pour finalement renoncer et se laisser tuer. Les Romains traitent d’ailleurs de cervi les soldats qui fuient devant l’ennemi.
Quant à la viande de cerf, elle est peu appréciée, et jugée indigne de la table d’un praticien.
La chasse au cerf, méprisée par les nobles et les citoyens romains est donc laissée aux paysans.
A partir du moyen-âge cette perception change totalement sous l’influence de l’Eglise.
D’abord la chasse au cerf est jugée plus policée que les chasses à l’ours ou au sanglier que l’Eglise réprouve: elles ne conduit pas à un corps à corps durant lequel le chasseur se laisse dominer par son instinct et se conduit lui-même comme une bête sauvage.
Et de plus, le cerf acquiert une symbolique christique forte dont nous parlerons plus loin.
La chasse au cerf devient alors une chasse noble. A l’époque carolingienne elle constitue l’un des privilèges du seigneur. Par son édit de 1396, Charles VI réserve la chasse aux cerfs et autres grands gibiers, au roi et aux nobles proches de la couronne, et ce droit régalien se renforce jusqu’aux Bourbons, même si, à partir du XVIIème siècle la représentation du cerf perd sa dimension chrétienne.
François 1er crée la chasse à courre, et en définit les règles en 1526. Elles sont toujours suivies aujourd’hui. La chasse devient un loisir plus qu’une nécessité, et il faut le rendre le plus attrayant possible (du point de vue de l’homme, pas celui du cerf !).
Ce n’est plus l’homme qui chasse : il n’a pas d’arme, n’utilise pas de pièges. Son rôle consiste à dresser des chiens et à les accompagner dans leur chasse. Et pour que celle-ci soit plus difficile, on n’utilise ni lévriers, qui chassent à vue, ni « mâtins, qui chassent à force » (la Fontaine). La meute à qui l’on désigne une odeur ne pourra suivre que cette seule piste, tandis que le cerf cherchera à la brouiller, traversant des rus ou des étangs, mêlant son odeur à celle de ses congénères… L’homme ne fera qu’achever l’animal épuisé lorsque celui-ci aura renoncé à toute défense.
Le cerf est un animal de sacrifice et celui-ci doit donc suivre un rituel et des usages précis. Sa mort est mise en parallèle avec la Passion du Christ.
Très critiquée aujourd’hui, cette chasse se poursuit, notamment à Rambouillet, mais fait l’objet d’un encadrement très sévère. Je lui consacrerai un jour un article plus complet.
Le symbole christique
Le cerf est rarement mentionné dans la Bible, qui le cite seulement pour son agilité et sa course, mais il prend une place importante dans le bestiaire chrétien à partir des récits de la Légende dorée de Jacques de Voragine.
Le cerf, comme le Christ, est destiné à être sacrifié, selon un rituel précis, et ses bois, qui meurent chaque année, mais repoussent aussitôt sont le symbole de la résurrection de Jésus.
C’est l’animal dans lequel le Christ choisit de se métamorphoser pour s’adresser au général romain Placidas, (1er siècle de notre ère) qui le poursuivait. Touché par la grâce, Placidas se convertit avec sa famille, et reçoit le nom d’Eustache. Il meurt en martyre et son culte se répand au VIIIème siècle. Il est honoré comme saint patron des chasseurs durant plusieurs siècles avant d’être supplanté par Saint Hubert.
L’histoire de Saint Hubert, qui aurait vécu au 7eme siècle en Belgique, est à peu près identique. Passionné de chasse il aurait poursuivi un cerf blanc portant une croix lumineuse entre ses bois, un Vendredi saint. Dieu lui aurait alors parlé et Hubert se serait converti. Un siècle après sa mort, son culte se répandit et il prit la place de Saint Eustache comme saint patron des chasseurs.
On pourrait aussi citer la légende de Saint Julien l’Hospitalier. C’est aussi en poursuivant un grand cerf, que Julien, chasseur invétéré reçoit la parole du Christ qui lui prédit qu’il tuera ses parents. Il fuit pour échapper à cette terrible prédiction, ne peut l’empêcher d’advenir, et se consacre alors à une vie de pénitence.
Dans toutes ces légendes, qui traversent les époques de Voragine à Flaubert, le cerf n’est jamais un animal magique, ni doté de pouvoirs exceptionnels, comme c’est le cas chez les Celtes ou d’autres civilisations lointaines.
Il s’agit d’un animal « normal » que le Christ choisit pour être le support du message qu’il veut délivrer. Et c’est toujours à un chasseur qu’il s’adresse, au cours d’une chasse, au terme de longues poursuites, dans le mystère de la forêt.
D’autres religions
Il est remarquable que le cerf se trouve de même mentionné dans toutes les religions des pays où l’animal existe, ce qui prouve que tous les hommes de toutes les époques l’ont toujours remarqué.
Par exemple le Bouddha a prononcé son premier sermon dans un parc et le cerf, qui y assistait est devenu un symbole de paix et de sérénité. Ce sont deux cerfs encadrant une roue qui symbolisent son premier enseignement.
Dans l’hindouisme Shiva est souvent représenté vêtu d’une peau du cerf, ou accompagné d’un cerf. L’animal est associé au sacrifice et à la renaissance.
Dans le shintoïsme, le cerf est un messager des dieux, et dans le taoïsme il symbolise la longévité et la prospérité.
Enfin, dans le récit de la vie des saints soufistes (une branche de l’islam qui se distingue des sunnites et des chiites en terme de doctrine et de pratiques spécifiques) on voit plusieurs fois un saint sauver un cerf sur le point d’être tué. Leur intervention illustre la relation harmonieuse entre les êtres humains, la nature, et le divin, qui est un thème central dans le soufisme, et le cerf représente la pureté, la grâce, et la quête de protection contre les dangers du monde matériel.
Ainsi l’élégance et la noblesse du cerf en font un lien naturel entre l’humain et le divin, un messager de la nature doté d’une dimension sacrée.
Au-delà de sa symbolique, le cerf rappelle la nécessité d’une harmonie entre l’homme et son environnement, un équilibre fragile mais essentiel, ancré dans les traditions religieuses et spirituelles depuis des millénaires.
Christian Rouet
août 2024
Merci pour ces articles si instructifs et bien documentés !