Les Grappillons
« Les Grappillons, » la belle villa Art nouveau au 26 de la rue Paul-Doumer, a appartenu longtemps à Me Henri Rodriguez, un avoué réputé de Rambouillet.
Elle a été totalement vidée durant l’été, en vue d’une vente prochaine.
A cette occasion, Pierre, un de mes abonnés, la découvre et nous fait part de ses ses réflexions.
Je vous les livre ici, après quelques précisions sur Me Rodriguez et son activité d’avoué, aujourd’hui oubliée.
Un avoué, rue Paul Doumer
Les procureurs représentaient le justiciable devant les tribunaux et pouvaient également plaider sa cause. Ils avaient été remplacés en 1791 par les avoués. L’ancienne appellation avait été seulement conservée pour les procureurs royaux qui représentaient le roi, depuis le règne de Louis XIII, et qui sont à l’origine du Ministère Public que nous connaissons aujourd’hui.
La profession d’avoué avait été ensuite supprimée en 1793, puis rétablie en 1800, avec deux spécialisations : les avoués auprès des tribunaux de grande instance, et les avoués de cour d’appel. Ces missions ont été confiées aux avocats, en 1971 pour les premières, en 2012 pour les secondes, et les avoués ont ainsi cessé d’exister au bénéfice de la seule profession d’avocat.
A propos, savez-vous pourquoi les avocats perçoivent des honoraires ? C’est parce que, à l’époque de la Rome de Cicéron, défendre un accusé était un acte désintéressé : l’avocat travaillait pour l’honneur, et le client pouvait le remercier en fixant librement un émolument.
Certaines coutumes avaient du bon, non ?
J’ajoute pour l’avoir expérimenté à titre professionnel que les avoués étaient des spécialistes de la procédure et de son application locale. Sur le moment, leur remplacement par des avocats qui n’avaient pas cette même compétence pratique, n’a pas eu que des avantages pour le justiciable.
En 1900, il y avait 5 avoués à Rambouillet : Me Lorin, rue de Paris, Me Knoll, place de l’église, Me Brunet, rue d’Angiviller, Me Villet, rue Lachaux et Me Marie Roux, rue Chasles. Son mandat de maire de Rambouillet réduisait probablement le temps qu’il pouvait consacrer à sa profession, mais lui amenait naturellement une belle clientèle.
Quand Me Roux quitte ses fonctions, en 1936, son étude est reprise par Me Cougout qui s’installe au 10 rue Foch. En 1941 Me Bonvalet lui succède, reprenant sa clientèle et ses locaux.
Enfin Me Henri Rodriguez reprend cette étude, sans doute vers 1952 (?) et la transfère dans sa villa de la rue Paul Doumer.
Quand je l’ai connu, vers 1975, il avait survécu à un terrible accident de voiture qui lui avait laissé de nombreuses séquelles. Il était très difficile à comprendre car ses cordes vocales avaient été blessées; il se déplaçait difficilement, et il souffrait de graves insomnies. Ceci le conduisait à proposer des rendez-vous, tard dans la nuit.
Il terrorisait ses adversaires, car il connaissait par cœur tous les articles du Code, et tirait d’un mot ou d’une virgule une argumentation improbable qui était souvent refusée en première instance, mais finalement validée en appel !
En juillet 2023, sa maison de la rue Paul Doumer a été entièrement vidée, à la suite du décès en mars de son fils Gérard, qui l’habitait toujours.
Ce sont tous les dossiers, toutes les archives de l’étude, sans doute depuis l’époque de Me Roux (des documents, des titres de propriété, le détail de litiges, de décisions judiciaires…), qui ont été ainsi jetés dans de grandes bennes, devant la maison, avant d’être apportés en déchèterie.
Pourquoi ne pense-t-on jamais à proposer aux Archives Municipales, à la Shary, ou à ceux qui comme moi s’intéressent à notre histoire locale, des documents qui à défaut de valeur commerciale peuvent en avoir une patrimoniale, avant de les détruire ? Faute de place pour les entreposer, la mairie a ainsi, il y a quelques années, détruit des années d’archives du service d’urbanisme !
Les grappillons
Quand et par qui cette maison a-t-elle été construite ? Je n’ai pas trouvé de réponses. Sans doute vers 1905, à l’apogée du mouvement Art-Nouveau. Et probablement en faisant appel à un architecte parisien, car il n’existe pas d’autres maisons de ce style dans Rambouillet, même si quelques villas en ont adopté certains éléments décoratifs.
Jusqu’à l’assassinat du président Paul Doumer en 1932, la rue était la rue des vignes et un grappillon, ou grapillon désigne une petite grappe. Le mot grapillon désigne aussi un chemin pentu (altération de grimpillon) et il y a peut-être eu la volonté de jouer sur les deux sens. En tous cas cette appellation de « Les Grappillons » est charmante!
Le percement de la rue d’Angiviller n’a pas eu d’incidence sur cette propriété car il s’est effectué en limite sud du jardin.
Voici ce que nous écrit Pierre, qui découvre aujourd’hui cette propriété :
« Il y a des maisons que l’on remarque. Pour une raison ou pour une autre, elles évoquent une impression, un souvenir…parfois on ne sait pas vraiment quoi. Comme un visage anonyme qui rappellerait une ancienne connaissance. A chaque fois que l’on passe devant, on y jette un coup d’œil, on essaie d’y distinguer un nouveau détail, ou on apprécie seulement de contempler son architecture, son style… Rambouillet ne manque pas de maisons remarquables, certaines rues sont connues pour en comporter de belles. De la vieille meulière au design moderniste, il y en a pour tous les goûts !
Mais comme pour les gens, il est des maisons qu’on ne remarque pas. Non qu’on ne les aime pas, simplement, notre regard ne s’est jamais posé dessus, comme un collègue de travail ou un voisin qu’on ne reconnaîtrait pas dans la rue car on ne l’a tout simplement pas une seule fois vraiment regardé.
Cette maison j’ai dû passer plusieurs centaines de fois devant. Pourtant s’il y a bien des maisons de cette rue que j’avais remarquées, celle-là, je n’arrive toujours pas à le croire mais je ne l’avais jamais vue.
« Les Grappillons« , c’est une incroyable bâtisse Art nouveau, un festival de fioritures architecturales, de mosaïques, de reliefs, de motifs floraux, en stuc, brique, fer forgé, zinguerie…il y a même des lignes de pointillés en cabochons de verre, qui ressemblent à des culs de bouteilles.
En fait, la plupart des maisons Art nouveau sont souvent des constructions sophistiquées, toits à pentes multiples, charpentes à fermes apparentes, colonnades, façades à décrochements, saillies, tourelles, marquises…certaines sont vraiment délirantes ! En contraste, celle-ci est d’une structure relativement simple, par contre pour compenser, l’architecte n’a pas lésiné sur les fioritures décoratives. »
A la base un pavillon somme toute assez classique de deux étages comportant trois parties, une centrale avec au rez-de-chaussée l’entrée et un corps de chaque coté, la partie droite étant en saillie avec
On remarque les linteaux des fenêtres, faits de briques vernissées où deux teintes de verts alternent avec un ocre rouge. Les boiseries des fenêtres sont également peintes en vert. En dessous de leurs voûtains arrondis se trouvent des frises de rubans. Les rambardes en fonte sont formées de motifs compliqués.
A gauche sur le toit, une lucarne bombée et un œil-de-bœuf revêtus de zinc façonné. Au-dessus des fenêtres du premier étage se trouvent des lignes formées de cabochons de verre, sur la partie droite ils forment un arrondi surmonté de trois jambes de force en console (ou « aissellier ») extérieure décorative sur les pannes de charpente.
La toiture est en ardoises et les cheminées, en briques apparentes. Une conduit de cheminée plus moderne a été ajouté en applique au coin avant droit, de façon très disgracieuse. Le haut du premier étage de la partie droite de la maison est recouvert d’un parement chaulé qui contraste avec le reste de la façade en meulière.
A droite, ce parement continue sur la façade de côté où il comporte des motifs géométriques en brique apparente. Sur les coins de la saillie de façade, les limites entre le parement et la meulière comportent des bas reliefs. Sur la façade de gauche, on remarque une autre originalité : il y a au second étage une grande fenêtre dont le haut est arrondi.
Enfin, une plaque représente un chérubin perché dans une vigne et occupé à piller du raisin et indique le nom de la maison : « Les Grappillons ». Inutile de rappeler aux lecteurs que ce quartier de Rambouillet a toujours comporté des petits vignobles qui devaient produire quelque piquette locale.
Au rez-de-chaussée, sur la rue on remarque la grille ainsi que le portail et le portillon en fer forgé ouvragé ainsi que les poteaux avec des montants inclinés. A gauche de la maison, une extension cubique à toit en terrasse a été ajoutée tandis qu’à droite, c’est un garage et donc également… un second portail qui ont été ajoutés !
Dans une benne, au milieu d’un tas de papiers, quelques objets anciens, dont le poste du standard téléphonique, avec ses trois boutons de commutation : 1er Etage, Maître, Etude. Je reconnais un Ericsson U43, fabricant qui est devenu Sony-Ericsson ou plutôt la branche française de cette compagnie suédoise : la STE, (société des téléphones Ericsson) qui se trouvait à Colombes.
Par chance, je suis repassé un jour où des employés travaillaient dans la maison, et l’un d’eux a été assez sympa pour me laisser jeter un coup d’œil ce qui m’a permis de deviner la disposition de l’intérieur. Il semble que l’extension de gauche était l’entrée de l’étude et comportait le secrétariat avec un comptoir et une autre petite pièce (archives ?). Tout de suite à droite en entrant, une porte menait dans la maison à la salle d’attente puis de l’autre côté de l’entrée l’étude se trouvait dans la partie droite de la maison, et sur l’arrière se trouvait le bureau de Me Rodriguez.
Là aussi le style était assez chargé, moulures, frises, lustres… étrangement l’escalier en chêne bien que très beau, est assez petit pour la taille de la maison.
Malheureusement je n’ai pas pu voir le premier étage mais il comportait probablement la partie habitation de la maison vu qu’a priori tout le rez-de-chaussée était consacré à l’étude. »
Je comprends que Pierre avoue n’avoir jamais remarqué cette maison avant la pose de bennes !
En fait, dans cette rue à sens unique, les automobilistes ont l’attention déjà tournée vers le stop de la rue du Général Humbert. Quant aux piétons, ils ont peu de raisons d’emprunter cette rue, plutôt que la rue d’Angiviller, ou la rue Gambetta. Or la maison ne se remarque, et ne s’apprécie vraiment que de face.
Et cela fait des années que ses volets sont plus souvent fermés qu’ouverts, et qu’elle n’a bénéficié d’aucun entretien. En 1975 l’électricité était encore sous baguettes de bois, et je ne serais pas surpris que ce soit encore le cas. La porte du garage ne tient plus que par un gond …
De gros travaux de restauration intérieure et extérieure pour les futurs acquéreurs des Grapillons, donc, mais je les envie, parce que cette maison en vaut vraiment la peine !
Christian Rouet
août 2023
PS du 12 novembre 2023 : la maison est en vente à l’agence Century 21 de Rambouillet.
J’en copie ces photos qui confirment hélas son état actuel. Elle est classée G en performances énergétiques.
Il n’empêche que l’acquéreur qui pourra la réhabiliter aura une bien belle maison !!!
C’est vrai, Maître Rodriguez était remarquable. Je l’ai connu fin 40′ début 50′. Mon père qui avait réussit à se construire un patrimoine de 23 locataires rambolitains pour préparer ses vieux jours avait aussi malheureusement souvent avec les suites de la loi de 48 et des ‘’surfaces corrigées’’ des affaires, des poursuites, des constats. Mais il ne jurait que par ’’Rodriguez’’, l’avoué plaidant, qui trouvait toujours la solution.
Une fois où je l’accompagnais, j’avais été frappé par son habitude d’utiliser les enveloppes retournées de son courrier reçu pour écrire tous les projets, ses notes, etc. Papa avait ses dossiers avec toutes ces enveloppes jaunes remplies d’une petite écriture serrée ! C’est là qu’il a eu son terrible accident qu’il l’avait beaucoup changé.
Cette maison saute au visage quand on apprécie l’art nouveau en architecture. C’est tellement rare à Rambouillet, peut-être unique. Le plus typique, la signature, c’est la ferronnerie du portail. C’est du Guimard ! cf. porte du Castel Béranger à Paris).
Souvenirs…
Bonjour
Eh bien quant à moi, je l’avais remarquée depuis longtemps, cette maison, et je m’arrêtais souvent devant pour en contempler les ornements. Certains m’évoquant des serpents, les volets étant toujours fermés, et la bâtisse étant globalement assez délabrée, je l’associais pour ma part à une sorte de maison hantée, et je m’imaginais des scenarii à la Spielberg, une bande de gamins qui y pénètrent nuitamment pour tomber sur Dieu sait quel vieux chnoque à moitié fou, mais finalement pas si méchant… D’ailleurs, à force de m’arrêter devant, il m’est arrivé de voir son occupant en sortir ou y entrer, et j’avais été surpris de constater à quel point il ressemblait à sa maison, et au vieux chnoque (je le dis très affectueusement) que je m’imaginais. C’était un monsieur âgé, bossu, aux allures de SDF, avec des cheveux longs blancs et sales en bataille, il portait toujours un pantalon trop long aux ourlets décousu, des godasses misérables et un imperméable miteux. Un jour que je revenais de la pharmacie, je l’avais trouvé assis sur le trottoir près du rondpoint de la rue du Gal Humbert, j’étais allé le voir, pour lui demander s’il allait bien, s’il avait besoin d’aide, et j’avais alors été frappé par sa voix, une voix très faible, mais d’une douceur absolument incroyable. Il m’avait dit que non, il n’avait pas besoin d’aide, il m’avait souri d’un sourire aussi doux que sa voix, « je me repose ». J’ai hésité à en faire plus, car je ne voulais pas me montrer insistant ou aller contre sa volonté, et d’un autre côté il me semblait en mauvaise santé. Je regrette un peu aujourd’hui, même si je pense que cela n’aurait pas changé grand-chose à l’issue qui paraissait assez proche, mais je suis en tout cas peiné d’apprendre sa mort. Dernier détail, si je ne me trompe pas, il y avait dans le garage dont la porte ne tient plus que par un « gong » (sic – 😀 ), un cabriolet rouge, qui détonnait totalement du reste, que ce soit la maison ou son occupant !