Robert Doisneau
Sa famille était originaire de Raizeux : plusieurs générations de vignerons, sans doute obligés de se reconvertir quand le phylloxera a détruit les vignes. Selon certaines sources, son grand-père était journalier, selon d’autres tailleur de pierres.
Une famille modeste pour qui l’installation de son père comme employé comptable à Gentilly a sans doute été une fierté.
Cependant, Robert est resté toute sa vie attaché au village où, enfant, il venait passer ses vacances : c’est à Raizeux qu’il s’est fait enterrer avec son épouse.
C’est donc à l’un de nos plus grands photographes, mais aussi à un enfant du pays d’Yveline, que je vous invite à rendre visite aujourd’hui.
Sa vie
Distrait en classe, et peu intéressé par les études, Robert Doisneau entre à 13 ans à l’École Estienne. Il obtient son diplôme de graveur et de lithographe en 1929.
Embauché comme dessinateur de lettres dans un atelier publicitaire il y découvre la photographie auprès de Lucien Chauffard qui dirige le studio photographique de l’atelier. A l’automne 1931 il entre comme assistant chez le peintre-sculpteur André Vigneau. La même année il rencontre Pierrette Chaumaison avec qui il se marie trois ans plus tard.
En 1932, il vend un premier reportage photographique humoristique, sur les chineurs du marché aux Puces. Le journal Excelsior le publie le 25 septembre.
En 1934, il devient photographe industriel chez Renault à Boulogne-Billancourt, mais en est renvoyé cinq ans plus tard, du fait de ses retards successifs (il avoue avoir tenté de truquer ses cartes de pointage !) .
En 1939 il débute une collaboration avec l’agence photographique Rapho, mais son premier reportage, sur le canoë en Dordogne, est interrompu par la déclaration de guerre et la mobilisation générale.
Durant la guerre il réalise des cartes postales, travaille pour la presse, met sa connaissance de la gravure au service de la Résistance. En 1944, il photographie la libération de Paris et ses photos sont publiées dans des journaux français et étrangers.
Après la guerre, Robert Doisneau devient photographe indépendant et intègre officiellement, dès 1946, l’agence Rapho.
Il se met alors à produire et à réaliser de nombreux reportages photographiques sur des sujets très divers qu’il vend à des magazines comme Life, Paris Match, Réalités, Point de vue, Regards, etc.
Il publie de nombreux albums.
De 1948 à 1953 il est collaborateur permanent de Vogue.
Doisneau se définit lui-même comme un « pêcheur d’images », là où Cartier-Bresson se dit « chasseur d’images ». « Je suis un pêcheur à la ligne. Je m’assois au bord de la rivière, je trempe mon fil et j’attend que ça morde. » En circulant « là où il n’y a rien à voir » il guette l’anecdote, le détail amusant, le moment furtif afin de “saisir les gestes ordinaires de gens ordinaires dans des situations ordinaires.” Ses photos sont empreintes d’humour, de nostalgie, de tendresse.
Le grand public le découvre vraiment à la fin des années 1970, et son succès ne cessera plus jusqu’à sa mort en 1994. Ce Paris qu’il a tant photographié s’est profondément transformé, et les Français aiment retrouver dans ses clichés le rappel de cette période qu’ils voient disparaître.
Dans un de ses livres, en 1984, Doisneau précise : « En vérité, laisser aux générations futures un témoignage sur Paris, pendant l‘époque où j’ai tenté de vivre, je peux bien l’avouer aujourd’hui, n’a été que le cadet de mes soucis (…) Mais non, il n’y avait aucune préméditation dans ma conduite. La lumière du matin me mettait en route, ce n’était pas raisonné. Etait-ce bien raisonnable d’être amoureux de ce que je voyais ? Je ne me suis jamais posé cette question; je ne le regrette pas, car celui qui démonte son réveille-matin ne peut plus avoir l’heure ».
Doisneau décède le 1er avril 1994, six mois après son épouse. Conformément à ses voeux, ils sont enterrés dans le petit cimetière de Raizeux.
Depuis, la commune a créé une sente en hommage à Robert Doisneau, baptisée « le Chemin des Écoliers« . De nombreuses photos inédites prises à Raizeux jalonnent son parcours.
Son matériel photo
Doisneau a utilisé des appareils grand-format, dont certains qu’il trouvait « lourds comme un âne mort ». Cependant, pendant longtemps son appareil de prédilection a été le Rolleiflex –l’appareil de tous les reporters. Outre la grande qualité de ses optiques, l’appareil prenait des clichés en 6cm x 6cm : une taille de négatif dit moyen-format qui permet d’obtenir une grande netteté, et donc d’être agrandi sans perte de qualité.
Le Rolleiflex disposait de deux objectifs séparés, l’un pour la visée, et l’autre pour prendre la photo. La conception de l’appareil permettait une prise de vue discrète, en face et même sur le côté. Doisneau a justifié ainsi son intérêt pour l’appareil « Avec le Rolleiflex, on a la visée au-dessus de l’appareil. C’est un instrument qui ne permet pas de regarder les gens en face. N’importe quel dompteur de singes vous le dira : il ne faut jamais regarder l’animal dans les yeux. Les gens c’est pareil. Si on les regarde en face c’est de la provocation. On crée un rapport de force. Avec le Rolleiflex, quelle courtoisie, quelle humilité ! Comme l’appareil se tient au niveau du nombril, on doit se courber pour regarder le viseur, comme par respect pour la personne photographiée. ça change tout. »
Cependant, comme Cartier Bresson ou Capa, il est conquis après guerre par le Leica 24mm x36mm. De 1950 à 1970 il utilise les deux appareils, et abandonne définitivement le Rolleiflex en 1970.
Certes, la taille du négatif du Leica est 4 fois plus petite, mais cet inconvénient est compensé par le progrès des optiques et celle des pellicules argentiques. L’appareil, plus compact et plus léger se dissimule facilement.
Les premières pellicules couleurs étaient chères, peu fiables, et leur pérennité, loin d’être garantie. Ce n’est donc pas par goût, ni pour rechercher une esthétique particulière que Doisneau a longtemps photographié en noir et blanc. Dès qu’il l’a pu, il a ensuite travaillé principalement en couleurs (ektachrome et kodachrome ). Cependant ce sont ses clichés en noir et blanc que l’on associe à son nom.
Qu’aurait-il pensé de la photo numérique ? Sa fille Francine, qui se consacre avec sa soeur à la gestion du fond photographique de Doisneau (environ 45 000 négatifs) pense qu’il l’aurait appréciée : « Il aimait bien que la technique bouge et soit fluide et travaillait souvent avec du film Polaroid. Il ne partait jamais bardé de matériel en reportage et en ce sens le numérique l’aurait séduit. (…) Mon père était très moderne et avait la conviction que les gens doivent bouger, évoluer… »
Le baiser de l’hôtel de ville
Sa photo la plus connue a été publiée dans le magazine « Life » le 12 juin 1950. Tombée dans l’oubli, après sa parution, elle a fait l’objet d’un tirage en format affiche, en 1986, en 410 000 exemplaires, ce qui a constitué à l’époque un record mondial. Elle est régulièrement rééditée depuis.
Contrairement à ce que le public a longtemps cru, cette photo n’a pas été prise de façon spontanée. Doisneau avait embauché un couple de comédiens, Françoise Bornet et Jacques Carteaud pour lui servir de modèle. Outre leur cachet de 500 francs, ils avaient reçu un exemplaire original de la photo.
C’est un procès qui révèle en 1993 les conditions dans lesquelles la photo a été prise.
Denise et Jean-Louis Lavergne pensent se reconnaître dans les amants de l’hôtel de ville et réclament 500 000 francs au photographe pour violation de leur vie privée. Doisneau conteste. La publicité faite autour de ce procès conduit la véritable figurante, Françoise Bornet, à se faire connaître et elle demande à son tour 100 000 francs de rémunération complémentaire, ainsi qu’un pourcentage sur les bénéfices commerciaux. Elle peut prouver ses dires, par la photo que Doisneau leur avait donnée, et du reste, celui-ci confirme qu’il s’agit bien d’elle.
Saluons l’attitude de son ancien amant (le couple s’est séparé après la photo) qui refuse quant à lui de se joindre à sa démarche, « pour ne pas transformer cette histoire photographique en histoire de fric ».
Le 12 juin 1993, le tribunal déboute les Lavergne qui n’ont pas pu justifier qu’ils étaient bien les amants de la photo… mais déboute aussi Françoise Bornet, au motif que le droit à l’image ne s’applique pas, puisque, prise de dos, elle n’est pas reconnaissable sur la photo.
La cour d’appel confirmera le jugement en 1996, après le décès de Doisneau, et la Cour de Cassation mettra fin à la procédure en 1999.
Ajoutons que Françoise Dornet a vendu la photo reçue en 2005. Mise à prix par Acturial 10 000 francs, elle a atteint le prix record de 155 000francs.
Ce procès, commencé du vivant de Doisneau, et achevé après sa mort, a conduit naturellement à se demander quelle proportion des photos de Doisneau avait ainsi fait l’objet d’une mise en scène. C’est, du reste, une question qui peut se poser pour de très nombreuses photos de n’importe quel photographe.
Sans doute vaut-il mieux ne pas se la poser.
N’est-il pas déjà suffisamment déroutant de savoir que les logiciels qui utilisent l’intelligence artificielle créent des photos –encore limitées et maladroites aujourd’hui– qui vont demain révolutionner le monde de l’image ?
A titre d’exemple : en pensant à la photo de Doisneau « Enfant rue Mouffetard avec deux bouteilles de vin » (1952) j’ai demandé à ChatGpt de créer une image avec l’instruction suivante « photo en noir et blanc dans le style années 1950-1960. Sujet = un petit garçon dans une rue de Paris qui rapporte chez lui deux bouteilles de vin. » Ci-dessous, le résultat obtenu en 12 secondes.
Vous préférez la photo de Doisneau ?
Moi aussi !
Mais qu’en sera-t-il dans quelques années, voire seulement dans quelques mois ?
Christian Rouet
décembre 2024
PS : en 1932, quand Doisneau a acheté son premier appareil, on estime qu’il se prenait dans l’année 1 milliard de photos dans le monde (nombre calculé d’après la production de pellicules argentiques). En 2023 on estime ce nombre à 1 800 milliards, dont 94% par un téléphone portable (nombre probablement sous-estimé, extrapolé à partir d’échantillons et d’enquêtes).
Le prochain Doisneau sera-t-il un bon infographiste, qui n’aura aucun contact avec la vie réelle ?Sans doute va-t-il nous falloir trouver des mots nouveaux, pour distinguer la photo artistique, du souvenir et de la création IA ?
Merci pour cet article que je me suis empressé de transférer dans le groupe FB de Saint-Hilarion ! Je me suis tout dernièrement abonné au Cahiers pour le faire. (Il n’y a appararemment plus de page FB du Pays d’Ycelines 🙁 qui était abonné au groupe FB de Saint-Hilarion…
Au sujet de Robert Doisneau, étant photographe moi-même (à Epernon), aujourd’hui à la retraite, je me souviens de la pression que me mettaient certains clients quans je devais faire le reportage de mariage de leur enfant soulignant que pour le leur c’était R. Doisneau qui l’avait fait !