Les poules de madame Fallières

Je peux l’avouer puisque vous avez commencé à lire cet article : les poules de Rambouillet n’en sont pas le sujet principal. S’il ne s’agit pas tout à fait d’une publicité mensongère, je reconnais que le titre était destiné à piquer votre curiosité. En fait, je voudrais évoquer ici les journaux satiriques et la liberté de la presse. Cependant, promis juré, il sera bien question de nos poules à la fin de l’article.

Nos arrière-arrière-grands-parents qui n’avaient pas le plaisir de lire chaque samedi leur Cahier d’Yveline, disposaient cependant d’une presse abondante et variée : des journaux Rambolitains, comme le Réveil de Rambouillet, l’Indépendant, ou le Progrès..., des journaux régionaux de Seine-et-Oise, édités à Versailles et grâce au développement du service postal : de nombreux journaux parisiens.

Avant l’apparition de la photographie, le dessin illustre l’article et frappe l’imagination d’un public encore en partie analphabète. Apparue avant la Révolution Française sous forme de feuilles volantes vendues à la criée, la caricature s’introduit dans les journaux à partir de Charles X. En chargeant certains traits de façon comique ou satirique elle connait un succès qui ne se démentira plus. .

Des journaux satiriques se créent, parfois en supplément de journaux traditionnels. On peut citer Le Corsaire, Le Figaro (journal satirique avant d’évoluer en 1944 vers le libéralisme modéré de droite), La Silhouette, La Caricature, Le Charivari, Le Hanneton, Le Nain Jaune, La Lune, L’Éclipse, Le Grelot, Le Monde plaisant, Les Hommes d’aujourd’hui, Le Cri de Paris,.L’Assiette au beurre …

Créé opportunément en 1894 alors qu’éclate l’affaire Dreyfus, Le Rire, hebdomadaire humoristique à tendance satirique, remporte un grand succès qui se prolongera durant la première moitié du XXe siècle; il cessera de paraître en 1950.

La Baïonnette, est consacrée à la Grande Guerre qu’elle dépeint avec humour. Le Crapouillot, un autre journal satirique de tranchées perdurera après-guerre. De 1908 à 1919 paraît aussi Les Hommes du jour, une feuille d’inspiration libertaire, qui dresse chaque semaine le portrait d’une personnalité, généralement politique. Quant au Canard enchaîné, journal satirique et d’investigation créé en 1915, il est toujours publié aujourd’hui.

Premières victimes de la censure, ces journaux ont souvent une durée de vie limitée. Cependant ils renaissent très vite, sous une forme différente ( bien plus tard, lorsque Charlie Hebdo remplacera Hara-Kiri victime de la censure, il titrera en toute sérénité : « L’hebdo Hara-Kiri est mort. Lisez Charlie Hebdo, le journal qui profite du malheur des autres. » ! )

C’est que le pouvoir politique et la presse entretiennent des relations compliquées. Lorsqu’elle est libre, la presse peut publier sans contrôle préalable, sous sa seule responsabilité, mais ses écrits peuvent toujours être condamnés à posteriori. Lorsqu’elle est censurée, la presse doit faire approuver ses articles ou dessins avant leur publication -ce qui, en outre, ralentit et complique son travail- et elle est jugée à sur ses intentions.

Depuis la création de la presse, le balancier oscille sans cesse entre ces deux pôles de liberté et de censure. Petit rappel historique de son mouvement durant deux siècles :

A l’origine la censure est placée sous le contrôle de l’Eglise. Son Index répertorie les ouvrages dont elle interdit la lecture. Cependant, le livre ainsi « mis à l’index » trouve toujours à s’imprimer aux Pays-Bas ou ailleurs, et se vend sous le manteau.

En 1629 Richelieu met en place une organisation laïque de censure, et nomme les premiers censeurs royaux. Ce sont eux qui veilleront au contenu des premiers journaux, qui paraîtront à partir de 1631, à la suite de la Gazette de Théophraste Renaudot.

Avec Louis XIV, et surtout durant les dernières années de son règne, la censure se montre de plus en plus sévère, traquant tout article qui pourrait ternir l’image du roi. Peu de changement avec Louis XV et Louis XVI.

Liberté de la presse, Anonyme, 1792-1794. source Gallica

La Révolution française, dans sa « Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen » consacre, le 24 août 1789, la libre communication des pensées et la liberté d’imprimer ses opinions.

« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » (article 10)

« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas prévus par la loi. » (article 11).

Des centaines de journaux paraissent durant les trois premières années de la Révolution française. On compte alors plus de 500 périodiques en France dont 330 à Paris.

Cependant en 1793 Robespierre fait brûler les écrits de Camille Desmoulins, et la « Loi des suspects » punit d’arrestation et souvent de la peine capitale, les auteurs de propos ou d’écrits estimés contraires à la Révolution.

Napoléon se méfie de la presse dont il comprend le pouvoir de mobilisation. Sous le Consulat, puis sous l’Empire, la censure est rétablie, d’abord de façon détournée, puis par un décret officiel de 1810. Ainsi en 1811 seuls quatre journaux paraissent à Paris, sous étroite surveillance, tandis qu’en province un seul journal reste autorisé par département.

La Charte Constitutionnelle de Louis XVIII rétablit la liberté de la presse, avec, en 1819, les très libérales « lois de Serre » .

La procédure de saisie ne peut plus se faire que postérieurement à la publication de l’article, et c’est un jury populaire, et non un juge d’Etat, qui est compétent pour juger d’un délit qui peut entrer dans l’une de ces quatre catégories : l’offense à la personne royale, la provocation publique aux crimes et aux délits, l’outrage aux bonnes mœurs ou à la morale publique et la diffamation ou l’injure publique.

Cependant, dès 1820, la censure est rétablie à la suite de l’assassinat du duc de Berry. De grands périodiques républicains tels que La Bibliothèque historique, et La Minerve, ou royalistes comme Le Conservateur ou Le Régulateur doivent fermer.

En 1822 une loi de « répression des délits de presse », complétée par une autre loi sur « la police des journaux » va plus loin, en créant le délit de tendance qui permet désormais de condamner un journal dont « l’esprit et la tendance seraient de nature à porter atteinte à la paix publique, au respect dû à la religion de l’Etat, et aux autres religions légalement reconnues, à l’autorité du roi et à la rentabilité des institutions constitutionnelles ».

Et ces délits ne sont plus jugés par un jury populaire, et reviennent à un tribunal correctionnel.

Charles X, qui succède à son frère Louis XVIII en 1824, proclame, à la grande surprise de son ministère et de son parti, la suppression totale de la censure. Cela vaut au « Roi Bien-Aimé » une popularité énorme et le soutien des presses d’opposition.

« Ils ne sont pas polis du tout « se plaint Charles X venu présenter ses ordonnances

Toutefois cet état de grâce ne dure pas : des articles calomnieux et vindicatifs diffusés à l’encontre du roi, le conduisent à restreindre la liberté de la presse. Les lois que Châteaubriant qualifiera de « lois vandales » instaurent des condamnations rétroactives, et des pénalités énormes qui peuvent ruiner n’importe quel journal.

Devant le renforcement de l’opposition, le roi tente d’aller plus loin en prenant le 25 juillet 1830 les « quatre ordonnances de Saint-Cloud ». Le peuple parisien se soulève ( les « trois glorieuses ») et Charles X est  contraint à abdiquer ( à Rambouillet : lire l’article).

Louis-Philippe, qui lui succède, commence par rétablir la liberté de la presse en août 1830.

Puis, très vite, le développement de l’opposition républicaine l’inquiète, et Thiers fait voter la « Loi sur la presse du 9 septembre 1835 », qui soumet à nouveau textes, dessins et gravures à une autorisation préalable.

« Depuis que les lois de septembre ont soumis le dessin à la censure, nous avons mis toute notre application à compenser les pertes de la caricature politique par l’extension que nous avons donnée à la caricature de genre, qui touche par tant de côtés à la politique », observera « Le Charivari », un peu plus tard, en 1841.

Contournant l’interdiction de reproduire la figure du roi à des fins satiriques, les caricaturistes publient … des poires !

Malgré les procès à répétition qu’ils subissent, les journaux satiriques continuent à se multiplier, et les caricatures à connaître un succès énorme.

En février 1848 une nouvelle révolution met fin au règne de Louis-PhilippeL La IIème République rétablit immédiatement la liberté de la presse.

Profitant des progrès techniques, et notamment de l’invention de la rotative, les « journaux à un sou » se multiplient. L’amélioration des services postaux rend accessible la presse parisienne dans toute la France, et le développement des écoles en réduisant l’analphabétisme augmente le nombre de lecteurs potentiels.

Dès son coup d’État de 1851, Napoléon III cherche à reprendre le contrôle de la presse. Entre 1852 et 1860 le Second Empire supprime deux douzaines de quotidiens à Paris, n’en laissant subsister que onze; et dans le reste de la France, les préfets interdisent les rares journaux démocrates qui avaient su jusque-là faire face aux autorités.

Toutefois, à partir des années 1860 le régime se sent assez fort pour permettre une libéralisation progressive. De nouveaux titres de presse sont autorisés, et avec la loi du 11 mai 1868 s’amorce une croissance spectaculaire de la presse.

La IIIème république redonne à la presse sa totale liberté, avec la loi du 29 juillet 1881. A nouveau le système judiciaire ne contrôle plus les informations publiées en France, qu’après leur diffusion.

Toutefois, dès l’année suivante, une première restriction est apportée par la définition du « délit d’outrage aux bonnes mœurs par voie de presse, d’affiche ou d’écrit de toute nature », afin de limiter un « déferlement de littérature érotique et pornographique » signalé alors par la police.

La vague d’attentats anarchistes entre 1892 et 1894 aboutit au vote des « lois scélérates » en décembre 1893 et juillet 1894. Elles entraînent, pour un temps, la disparition de la quasi-totalité des titres de presse libertaires, et ouvrent de nombreux procès pour délit d’opinion ( dont le « procès des trente » où Sébastien Faure bénéficia d’un non-lieu (voir l’article ))

Et, bien naturellement, l’entrée en guerre de la France, en 1914, entraîne la mise en place d’une censure afin d’interdire « tout ce qui est de nature à exercer une influence fâcheuse sur l’esprit de l’armée et des populations ».

Les caricaturistes respectent l’union sacrée et réservent au « boche » leurs attaques.

Cependant les journaux perdent une part de leur crédibilité en faisant trop servilement la propagande des mesures gouvernementales, et des décisions militaires.

A l’Armistice la presse retrouve sa liberté. Toutefois les journaux engagés ne retrouveront jamais leur influence. Malgré leur radicalisation dans l’antiparlementarisme primaire, ou dans un antisémitisme virulent, leur lectorat baissera de façon régulière.

Je n’irai pas au dela, en rappelant seulement qu’aujourd’hui la liberté d’expression est garantie par notre Constitution …« sauf dans les cas où la loi en dispose autrement ». Et de fait, il existerait dans notre Droit « 450 textes environ, dispersés, traitant de la diffamation, de l’injure, de l’offense au chef de l’État, du respect de la vie privée, de la présomption d’innocence… » (Emmanuel Pierrat, avocat) qui sont autant de possibilités de saisie des tribunaux.

Parmi eux, la « loi Pleven » qui crée le 1er juillet 1972 un nouveau délit « d’injure ou de diffamation à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Ou encore la « loi Gayssot » du 13 juillet 1990, qui sanctionne de façon spécifique la négation des crimes contre l’humanité perpétrés par le régime nazi…

Et les poules de Rambouillet ?

Nous y voici ! Il s’agit d’un petit article que j’ai trouvé dans le numéro du 2 mars 1913 du « Cri de Paris » ( périodique hebdomadaire politique et satirique dont la devise est « Tout savoir et tout dire » ). Il y est question de Mme Fallières, de ses poules… et de Rambouillet.

Pour en rappeler le contexte : Armand Fallières est Président de la République du 18 février 1906 au 18 février 1913. Il ne se représente pas, et son épouse et lui-même quittent donc le Palais de l’Elysée, et le château de Rambouillet. Leur départ fait l’objet d’un certain nombre de caricatures, et de commentaires, comme ce joli petit récit que je recopie intégralement ici :

Cour et basse-cour

« Quand Mme Fallières s’installa pour la première fois à Rambouillet, elle s’étonna de voir le poulailler du Château presque vide. Et comme elle possédait au Loupillon tout un lot de volailles magnifiques, elle fit venir de sa propriété trente-quatre poules auxquelles furent adjoints, par l’Administration des Domaines, deux superbes coqs de Houdan.

Ce fut un poulailler idéal, digne d’être chanté par l’auteur de Chantecler .

Sur le point de déménager, il y a un mois, Mme Fallières réclama son poulailler et l’Administration des Domaines restitua trente-quatre poules à Mme la Présidente.

Celle-ci se récria :

– Depuis sept ans, dit-elle, mes poules ont procréé.

Mais M. Lebureau ne voulut rien entendre, car, affirmait-il, les poules de Mme la Présidente ont été mélangées avec les poules du Château laissées par Mme Loubet. Et puis, les coqs appartenaient à l’Etat, et, sans eux, il n’y aurait pas eu de poussins

– Pardon, réplique Mme Fallières, les coqs de l’Etat sont morts de vieillesse depuis plusieurs années, et les deux coqs qui sont l’orgueil de la basse-cour de Rambouillet aujourd’hui ont été pondus et couvés par mes poules.

– Mais ils sont les fils de mes coqs, répond M. Lebureau

Les volailles de Rambouillet doivent-elles appartenir à Mme Fallières qui a prêté ses poules, ou à l’Administration qui a fourni les coqs ?

Il faudra peut-être une décision du Conseil d’Etat pour résoudre ce grave problème. »

L’article s’arrête ici : vous ne saurez donc pas si Mme Fallières a eu, ou non, satisfaction. Et n’attendez pas de moi une hypothèse personnelle, qui ne serait étayée par aucune source sérieuse !…

Si le sens de l’économie de Mme Fallières est moqué ici, de même que la caricature ci-dessus, où Armand Fallières retourne dans son domaine de Loupillon, avec quelques millions et chargé de « souvenirs » empruntés au Mobilier National, il s’agit là de critiques bien légères, comparées aux attaques qu’il a subies durant tout son mandat.

Comment s’en étonner ? Armand Fallières a cessé sa carrière politique, et n’est donc plus une cible intéressante. Déjà les caricaturistes affûtent leurs crayons contre Raymond Poincaré !..

Christian Rouet

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