Le château de Mauvières
De même que d’Artagnan doit sa renommée à Alexandre Dumas, Cyrano de Bergerac doit la sienne à Edmond Rostand.
Cependant il s’agit, dans les deux cas, de personnages bien réels, et si Cyrano de Bergerac nous intéresse aujourd’hui, c’est parce que ce Bergerac-ci est situé, non en Gascogne comme on pourrait le croire, mais en Yveline, sur la commune de Saint-Forget.
C’est là, dans le château de Mauvières, que Savinien de Cirano a passé sa jeunesse.
Le château de Mauvières
Il est bâti au bord de l’Yvette, entre Chevreuse et Dampierre, en contrebas de la route.
Son premier seigneur fut Bernard de Malvéris, au XIIème siècle. Son fief dépendait alors du comté de Montfort.
Le château est donné avec sa ferme, son moulin sur la rivière, et ses terres, notamment celles de Sous-Forêt, à l’ouest du domaine, à Raymond de la Rivière de la Martigne. Ce don le récompense de sa conduite héroïque dans la guerre contre les Anglais, lors de la reprise de la ville de Bergerac, en 1450.
En souvenir de ce fait d’armes, R. de la Martigue baptise alors Bergerac ses terres de Sous-Forêt. Lui et ses descendants deviennent ainsi les seigneurs de Mauvières de Bergerac.
En 1582 le sieur Savinien de Cirano achète le domaine au dernier héritier des Mauvières de Bergerac. Il s’agit, selon la description de l’acte de vente, d’un
« manoir à créneaux couverts de tuiles, comprenant salle basse, cave, cusine, chambre haute, grenier, étable, grange, basse-cour, colombier, moulin à blé et vivier ».
En 1636, son fils Abel de Cirano (père de « Cyrano de Bergerac » : nous en parlerons plus loin) vend le domaine à Pierre Manseau, qui le revend en 1738 à Henri Lamouroux.
Le château est alors « une construction briques et pierres, couverte de tuiles, comme les parties annexes qui existent encore : un corps central avec aux angles extérieurs une tour que rappelle aujourd’hui un escalier à vis, et une épaisseur de murs surprenante, deux ailes terminées par un petit bâtiment carré, dont l’un est toujours la chapelle » (Mme Hadrot, Sarraf n°18).
Lamouroux transforme entièrement le château, non en le démolissant, mais en plaquant un décor nouveau sur le bâtiment existant. Le corps central est ainsi surmonté d’un fronton triangulaire. Deux ailes viennent masquer les tours. Les fenêtres sont agrandies et le château reçoit une charpente à la Mansart. C’est son fils, âgé de 23 ans, qui conçoit les plans et conduit le chantier, ce qui mérite d’être souligné car cet architecte est aveugle depuis l’âge de 3 ans !
Plus tard les tuiles seront remplacées par des ardoises, et les lucarnes de pierre par des lucarnes en zinc. Une des ailes, en retour, derrière le château, sera détruite.
En 1783 le château est loué à vie au marquis Féron de la Ferronnais. Cependant celui-ci émigre en 1791 et la République saisit ses biens… c’est à dire le bail et non le château lui-même.
Le 18 brumaire an III (novembre 1794) l’héritier de Lamouroux cède la propriété du domaine occupé à Pierre Ters, tandis que, de son côté, la République cède par adjudication le bail à Louis Trufet le 18 ventose an III (février 1795).
Or Trufet procède en quelques mois à de telles dégradations ( coupes d’arbres, ventes de pierres … ) qu’en 1796 le bail est annulé et Ters en a désormais la propriété et la jouissance.
En 1803 Mathieu Saint-Laurent, notaire à Paris, achète le domaine. Il est chargé par Napoléon d’y élever Charles Léon Dunuelle. Ce fils naturel que l’empereur a eu avec une suivante de sa soeur Caroline, sera plus tard connu sous le nom de Comte Léon. En récompense de cette mission dont il semble qu’elle n’a pas été une sinécure, Saint-Laurent sera nommé préfet et baron de Mauvières.
En 1857 le château passe par succession à la duchesse de Lesparre, puis à la famille du comte de Bryas. Durant la seconde guerre mondiale il est occupé successivement par les troupes françaises, allemandes puis américaines.
Inscrit au Monuments Historiques depuis 1968 le domaine peut aujourd’hui être loué pour des mariages ou autres évènements ( y compris des tournages de films). Sept chambres d’hôtes accueillent 15 personnes, et de grandes salles peuvent recevoir entre 50 et 100 personnes. Je vous mets le lien si vous êtes tenté : le lieu permet certainement un bien beau séjour !
Savinien de Cirano, dit Cyrano de Bergerac
Rosemonde Gérard, apparentée à la famille Bryas, vient visiter le château et y apprend l’histoire de Savinien de Cirano de Bergerac. Elle en parle à son mari Edmond Rostand, qui en fait le sujet de sa pièce de théâtre en 1897.
Certes, l’auteur a pris bien des libertés avec l’histoire de son modèle, mais n’est-ce pas le droit d’un romancier ? Comme le dit Musset :
« Et, que tous les pédants frappent leur tête creuse,
Vive le mélodrame où Margot a pleuré ! »
Mais revenons au XVIIème siècle ! En 1622, ses parents étant décédés, Abel de Cirano quitte Paris pour venir s’installer à Mauvières. Savinien s’y fait un ami qui ne le quittera plus : Henri Le Bret. Tous deux sont mis en pension chez « Trogne rouge », un curé des environs qui leur apprend à lire et à écrire.
Plus tard, les deux enfants sont envoyés en pension peut-être au Collège de Beauvais, à moins que ce ne soit à celui de Lisieux, deux des établissements de Paris.
En 1636 Abel de Cirano vend Mauvières, et revient s’installer à Paris, rue Saint-Jacques. Le jeune Savinien a 17 ans. Selon la formule consacrée « il est sur la mauvaise pente », courant les cabarets et les salles de jeu. Il est entretenu par son amant, le poète Charles Dassoucy.
En 1639, il s’engage avec Le Bret dans le Régiment des Gardes Françaises et les deux amis participent à la guerre de Trente ans. Sa carrière militaire ne dure pas deux ans. Revenu à la vie civile en octobre 1640 Savinien reprend des études de rhétorique, puis de philosophie, au collège de Lisieux. Accessoirement, c’est un duelliste redoutable.
On lui connaît des liaisons tumultueuses avec des amants, dont l’auteur Chapelle et le poète Charles Dassoucy mais pas de relations féminines. Dans son cercle d’amis il mène une vie « qui mêle liberté sexuelle, indifférence aux dogmes religieux et libre exercice de la philosophie» (Christine Genin, Gallica).
Il devient pamphlétaire et écrivain sous le nom de « Cirano (ou Cyrano) de Bergerac », mais très peu de ses textes seront publiés de son vivant. Il entre au service du duc d’Arpajon qui finance sa pièce « la Mort d’Agrippine » dont l’athéisme fait scandale, mais qui n’atteint pas le grand public.
« Ces beaux riens qu’on adore et sans savoir pourquoi,
Ces altérés du sang des bêtes qu’on assomme,
Ces dieux que l’homme a faits et qui n’ont point fait l’homme
Des plus fermes Estats ce fantasque soutien »…
En 1655 il décède à l’âge de 38 ans. Après sa mort il subit les critiques de nombreux intellectuels – y compris d’auteurs qui ne se gênent pas pour s’inspirer de ses oeuvres – et la médisance d’anciens amants. C’est parce que son ami Le Bret fait éditer ses manuscrits que ses oeuvres sont connues du public.
Avec le « Voyage dans la Lune », « le Pédant Joué », « La mort d’Agrippine », « l’Histoire comique des états et empire du soleil » Cyrano de Bergerac aurait pu rester un auteur mineur, vite oublié, dans un XVIIème siècle qui en compta tellement.
Mais le triomphe remporté par la pièce d’Edmond Rostand a conduit à une foison de thèses, d’articles, de biographies et d’essais sur sa vie et son oeuvre.
Détail amusant : la ville de Bergerac, où il n’a jamais mis les pieds, propose sur le site de son Office de Tourisme, une visite « sur les pas de Cyrano ». Et deux de ses places sont ornées d’une statue de Cyrano.
Ainsi résumée, la vie de Savinien Cirano, dit Cyrano de Bergerac, est bien courte, et je l’entends m’apostropher :
« Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme… »
Alors, n’ayant nullement l’audace de croiser le fer avec lui, je mets en annexe, pour ceux qui désirent quelques détails supplémentaires, un commentaire du texte de Rostand.
A lire seulement si vous n’avez pas peur d’être trop déçu : les héros sont faits pour rester admirés !
Christian Rouet
Novembre 2022
un article du Pays d’Yveline
Annexe : en relisant Rostand
Pour les distinguer, je nomme ici Cyrano, le héros de Rostand, et Savinien, le personnage réel dont il s’est inspiré, et je compare quelques détails de la pièce à ce que nous savons de la réalité
.
Je ne reviens pas sur l’histoire d’amour, ressort fondamental de la pièce. Savinien n’a jamais été amoureux de sa cousine, ni d’ailleurs d’aucune femme. Comme l’écrit pudiquement son ami Le Bret, il manifestait une grande « retenue envers le beau sexe » et s’il a publié plusieurs lettres d’amour en feignant de s’adresser à des femmes, elles étaient en fait destinées à des garçons. Rappelons que ni le terme, ni la notion d’homosexualité n’existaient au XVIIème siècle.
Acte I : Cyrano interdit à l’acteur Montfleury de jouer. Il le menace, et le dédommage en lui donnant la pension qu’il vient de recevoir de son père. « Pension paternelle, en un jour, tu vécus ! »
- Savinien avait effectivement pris en grippe cet acteur à la mode et avait publié plusieurs lettres et pamphlets « Contre le gras Montfleury, mauvais auteur et comédien ». Il s’en était pris de même à plusieurs auteurs, et notamment au poète Scarron (qui ne s’était pas gêné pour riposter).
- Il ne semble pas que Savinien ait pu compter sur une pension de son père (qui mourra en 1658). Il aurait vécu essentiellement de l’aide de ses amants, de ses protecteurs et de ses amis.
– Après la fameuse « tirade du nez » Cyrano se bat en duel avec un vicomte.
- Savinien avait-il un nez qui pût justifier son complexe ? Son portrait ne le confirme pas, pas plus que les témoignages écrits de son vivant. Toutefois, plusieurs textes parus après sa mort le mentionnent : il est difficile de savoir ce qu’il en était vraiment.
- Il est avéré, par contre, qu’il était un duelliste redoutable.
– Sa cousine, la belle Roxane, lui demande de protéger Christian dont elle est éprise, et qui rejoint le régiment de Cyrano : les Cadets de Gascogne de Carbon de Casteljaloux.
- Madeleine Robineau, était une riche cousine de Savinien. Elle avait été l’épouse, puis la veuve du baron Christophe de Neuvillette. Touchée par la grâce elle avait fini ses jours dans une dévotion extrême au point de ne plus se raser, alors qu’elle souffrait d’une pilosité maladive : des poils au visage « en telle quantité et si hideux qu’ils pouvaient la faire passer comme une personne monstrueuse » nous dit son biographe, le R.P. Cyprien de la Nativité de la Vierge. Il ne semble pas que Savinien ait eu beaucoup de relations avec elle, sinon peut-être à la fin de sa vie.
- Savinien a passé deux ans dans un régiment des Gardes Françaises. Ce régiment n’était nullement gascon, mais sans doute comprenait-il un certain nombre de cadets de Gascogne, car, dans cette province, l’aîné seul héritait de son père. Les cadets venaient donc souvent tenter leur chance à Paris dans le métier des armes.
Acte II : Le comte de Guiche propose à Cyrano sa protection et celle du maréchal de Gassion. Cyrano les refuse, trop fier pour accepter de sacrifier un peu de sa liberté. « Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! »
- Difficile à un auteur peu connu de vivre sans protecteur ! Savinien accepta celle du maréchal de Gassion. Puis, en 1853 « pour complaire à ses amis, qui lui conseillaient de se faire un patron qui l’appuyât à la cour ou ailleurs » (Le Bret) il entra au service du duc d’Arpajon, qui finança sa pièce « La mort d’Agrippine ». Dans ses dédicaces Savinien se montra courtisan fort obséquieux vis-à-vis de son protecteur !
Acte III : Cyrano permet le mariage de Roxane et de Christian. Il retient le comte de Guiche, en lui contant ses voyages dans la lune. « J’inventai six moyens de violer l’azur vierge ! »
- « L’Histoire comique par Monsieur de Cyrano Bergerac, contenant les Estats & Empires de la Lune » que publia deux ans après la mort de Cyrano, son ami Le Bret, et en 1662 un second recueil : « Les Nouvelles Œuvres de Monsieur de Cyrano Bergerac, contenant l’Histoire comique des Estats et empires du Soleil, plusieurs lettres et autres pièces divertissantes », font de Savinien un des premiers auteurs de science fiction.
Acte IV : La scène se passe durant le siège d’Arras. Christian y meurt. On apprendra plus tard que Cyrano y a été blessé.
- Il s’agit là d’un épisode de la guerre de Trente ans, menée par Louis XIII contre les Espagnols de 1618 à la Paix des Pyrénées, en 1650. Savinien et le Bret y ont effectivement participé. Le Bret raconta que son ami y reçu une blessure d’épée à la gorge; il semble toutefois que ce fut durant un duel et non au combat.
- Le baron Christophe de Neuvillette, qui avait épousé cinq ans avant Madeleine Robineau, cousine de Savinien, trouva la mort le 24 juin 1640 devant Arras. Rien n’indique qu’il ait entretenu là des relations avec Savinien, car ils ne combattaient pas dans le même régiment.
Acte V :Quinze ans plus tard, Cyrano visite Roxane.
- Devenue veuve, Madeleine avait renoncé à sa vie mondaine, sous l’influence de la Compagnie du Saint Sacrement. Elle aurait peut-être travaillé à arracher Savinien à sa vie libertine.
Son ami le pâtissier Ragueneau s’indigne du plagiat de Molière qui lui a pris la formule « que diable allait-il faire dans cette galère ».
- Molière a bien introduit, dans « Les fourberies de Scapin », cet effet comique, utilisé par Savinien, dans sa pièce « Le pédant joué ». Ils se connaissaient et avaient des amis communs. Peut-on toutefois parler de plagiat ? De Grimarest, dans son livre « Une vie de Molière », prétend même, quant à lui, que Molière n’a fait que reprendre l’idée que Savinien lui avait volée. « Il m’est permis, aurait-il dit, de reprendre mon bien où je le trouve. »
Cyrano a reçu un coup sur la tête lors d’une embuscade. Il meurt dans les bras de Roxane.
- Savinien reçut bien un coup à la tête, sans qu’on pût dire s’il s’agissait d’un accident ou d’une agression. Il passa ensuite plusieurs mois chez son frère, rue Saint-Jacques, en proie à de fortes fièvres, puis 14 mois chez un ami dans le Marais. Il décéda le 28 juillet 1655, à Sannois, dans la demeure de son cousin Pierre de Cirano où il avait été transporté cinq jours plus tôt.
Nous voici un peu plus familiers du vrai Cyrano de Bergerac.
Mais au moment de clore cet article, c’est bien au héros de Rostand que je pense, et lui que je vais me dépêcher de retrouver en relisant la pièce !
C’est celui dans lequel nous adorons tant nous reconnaître. Celui qui meurt en faisant l’éloge de l’acte gratuit
Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès !
Non ! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile !
et qui, en disparaissant, emporte… son panache.
Ch R