La guerre et le patrimoine

Les biens culturels, monuments, œuvres d’art et lieux de grande importance historique bénéficient aujourd’hui d’une protection particulière en cas de conflit armé. Elle résulte de plusieurs textes, dont les premiers ont été adoptés en 1907, à la Haye , après que la guerre franco-prussienne de 1870 ait mis en évidence la puissance de destruction des armes modernes.

Naturellement, leur application ne sera jamais simple !

Cet article en rappelle les principes directeurs, et s’attarde plus précisément sur le cas du château de Rambouillet. « Semper erecta » : il a résisté à plusieurs occupations au cours des XIXème et XXème siècles.

Avant la Haye

Le 7 avril 1814 les cosaques russes occupent le château de Rambouillet. Le 13, lorsque l’impératrice Marie-Louise, qui a cherché en vain à rejoindre Napoléon, arrive au château, ce sont des chasseurs de Livonie (actuelle Lettonie) qui l’accueillent.

1814, les Russes en France

Les Prussiens de Blücher les remplacent et occupent la ville. Le troupeau de mérinos a été heureusement évacué. Faute de mouton, les prussiens se rabattent sur le gibier du domaine, et massacrent chevreuils et cerfs. Lorsqu’ils quittent la ville, ils emportent dans leur butin la carte des chasses, que Louis XVI avait annotée de sa main. Toutefois le château ne souffre pas trop de cette occupation.

La situation est d’ailleurs un peu particulière : les coalisés ne sont pas en guerre contre la France, mais contre Napoléon : il ne leur faut pas ruiner le pays sur lequel Louis XVIII se prépare à régner. A sa demande, la carte de Rambouillet nous sera d’ailleurs restituée.

Du 21 septembre 1870 au 15 mars 1871, les Prussiens occupent Rambouillet. La population souffre financièrement et moralement de leur présence. Le château est réquisitionné et les généraux prussiens s’y installent aussitôt. Les caves sont naturellement pillées, le gibier massacré, mais les dégâts subis par le château restent très limités, en l’absence de combat local. Et une fois de plus, le troupeau de mérinos a été évacué à temps.

Les conventions de la Haye

Réunie à l’initiative du tzar Nicolas II de Russie, une première conférence internationale réunit 27 Etats à la Haye. Elle adopte le 29 juillet 1899 une limitation des armements et des budgets militaires, et la restriction ou l’interdiction des armes les plus meurtrières, comme les balles expansives (type balle dum-dum) et les baïonnettes à dents de scie. Il ne saurait être question d’interdire les bombardements, de plus en plus meurtriers, sur lesquels reposent les guerres modernes, mais quand même de les circonscrire… un peu.

Les 15 juin et 18 octobre 1907, une seconde conférence va plus loin en imposant notamment le respect de certains bâtiments, dont ceux à caractère historique :

Article 27.« Dans les sièges et bombardements toutes les mesures nécessaires doivent être prises pour épargner, autant que possible, les édifices consacrés aux cultes, aux arts, aux sciences et à la bienfaisance, les monuments historiques, les hôpitaux et les lieux de rassemblement de malades et de blessés, à condition qu’ils ne soient pas employés en même temps à un but militaire. »

Les assiégés ont le devoir de signaler l’existence de ces édifices aux attaquants par des signes visibles de l’extérieur.

Les participants à la seconde conférence de la Haye 1907

La Grande guerre

On protège les statues du parc de Versailles. cliché Menanteau

Dès les premières batailles, et l’invasion de la Belgique et du nord de la France, les Allemands sont accusés de détruire des monuments historiques. Ils s’en défendent et accusent les Français de se mettre à l’abri de leurs lieux historiques pour les combattre… Pour prouver leur bonne foi ils créent un organisme de contrôle spécifique : le Kunstschutz.

Les mérinos de la Bergerie sont à nouveau déplacés, mais Rambouillet ne souffre pas directement de la guerre (si ce n’est par le nombre de ses morts au combat).

1938 à la Haye

Le bilan de cette première guerre mondiale conduit les signataires de la convention de la Haye à chercher à pallier les insuffisances de leurs premiers textes. L’avant-projet d’une nouvelle convention dont la forme définitive ne sera arrêtée qu’en 1954, renforce les mesures adoptées en 1907:

Il appartient désormais à chacune des parties de désigner elle-même les refuges qui serviront à « abriter, en temps de conflit armé, des œuvres d’art ou d’intérêt historique menacées par les opérations militaires ».

Ceux-ci devront « être situés loin des théâtres d’opérations militaires les plus probables; loin de tout objectif militaire; à l’écart des grandes voies de communication; en marge des grands centres industriels; à une distance minimum de 20 kilomètres par rapport à ces divers points sensibles». Ces refuges devront « être notifiés, dès le temps de paix », avant toute entrée en guerre, et devront « rester ouverts, pendant la durée des hostilités, à une inspection de caractère international ».

La seconde guerre mondiale

Dès le 25 août 1939 les musées franciliens ferment leurs portes. 5446 caisses contenant plusieurs « centaines de milliers d’objets d’une valeur inestimable » sont expédiées dans plus de 80 sites-refuges, comme prévu dans la convention de la Haye.

On évacue en hâte les trésors du Louvre

Il s’agit principalement de châteaux, dont certains appartiennent à l’Etat, et beaucoup sont des domaines privés réquisitionnés à cette fin. En fait, de très nombreux propriétaires se sont portés volontaires, car cela garantit à leurs biens une certaine protection. Le château de Chambord (acquis en 1930), initialement retenu comme lieu de stockage, se révèle « glaciaire ». Il est donc rétrogradé comme zone de triage. (d’après Claire Bonnotte Kheli « châteaux et musées franciliens pendant la seconde guerre mondiale »)

Chacun de ces dépôts est contrôlé de façon régulière. Leur liste est communiquée aux Allemands, afin qu’ils soient épargnés.

Dès la capitulation de la France, le Kunstschutz allemand assure une « mission de contrôle et de soutien des administrations françaises des Beaux-Arts ».

Les châteaux et monuments franciliens ont été épargnés par les combats. Ils ont cependant bientôt à souffrir des multiples cantonnements de troupes, et connaissent des dommages de nature multiple.

Versailles, juin 1940. Dès son arrivée dans la région parisienne le 14 juin, l’armée allemande investit le château de Versailles. © Roger-Viollet

En 1942, le Kunstschutz, conscient de ces trop nombreuses détériorations, et désireux d’améliorer les relations allemandes avec une classe sociale française dont bien des membres ne lui sont pas spécialement hostiles, affiche cet avis aux portes de tous les châteaux :

 « Soldats allemands ! Vous trouvez en France, dans toutes les provinces de nombreux châteaux qui ont déjà servi de quartiers à beaucoup d’entre vous et qui continueront de le faire à l’avenir. Ces bâtiments constituent pour la plupart d’excellents monuments historiques et artistiques. Ils sont les témoins d’une culture ancienne de haut niveau. En les habitant vous avez le devoir d’en prendre particulièrement soin. Cela correspond à l’attitude éprouvée du soldat allemand et à son respect pour les hautes valeurs de la culture.[…] Attention au chauffage. |…] Les châteaux incendiés constituent une accusation permanente formulée à l’encontre du soldat allemand. »

(cité par Christina Kott « Le Kunstschutz et les châteaux franciliens »)

Et le Kunstschutz décide en outre une exemption totale d’occupation pour quelques rares châteaux les plus connus : Fontainebleau, Versailles, Chantilly…

Et Rambouillet ?

Dés le 30 août 1939 le Mobilier National a déménagé les meubles et objets de décoration du château à Saint-Avertin où s’est replié le gouvernement français.

Une fois de plus le troupeau de mérinos prend la route, en juin 1940, pour la Charente. Il sera ensuite envoyé à Montpellier.

Le domaine est bombardé par les Allemands les 12, 13 et 14 juin, mais les bombes tombent dans le parc et près du Rondeau, sans causer de dégâts au château lui-même, qui est occupé quelques semaines plus tard.

En fait, l’administration française pensait que le château ne serait pas occupé, compte-tenu de son caractère historique, et parce qu’il était résidence officielle du président de la République. Mais le Kunstschutz fait remarquer, non sans raison, que

« si en temps de paix, il a été jugé compatible avec l’intérêt de la protection d’oeuvres d’art de dédier le château à la résidence d’été du président français, le gouvernement français doit continuer à se faire à l’idée d’y loger occasionnellement des chefs de troupe supérieurs, triés sur le volet, avec leur état-major restreint » (cité par Renaud Serrette).

Le château est donc occupé à plusieurs reprises : du 15 au 22 juin 1940, en même temps que la caserne des gardes mobiles, par la Wehrmacht. Du 31 août 1940 au mois de septembre 1941 par les troupes d’aviation, rejointes le 8.mars 1941 par l’état-major de la brigade de construction de la Luftwaffe, qui construit alors des pistes d’atterrissage stratégiques au Pourras.

A chaque début et fin d’occupation, un inventaire contradictoire est dressé avec l’architecte du domaine, Ernest Poncet. En décembre 1941 celui-ci écrit que « le château a été laissé par les Allemands dans un état irréprochable ».

En mai 41, les occupants ont même demandé que soient restaurés les deux lieux de culte du domaine : la chapelle du château, et le pavillon de l’ermitage, et se sont proposés pour effectuer eux-mêmes les travaux (ce que l’architecte a décliné, craignant des travaux insuffisamment respectueux de notre histoire). Les parterres proches du château, qui sont à la disposition exclusive des officiers Allemands ont continué à être entretenus et fleuris.

De mars 1942 à mars 1944, les Allemands n’occuperont plus que le parc.

Les Allemands au château (coll Daniel Czerniejewski)
Les officiers allemands déjeunent au château (coll Daniel Czerniejewski)

En mai 1944, le maréchal Pétain, qui apprécie le château de Rambouillet, parce que « il n’y a pas d’ostentation à Rambouillet », demande à y être logé. Cependant, les Allemands refusent sa requête, et c’est donc le château du comte de Fels, à Voisins, qui est réquisitionné pour le recevoir du 7 au 26 mai (il retournera ensuite à Vichy, avant d’être transféré avec les dignitaires de son régime à Belfort, puis à Sigmaringen dans le sud-ouest de l’Allemagne).

Le 18 août 1944 les Américains pénètrent à Rambouillet par la grille de Guéville. Après un bref combat devant la Laiterie de la Reine, les Allemands se retirent, et les résistants de Rambouillet prennent possession de la ville le lendemain. Le château sert alors de prison, et le drapeau français remplace le drapeau nazi.

De Gaulle devant la mairie de Rambouillet (coll Daniel Czerniejewski)

Le 20 août les services militaires alliés s’installent dans le château. Ils y accueillent le 22 août le général Leclerc, acclamé par les Rambolitains. Le lendemain c’est le général de Gaulle qui occupe l’appartement présidentiel, et plusieurs de ses compagnons : Koenig, Juin, Palewski, d’Argenlieu et Dautencourt sont logés au château avec lui. Il faut aller chercher des draps et des couvertures… au château de Voisins pour les recevoir. De Gaulle a-t-il su qu’on le faisait dormir dans les draps de Pétain ?

Le 25 août les Français quittent Rambouillet et de Gaulle entre en libérateur dans Paris : « Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré ! »

Du 27 septembre au 15 octobre 1944, une cinquantaine d’officiers américains occupent à leur tour le château de Rambouillet, et le parc est « envahi par la troupe ».

L’architecte du château constatant que le château souffre beaucoup plus de la conduite de nos libérateurs que de celle de nos occupants obtient qu’une pancarte, en anglais, soit apposée sur les grilles.

« Cette maison est la maison traditionnelle du président de la France. Napoléon l’a occupée. C’est une relique nationale. L’ameublement et les objets d’art restant dans le château sont la propriété du public français. Le château et son mobilier doivent être protégés. Chaque officier est tenu de faire attention aux incendies. Maintenir les lieux propres et protéger les alentours comme si vous en étiez propriétaire. » (cité par Renaud Serrette)

Ne trouvez-vous pas que cet appel ressemble étrangement à celui que le Kunstschutz avait apposé en allemand sur les châteaux? Au fond, le comportement des soldats diffère peu d’une armée à l’autre.

La tension des combats rendant sans doute les soldats américains moins attentifs au respect d’un patrimoine, au surplus, plus éloigné de leur culture qu’il ne l’était pour les Allemands, explique et excuse sans doute le fait que le château ait souffert davantage de l’occupation américaine que de celle des nazis.

Le 16 octobre 1944, l’administration française demande au Monuments, Fine Arts and Archives Section (équivalent allié du Kunstschutz allemand) le départ des troupes américaines du château, mais elles y reviennent en février 1945, installant même un camp de prisonniers devant la cour du château, qui ne sera fermé qu’en avril 1945.

A la fin de la guerre, le devis de remise en état du château et de son parc s’élève à plus de 7 millions de francs 1944, soit 141 millions d’euros valeur 2024.

En raison du caractère de résidence présidentielle du château, les principaux travaux de restauration sont rapidement réalisés, et le parc peut rapidement être rouvert au public. 

Les dernières traces de combat, sur les murs de la Laiterie n’ont cependant été effacés qu’en 1988 pour la visite du président Bush.

Les dernières conventions de la Haye

Constatant à nouveau, après les bombardements massifs sur la Normandie, l’Allemagne, le Japon (et sans parler de l’emploi de la bombe atomique) la difficulté de concilier une guerre totale avec le respect du patrimoine historique et culturel d’un pays, le 14 mai 1954 de nouveaux textes sont adoptés à la Haye sous l’égide de l’Unesco.

1954 : les pays signataires de la convention de la Haye

Ils seront actualisés en 1999 gravant dans le marbre que :

« les atteintes portées aux biens culturels, à quelque peuple qu’ils appartiennent, constituent des atteintes au patrimoine culturel de l’humanité entière, étant donné que chaque peuple apporte sa contribution à la culture mondiale ». 

 Et si aucun pays ne sera sans doute jamais prêt à modifier sa stratégie de guerre pour en tenir compte, du moins tous sont d’accord pour affirmer –en temps de paix, et lorsqu’ils ne sont pas directement concernés– leur attachement à ce texte.

C’est un début !

Christian Rouet
juin 2024

Cette publication a un commentaire

  1. Bernard Delecroix

    Encore une publication passionnante. Vos publications devraient avoir plus de canaux de distribution.

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