Le Grand Veneur
Dans les années 1960-70, quand les constructions ont commencé à se multiplier à Rambouillet, avant la zone pavillonnaire de la Clairière, la rénovation des immeubles sociaux de Groussay, et les constructions de la rue d’Angiviller, la résidence du Grand Veneur, au 5 rue GLenotre, a été l’une des premières promotions de standing, avec un prix au mètre carré supérieur à … 1500 francs.
Cette promotion reprenait les terrains d’un hôtel réputé, et cet article en rappelle l’histoire.
Grand veneur ?
La légende du Grand Veneur, ou Chasseur noir raconte qu’un démon à cheval serait apparu à Henri IV dans la forêt de Fontainebleau, puis à plusieurs reprises au cours de l’Histoire, pour annoncer de grands malheurs.
Cependant, si le terme a été choisi pour un hôtel de Rambouillet, ce n’est probablement pas pour évoquer ce démon, mais plutôt la charge de Grand Veneur de France. Elle est créée par Charles VI en 1413 pour diriger l’ensemble des officiers de la vénerie, en même temps que les charges de grand fauconnier et de capitaine du vautrait (la chasse au sanglier).
Sous Henri IV le Grand Veneur dirigeait ainsi « 182 personnes : lieutenants, sous-lieutenants, gentilshommes, valets de limiers, valets de chiens à cheval ou encore valets de chiens ordinaires, sans oublier un chirurgien et un apothicaire » (Wikipedia). Sans oublier la meute de la chasse à courre.
Oc cette charge se rattache directement à Rambouillet, d’abord en raison du rôle que la chasse à courre y a joué durant des siècles, mais aussi, plus particulièrement parce que le comte de Toulouse a été le 24ème grand veneur de France, de 1714 à 1737, et son fils le duc de Penthièvre, le 25ème, de 1737 à 1755, puis à nouveau de 1768 à 1791, à la mort de son fils, le prince de Lamballe, qui lui avait succédé dans cette charge.
Le duc de Penthièvre, propriétaire du domaine de Rambouillet, a ainsi été le dernier Grand Veneur de France sous l’Ancien Régime. Supprimée à la Révolution, la charge a existé à nouveau sous l’Empire, la Restauration et le Second Empire.
Un établissement renommé
Je n’ai pas trouvé la date d’ouverture de l’hôtel-restaurant du Grand Veneur. Il n’est pas répertorié en 1920, mais figure dans l’annuaire de 1931, ce qui nous donne une fourchette d’une dizaine d’années.
En 1931 il est tenu par Tony Picault qui vient de céder à Mme Desjardins son fonds de commerce de l’hôtel restaurant de la Gerbe d’Or qu’il gérait alors rue Nationale à Rambouillet . On peut penser qu’il a été le premier exploitant du Grand Veneur.
Le terrain sur lequel a été construit l’hôtel –ou un hôtel particulier transformé ensuite en hôtel-restaurant ?- faisait initialement partie de la garenne du chenil de la chasse à courre. Celui-ci était situé à l’angle de l’actuelle place Félix-Faure et les chiens disposaient d’un grand terrain sur lequel ils s’ébattaient librement. Or, le 2 mars 1832, Rambouillet avait été retiré de la liste civile du roi Louis-Philippe, et l’Etat avait donc tenté de vendre par adjudication les biens qui la composaient. C’est ainsi que la garenne avaient été morcelée en 23 lots et mise en adjudication.
Auguste Goufier, entrepreneur en bâtiment parisien, qui avait déjà fait construire en bordure de rue une petite maison, avait ainsi agrandi son terrain en achetant deux lots contigus.
Vers 1840 son terrain avait été un peu amputé par la construction de la voie ferrée.
Il communiquait déjà par une sente privée avec l’actuelle rue Chasles.
Décès ? Mauvaises affaires ? Le 7 décembre 1934 le fonds de commerce de Tony Picault est mis en vente aux enchères. Il est acquis en indivision par la veuve de René Metton de Suresnes, ses deux fils mineurs, et Jules Benard l’un de ses cousins, qui en prend la gestion.
Il y a, à cette époque rue Nationale (rue de Gaulle), un café-restaurant tenu par un Charles Benard. Cependant je n’ai pas pu vérifier une parenté qui expliquerait cet intérêt de Jules Benard pour Rambouillet .
Début 1938, le fonds est cédé à Pierre Lottaire, professionnel reconnu qui dirigeait auparavant un restaurant aux Halles de Paris.
Son gendre, Hilaire Merle prendra sa suite après guerre et exploitera pendant quelques années en même temps les deux meilleurs restaurants de la ville : le Grand Veneur et le Relays du Chasteau, avant de céder le fonds de commerce du premier et de voir le bail du second résilié pour défaut d’entretien.
Parmi les clients…
Destination prisée des bourgeois parisiens, Rambouillet s’est enorgueilli de nombreux hôtels-restaurants de qualité. Cependant, en lisant la presse locale des années 35-45, on voit que les banquets les plus importants avaient lieu au Grand Veneur. Il semble donc avéré qu’à cette époque le Grand Veneur était bien l’établissement le plus prestigieux de la ville.
Et c’est sans doute pour cela que de nombreux officiers supérieurs allemands choisissent d’y loger durant l’occupation. On y relève notamment la présence de Renthe-Fink, en sa qualité de « délégué allemand auprès du maréchal » (en clair : son surveillant) du 7 au 26 mai 1944, lorsque le maréchal Pétain est hébergé au château de Voisins.
Cependant le Grand Veneur recevra aussi bien des officiers alliés, et notamment, en août 1944, un hôte assez spécial : Ernest Hemingway.
La « campagne de France d’Hemingway »
A 45 ans, l’Américain est déjà un écrivain reconnu. En 1937 il a choisi de s’engager dans la guerre civile espagnole et en a tiré en 1940 son roman « Pour qui sonne le glas ». Hemingway demande à participer comme correspondant de guerre à la bataille de France, et entre juillet et novembre 1944, il publie six reportages dans le magazine « Collier’s ». Le troisième est consacré à sa version de la « libération de Rambouillet ».
Ernest Hemingway débarque en Normandie avec les troupes américaines. Après le débarquement, durant lequel, contrairement à la version qu’il en donne, les autorités militaires l’ont consigné sur une péniche de débarquement afin de le protéger, il est affecté au 22ème régiment d’infanterie qui se dirige vers Paris.
Bénéficiant d’une relative autonomie, il prend les devants avec quelques compagnons, et atteint Rambouillet le 19 août 1944. Les Allemands s’en sont retirés durant la nuit, des éclaireurs américains viennent de l’atteindre, et la population est partagée entre crainte et espoir.
Hemingway est le seul Américain qui parle français, et qui peut donc dialoguer avec les résistants locaux. Se prétendant officier américain chargé de préparer la libération de Paris, il s’installe au Grand Veneur.
Là, pour commencer, fort d’une expérience et d’un talent incontestables dans ce domaine, il libère la cave du restaurant, réalisant un inventaire approfondi des bouteilles qui ont échappé à l’occupant.
Cependant, le 21 août Maurice Schuman, journaliste de Radio Londres qui le connaît descend à son tour au Grand Veneur. Il dévoile l’identité et l’absence de toute mission officielle d’Hemingway.
Le 23 août le général Leclerc arrive à son tour à Rambouillet. Hemingway lui conte ses exploits d’organisateur de la résistance rambolitaine, et lui demande des jeeps et des hommes afin d’aller libérer Paris. L’accueil est pour le moins mitigé ! D’après le récit qu’en fait Hemingway, et qui est confirmé par plusieurs témoins, Leclerc (« un salaud de haut lignage (…) très brave, très arrogant et extrêmement ambitieux ») l’aurait éconduit en le traitant de minable.
Le 24 août, c’est avec la 2ème DB qu’il atteint malgré tout Paris, s’empressant alors de libérer la cave du Ritz avec le même zèle que celle du Grand Veneur.
Plus tard Hemingway sera accusé d’avoir joué un rôle militaire contraire au statut de correspondant de guerre défini par les Conventions de Genève, mais se défendra en affirmant qu’il s’était contenté de donner des conseils aux Alliés, sans jouer de rôle actif.
La résidence du Grand Veneur
En 1966 et 1968 un promoteur parisien, la Générale Immobilière, procède à la commercialisation des trois immeubles résidentiels du Grand Veneur. Le bâtiment principal de l’hôtel est conservé en l’état, et devient peu après l’agence bancaire du Crédit Agricole. Plus tard, l’annexe de l’hôtel, à l’angle de la rue G.Lenotre sera transformée en restaurant asiatique.
A l’époque la proximité de la voie ferrée ne décourage pas les acquéreurs qui apprécient notamment l’immédiate proximité du parc du château, aussi bien que celle de la gare, par la sente privée. Le lycée créé en 1961, baptisé plus tard lycée Bascan, ne cesse de se développer et constitue également un bon argument pour attirer des familles avec enfants.
Soixante ans après, il semble que la résidence souffre d’un manque d’isolation phonique et thermique, comme tous les bâtiments de cette époque, et de charges de copropriété élevées, si l’on en croit les avis laissés par ses détracteurs sur les forums locaux.
Ses partisans soulignent par contre son emplacement, son accès vers la gare, son grand parc arboré et l’orientation de nombreux appartements traversants, donc lumineux. Quant aux agents immobiliers, ils s’accordent à dire que les appartements s’y revendent bien, lorsque les prix demandés sont raisonnables.
Placement judicieux, un appartement au Grand Veneur ? Son prix d’achat de 1966, actualisé en euros 2023 le mettrait aujourd’hui à 2200€ le m2. Je doute que vous le trouviez à ce prix ! Comme le conseillait un agent immobilier : « A Rambouillet n’attendez pas pour acheter de l’immobilier. Achetez de l’immobilier et attendez » !
Christian Rouet
novembre 2023