Le château de Voisins
Sur la D906, à gauche avant d’arriver à Saint-Hilarion, un bâtiment agricole attire l’œil. On voit, à la disposition de ses grandes ouvertures que la ferme est en contrebas de presqu’un étage.
Elle appartient au domaine du comte de Fels. Mais impossible d’en voir plus.
« A une lieue de Rambouillet, dans la direction d’Epernon, la route longe une futaie de chênes et de hêtres. Elle dérobe aux yeux des passants le château de Voisins. » (Souvenirs d’un journaliste par Lucien Corpechot-1942)
Dommage! Le château mérite pourtant la visite et je vous conseille vivement de guetter les rares occasions où il s’ouvre au public.
Le premier château
En 768, quand Pépin le Bref concède au monastère de Saint-Denis la forêt d’Yveline, on trouve mentionné le lieu-dit Visiniolo, non loin de notre Rumbelitum. C’est là l’origine du nom actuel de Voisins, et de son château, entre les communes de Gazeran et de Saint-Hilarion.
Au XIIIème siècle existe déjà un petit manoir entouré de quelques arpents. Il prend de l’importance et la carte de Cassini (1744) puis la carte des chasses du Roi (vers 1800) le mentionnent toutes deux.
En 1579 le domaine de Voisins est acquis par Robert d’Artus « avec droit de haute justice ». Il est ensuite propriété des Robinet de la Roque jusqu’en 1739. Charles-Louis Moufle de Georville, écuyer, procureur de la chambre des comptes de Paris l’acquiert alors. Il y meurt en 1753.
Son fils Louis-Barthélémy agrandit le domaine en 1756 par l’achat du fief voisin de Rossay dont le petit château est transformé en ferme (celle que longe aujourd’hui la départementale).
En 1776 Jacques-François de Croismare achète le château. Il le fait agrandir en 1779 par l’architecte Ange-Jacques Gabriel, architecte de grand renom à qui l’on doit notamment le Petit Trianon, l’Ecole Militaire et la place Louis XV (Place de la Concorde).
En 1789 son fils René Croismare est élu président de la municipalité de Rambouillet, mais il refuse de siéger, préférant ne pas trop attirer l’attention sur lui, en raison de son statut de noble.
Sous la Restauration, Antoine de Saint-Didier achète le domaine qui reste dans la famille des marquis de Monstiers-Mérinville jusqu’en 1859. En 1892 Edmond Frisch, comte de Fels l’achète à M. Joubert qui le possède alors.
Son arrière petit-fils, Jean de Fels en est l’actuel propriétaire.
Le second château
Edmond Frisch, d’origine danoise et suédoise, est un diplomate, écrivain et historien. Il est fait comte de Fels par bref pontifical de 1893 et prince de Heffingen (dans le Luxembourg). Son mariage avec Jeanne Lebaudy (héritière d’un empire du sucre) lui permet d’accéder à une immense fortune.
Invité fréquemment à chasser par la Duchesse d’Uzés à Bonnelles, il achète le domaine de Voisins, afin de se rapprocher de la forêt de Rambouillet.
En 1902 il juge que le château, construit sur les rives de la Guéville, est trop humide et bien qu’admirateur des travaux menés à bien par Ange-Jacques Gabriel, il le fait démolir totalement pour construire le château actuel, en retrait de quelque cent mètres, sur la colline.
450 000 mètres cubes de terre sont déplacés. Il faut 3 ans de travaux pour le château, et 26 ans pour les jardins. Le résultat démontre avec éclat ce qu’il est possible de faire avec de la volonté, beaucoup de goût … et une fortune immense (le coût de ces travaux aurait été payé par le seul intérêt produit par la dot de la comtesse de Fels !).
Pour un client de cette qualité, la Compagnie des Chemins de fer l’Ouest, accepte de dévier la ligne Paris-Chartres pour que les pierres des carrières de Méru puissent arriver directement sur le lieu du chantier, où elles sont ensuite taillées.
Les projets de Samson, le premier architecte, ne satisfont pas E. de Fels. C’est René Sergent qui le remplace, s’inspirant au maximum du style d’Ange-Jacques Gabriel, sur qui E. de Fels a écrit un livre.
« Un rez-de-chaussée, un premier étage, et en surélévation l’attique. Deux ailes solidement attachées s’avancent, décorées d’un fronton triangulaire. Même dans sa partie centrale, cette façade n’est pas rectiligne. D’habiles décrochements, dérogeant au canon traditionnel, rompent la rigidité de la ligne et, par un jeu d’ombres et de lumières, apportent la variété et le contraste.
Néanmoins une forte impression d’unité, de dignité se dégage de l’ensemble. Ce n’est pas le lieu du laisser-aller, de l’abandon, ni même d’une douce négligence. » (Corpechot déjà cité)
La carrière de René Sergent est lancée. Il réalisera par la suite de nombreux hôtels particuliers, comme celui de Moïse de Camando, des immeubles divers dans Paris ou New York, et aura une carrière internationale remarquable.
Si le château copie le style du XVIIIème siècle, ses 47 pièces sont dotées du confort moderne. On y trouve sous-sol et entresol dévolus au service, avec monte-plats, monte-charge… dix-sept chambres d’amis, huit chambres secondaires et onze chambres de domestiques. Le château est doté d’un chauffage central invisible, à air pulsé, dans les pièces de réception. Il a des canalisations d’eau chaude et froide, un réseau d’évacuation des eaux usées, etc…
Il représente ce qui se fait de mieux à l’époque, et tous les hôtes de Voisins louent sa réussite, à l’instar de Boni de Castellane :
« Ce qui me plaît ici, c’est que rien n’y est en simili.(…) On ne veut plus admettre qu’il y a une matière noble comme il y a un style noble. Le temps se chargera d’en démontrer la valeur. Il refuse sa patine au plâtre et au ciment » » (rapporté par Corpechot déjà cité)
L’aménagement des jardins et des abords du château passionne tout autant E. de Fels que la construction du château. Les paysagistes Henri et Achille Duchêne y travaillent durant quatre campagnes de deux ans chacune, en accord parfait avec leur client.
« La création d’une oeuvre comme celle-ci ne se réalise pas d’un bloc. Elle comporte des périodes coupées par des années d’études et d’essais pour la mise au point des différentes parties du plan d’ensemble.
La première partie a été consacrée à la cour d’honneur, à l’avenue principale et au réseaux des routes du domaine; la seconde au parterre de l’est et à la création de l’étang de Reculet; la troisième au parterre du midi et aux canaux: la quatrième, à la grande terrasse du midi, au réservoir, aux cascades et au canal de l’ouest. » (propos du comte de Fels cité par Corpechot)
L’activité de Voisins
Du vivant d’Edmond de Fels le château reçoit toute l’aristocratie internationale, les présidents, ministres, magnats industriels.
Les chasses de Voisins sont aussi prisées et réputées, dans leur catégorie, que les chasses à courre de la duchesse d’Uzès, ou celles du Comte Potocki.
Durant la guerre de 14-18 le château, comme tous ceux de la région, accueille un hôpital militaire, Plus tard, durant la seconde guerre mondiale les Allemands l’occupent, et le 7 mai 1944 ils y installent le maréchal Pétain et sa famille (dix-huit voitures dont onze d’escorte allemande !), officiellement pour mieux le protéger en cas de débarquement allié. Ils préfèrent toutefois le renvoyer à Vichy le 26 mai 1944.
L’indemnité de 250 000 francs par année d’occupation, versée au comte de Fels pour l’aliénation de Voisins durant l’occupation, sera la plus élevée des 4 940 dossiers instruits au titre de 1941.
Aujourd’hui le domaine de Voisins a une triple activité :
· agricole : Avec sa ferme et ses activités traditionnelles dans ce domaine. Près de mille hectares sont destinés à des cultures à gibier (maïs, blé, orge, avoine…) ce qui permet l’activité principale du domaine :
· la chasse : Depuis les années 1970, Christian de Fels, le père de l’actuel propriétaire, a développé des chasses commerciales, et celles-ci attirent toujours des groupes de chasseurs Français ou étrangers, pour des tableaux de faisans, perdreaux ainsi que de canards sur l’étang.
· la location du site : Plus récentes, les locations pour un événement privé de grand standing se développent. Le château est également très demandé pour le tournage de films, de photos ou de clips publicitaires… Y sont tournées des scènes des Visiteurs, du Bon plaisir, de l’Etat de grâce, de Baron noir et de bien d’autres films…
Voici assurément une activité que Edmond de Fels n’aurait pas imaginée.
Au demeurant, aurait-il pu imaginer qu’un jour ses descendants puissent avoir besoin d’exercer une activité quelconque pour faire vivre Voisins ?
Ces tournages me rappellent un souvenir personnel : un jour des années 80, je découvre la cour du château envahie par des camions, du matériel, des fils qui courent partout. Des techniciens s’affairent… Christian de Fels, un monsieur toujours d’une grande courtoisie, va d’un groupe à l’autre, curieux de toute cette technique, et ravi de cette animation.
« Ils tournent un film publicitaire pour le chocolat X. » m’explique-t-il, et nous nous réfugions dans l’un des pavillons de l’entrée pour échapper à cette activité qui ne semble pas avoir de limites.Habituellement je zappe au moment de la publicité, mais cette fois, je guette avec curiosité le passage de ce clip.
Parmi les 12 scènes tournées ce jour-là, l’agence en a finalement retenue une qui se passe dans l’une des chambres de l’étage. Un traveling de moins de 10 secondes survole la fenêtre, à travers laquelle on ne fait que deviner un parterre sans grand intérêt, pour se terminer en zoom sur une tablette de chocolat disposée sur une table basse,Le film aurait pu être tourné dans n’importe quel studio !
Rares sont les châteaux ainsi construits en une seule fois, sans reprise ou intégration de parties plus anciennes, et en ce début de vingtième siècle, avant la première guerre mondiale et tous les bouleversements économiques et sociaux qui l’ont suivie. On ne recense que deux grands châteaux outre celui de Voisins : le château d’Artigny, bâti pour le parfumeur François Coty à Montbazon, entre 1912 et 1932, et devenu depuis château-hôtel, et le château de Trévarez, construit en 1907 pour le comte James de Kerjégu à Saint-Goazec (Finistère), aujourd’hui propriété du Conseil général.
Boni de Castellane, que j’ai déjà cité, aurait dit à l’issue de sa première visite :
« Je voudrais voir Voisins dans cent ans ! Je me fie aux siècles pour apporter à la beauté son accomplissement. »
Aujourd’hui, nous pouvons lui confirmer que ce premier siècle a été généreux envers le château d’Edmond de Fels.
Christian Rouet
janvier 2022
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