Diable, diable !
L’homme, ce « singe nu » comme l’appelait Desmond Morris (1967) est dépourvu de crocs, de griffes, de cornes, son corps n’est protégé ni par des plumes, ni par un cuir épais, il nage mal, court lentement… C’est dire que le monde réel ne lui est guère favorable. Mais son imagination lui permet de s’inventer un monde irréel peuplé de forces surnaturelles et surtout de lui donner l’illusion qu’il peut les mobiliser pour modifier la réalité.
Nous sommes donc, d’après Gérald Bronner (« A l’assaut du réel » 2025) des « singes magiciens », et depuis des millénaires nous ne cessons de vouloir modifier la réalité pour qu’elle corresponde à nos attentes (changer de sexe, ou vaincre la mort n’en sont que les tentatives les plus récentes).
Si quelques religions, parmi les plus anciennes, ont attribué toutes les forces bénéfiques et maléfiques à une divinité unique, la majorité d’entre elles ont imaginé une répartition des rôles entre les forces du Bien et celles du Mal.
Parce qu’elles ne peuvent pas changer le réel de façon visible, les forces du Bien promettent de récompenser après leur mort ceux qui les ont respectées de leur vivant.
Cette promesse ne suffit pas à ceux qui veulent des changements immédiats, et le Diable les tente par la promesse de pouvoirs accrus : richesse, amour, connaissances cachées aux mortels…

Il se nomme Diable, Lucifer ou Satan dans la Bible, Iblis dans le Coran, Méphistophélès ou Belzébuth… Il dirige une armée de démons…
Dans la religion chrétienne, le Diable n’est pas une notion abstraite, mais une personne. Il a une apparence (qui change naturellement selon les religions et les époques). L’iconographie chrétienne s’inspire des représentations païennes; les vitraux et la statuaire romane en multiplient les images effrayantes, grotesques et repoussantes.
Le Diable n’a qu’un seul objectif : tenter l’homme. Et pour bien insister sur le fait que la tentation ne vient pas de Dieu, mais du Diable, la prière catholique du Notre-Père « Ne nous soumets pas à la tentation »(1966) est remplacée en 2017 par « Ne nous laisse pas entrer en tentation ».
Cependant, si sa véritable apparence est hideuse, le Diable est capable de ruses, de dissimulation, et peut apparaître à celui qu’il veut tromper sous les aspects les plus séduisants.
Parce qu’il agit et raisonne comme une personne, de nombreux contes et légendes racontent comment un homme avisé, soutenu par sa foi, réussit parfois à déjouer ses pièges, voire à le ridiculiser. Et comme une personne, il est alors capable de grandes colères qui viennent ici creuser un gouffre, là fendre la roche, rappelant à jamais sa puissance.
Mais beaucoup se laissent séduire. Les sorciers et sorcières qui passent un pacte avec le Diable sont craints de leurs voisins. Parfois on fait appel à leurs connaissances, et à leurs pouvoirs supposés; souvent on les accuse de tous les maux inexpliqués, et les bûchers s’allument. Il y a, au coeur de toutes les forêts, des lieux maléfiques où Satan réunit ses serviteurs dans des sabbats démoniaques. Il s’agit souvent d’anciens lieux sacrés druidiques condamnés par l’Eglise, qui ont alors hérité d’une réputation maléfique.

portail de Notre-Dame de Paris
Sans doute certaines sorcières empruntaient-elles la « route de Belzébuth », entre Saint-Lèger et Montfort, pour s’y rendre ? Le « Pot-au-Diable » les accueillait probablement dans le bois de Saint-Sulpice de Favière, de même que « la fourche-au-Diable » de Gambaiseuil, à laquelle on accédait par le « Pont-au-Diable »…
Et il y a toujours eu des naïfs prêts à parier sur les pouvoirs d’un habile sorcier.
Ecoutons Pierre de Janty : « Vers 1740, Satan sévissait dans la région entre Dourdan et Rambouillet, sous le nom d’Astorath. Il apparaissait dans les caves à Rochefort, à Bullion, dans un cabinet de l’auberge du sieur Masseau à Rambouillet, sous la figure d’un ours, ou encore vêtu en noir et blanc avec une mitre lumineuse, seul ou accompagné d’une cinquantaine de diablotins. (…) Astorath avait de bons clients : Lorry, menuisier à Sonchamp, qui recherchait un trésor de vingt millions caché au château des Chênes-Secs ; Jaudrapain, arpenteur à Rambouillet, qui avait déboursé 1 200 livres et donné sa fille en mariage à un des sorciers pour être sûr de réussir ; le père Antonin, sous-prieur de l’abbaye de Clairefontaine, qui voulait devenir cardinal, avait dépensé tout son pécule en maléfices et était devenu séducteur pour récupérer son argent. »
En réalité, il s’agissait d’une bande de fous et d’escrocs qui exploitaient la crédulité publique et fut condamnée à Dourdan en 1744.
La peur que le Diable inspire aux croyants catholiques atteint son apogée au XVIIème siècle, ainsi qu’en témoignent les sujets des homélies, ou le nombre de récits colportés dans les almanachs, puis diminue au siècle des Lumières, lorsque les philosophes cherchent à combattre l’obscurantisme religieux. La déchristianisation au XIXème et XXème siècles s’accompagne d’une régression de l’image terrifiante du Diable, mais avec les découvertes de la science, et les limites de nos connaissances qui sont sans cesse repoussées, la croyance dans le Diable revient sous la forme de pratiques telles que le satanisme, le spiritisme ou la parapsychologie.

Pour certains –charlatans ou croyants sincères– il est possible de communiquer avec les morts : les tables tournent chez les médiums, les vivants reçoivent leurs messages et sont invités à soulager leurs souffrances dans l’au-delà.
Dans des maisons où des crimes ont été commis, l’esprit des morts qui n’arrivent pas à trouver le repos éternel rode et se manifeste par des comportements hostiles, ou pour le moins inquiétants jusqu’à ce que les vivants leur apportent la paix.
C’est ainsi qu’en 1847 la ferme de Boitel a les honneurs de la presse locale.
Une ferme hantée
C’est le journal l’Aube, du 3 janvier 1847 qui en parle le premier :
« M. Boitel, propriétaire à Rambouillet, possède près de cette ville une ferme qui est devenue le théâtre de faits tellement merveilleux, qu’on aurait peine à y croire, si le propriétaire, homme aussi honorable que distingué, ne les affirmait sérieusement.
Dans le courant de novembre et décembre dernier, des explosions, ayant un caractère électrique, se manifestèrent dans plusieurs parties habitées de cette ferme. Des meubles en furent déplacés, d’autres brisés ; la vaisselle, placée sur des planches, fut projetée au loin, et réduite en morceaux. À ces premiers phénomènes, d’autres succédèrent bientôt, ayant à peu près le même caractère. Toutes les vitres des fenêtres furent cassées ; par moment, des masses de pierre et de sable tombaient sur les gens de la maison, venant on ne sait d’où. Plusieurs personnes furent blessées. Le propriétaire, troublé, inquiet dans cette position critique, soupçonnant qu’il pouvait entrer dans ces actes de la malveillance, s’adresse au procureur du roi. Visite de ce magistrat, recherches inutiles, renouvellement des faits inexplicables. Les gens de la ferme, croyant dans leur naïveté qu’il pouvait s’y mêler quelque peu de magie, s’adressèrent au curé. Le curé vient avec croix et bannière, prie, conjure, répand de l’eau bénite ; le tout sans résultat. »
En février 1847 c’est au tour de l’Echo Dunois de consacrer à la ferme Boitel un article sous le titre « Encore le Diable »:
« Le Diable invisible de M. Boitel, de Clairefontaine, devient de plus en plus méchant ; non-seulement il brise tout et casse tout, mais il poursuit à coups de pierres, en plein jour, dans la cour de la ferme, tous les domestiques, qui sont tout à fait dans la consternation, et qui vont être obligés de l’abandonner. Une quantité de curieux étant venue sur les lieux, la plupart ont été largement payés de leur curiosité : l’un a reçu une pierre par la tête ; l’autre un coup de trique sur l’épaule ; celui-ci une tête de chenet sur les reins ; celui-là un seau par les jambes.
Un jour, les domestiques avaient mis et lié dans un sac les pelle, pincettes, chenets, soufflet, etc., et emporté tous ces objets dans une autre pièce ; aussitôt le sac s’est déchiré de lui-même, et les susdits objets sont venus invisiblement se placer dans les coins de la cheminée d’où on les avait retirés ; un gril en fer s’est enlevé au plancher, est allé jaillir à l’encontre d’une hache et s’est brisé.
Dans une autre circonstance, le berger s’habillant dans l’écurie où il couche, a reçu un de ses sabots par la tête ; il s’est enfui dans la cour, ses sabots courant après lui ; enfin, un second coup lui arrive, il saisit le sabot, le jette au feu ; le sabot se retire seul ; il le prend de nouveau dans la main, et il ne parvient à le briser qu’en le maintenant dans le foyer. »
On croit entendre Louis Jouvet dans le film « Drôle de drame » de Marcel Carné : « Moi, j’ai dit « bizarre, bizarre »… comme c’est étrange ! »
Le 23 février 1847, c’est l’Annonciateur qui reprend l’information. Cependant ce journal sérieux (« journal judiciaire de Rambouillet ») sans vouloir dire trop clairement qu’il considère toute cette histoire comme une farce, apporte un contredit que chacun interprétera à sa guise :
« Nous sommes fâchés de le dire à notre confrère de Châteaudun, mais son récit contient plusieurs inexactitudes. Nous nous contenterons d’en citer une, parce qu’elle est la plus importante. Le sac contenant les pelle, pincettes, chenets, etc., n’a pas été emporté d’une pièce dans une autre, et ne s’est pas déchiré de lui-même pour laisser retourner les objets qu’il contenait, aux places qu’ils occupaient. Ce sac s’est contenté, avec son contenu, de sauter du coin de la cheminée dans le milieu de la chambre et d’y battre trois ou quatre entre-chats. Après ce petit exercice il est revenu, toujours avec son contenu et sans se déchirer, se remettre au coin de la cheminée, ainsi qu’aurait pu le faire Cendrillon. Voilà l’exacte vérité quant à ce fait. »
Quoi qu’il en soit, il semble que la ferme de Boitel n’aura plus les honneurs de la presse après cet article.
Et n’ayant pas réussi à la situer avec précision, je n’ai pas pu m’y rendre pour vous dire de façon sérieuse si elle est toujours hantée.
Quant à l’Institut national du football de Clairefontaine, si nos équipes sont parfois victimes d’un sortilège qui les prive d’une coupe bien méritée, l’explication satanique ne semble pas la plus sérieuse.
Christian Rouet
septembre 2025
PS : Une maison de Gambais a une bien sinistre réputation, et certains pensent qu’il ne serait pas étonnant que l’esprit de quelques malheureuses continuent à y chercher le repos : c’est la maison de Landru.