Port-Royal des champs, le lieu caché.

« Port-Royal », qu’évoque aujourd’hui ce nom pour le public ?

Une station de RER, à Paris ? Un lieu en vallée de Chevreuse, commune de Magny-les-Hameaux, dont on sait éventuellement qu’il y eut là une abbaye ? Qui sait qu’à l’ancienne abbaye a succédé en 1945 un musée national ? Port-Royal, c’est un lieu dont peu de gens ont l’idée de pousser la porte pour voir ses 30 hectares. Quant à l’histoire singulière du lieu, le manuel d’histoire Mallet-Isaac évoquait en des temps lointains l’histoire de Port-Royal, le Lagarde et Michard comportait quelques textes de Pascal (Blaise) extraits des Provinciales. Mais tout cela a disparu des programmes scolaires.

Essayons donc de pousser la porte du lieu, sur la D 91.

La porte de Port-Royal

Tout d’abord, quelle porte ?

Dans le vallon, la porte de l’ancienne abbaye. Une petite marche pèlerine conduit aux ruines de cette abbaye cistercienne de femmes (1204-1711), rattachée à l’origine à l’abbaye des Vaux-de-Cernay. Bel espace paisible avec son étang, la digue, le pigeonnier du XIIIe siècle, un oratoire de la fin du XIXe, et des vestiges presqu’inexistants.

Les ruines de Port-Royal-des-Champs
Les ruines de Port-Royal-des-Champs

Car l’abbaye fut rasée sur ordre de Louis XIV en 1711. En effet, au XVIIe siècle, la mère Angélique plaça son abbaye sous la férule d’un éminent janséniste, l’abbé de Saint-Cyran. D’aucuns considèrent le jansénisme comme une hérésie du catholicisme, d’autres comme une grande aventure spirituelle de rigueur et d’exigence inspirée de Saint-Augustin. Quoi qu’il en soit, s’opposer à la fois aux Jésuites qui avaient l’oreille du roi et au pape valut aux religieuses l’anathème et la dispersion, et à l’abbaye d’être rasée. Ce lieu si paisible et harmonieux aujourd’hui, est évoqué sur place par de beaux panneaux illustrés de gravures anciennes colorisées.

Les granges et le puits de Pascal
Les granges et le puits de Pascal

L’autre porte de Port-Royal, c’est, sur le plateau dominant les ruines, celle des Granges de Port-Royal. Les Granges, c’était la ferme de l’abbaye. N’étant pas liée directement à la religion, elle n’a pas été détruite. On peut y voir la superbe grange à blé, l’élégant bâtiment des Petites Ecoles où furent accueillis une centaine d’écoliers au total, à la grande époque du jansénisme, parmi lesquels le dramaturge Jean Racine. Petites écoles où les maîtres jansénistes appliquèrent une pédagogie novatrice qui garde son intérêt aujourd’hui. On y voit aussi le puits dit « de Pascal », et la maison des propriétaires bourgeois de la fin du XIXe siècle, dit « le Château ». C’est là que se trouvent depuis 1950 les collections du musée, quelques Champaigne, Restout, et des objets ayant trait à l’abbaye. Des jardins, évoquant ceux qui se trouvaient à l’abbaye, dans le vallon, ont été créés dans l’arrière-cour de ferme par l’association des amis du musée, connue comme « Les Amis du Dehors ». Ce sont eux également qui entretiennent le grand verger de poiriers d’espèces anciennes et de pruniers, restitué par l’Etat à l’emplacement même du verger du XVIIe siècle. Enfin, les Granges, c’est la belle esplanade devant l’aile du XIXe et un point de vue superbe sur les ruines de l’abbaye.

Port-Royal des champs, c’est donc tout d’abord un havre de paix, qu’on peut lire de multiples façons tant le lieu est riche. On peut s’y ressourcer dans la nature, être sensible à son histoire religieuse, au drame humain de la persécution et de la destruction, s’intéresser aux nombreux écrits des religieuses ou laïcs gravitant autour du lieu et qui ont instauré la grande langue française classique. Un lieu méconnu, caché, terriblement attachant.

Quant à Port-Royal à Paris ? C’est l’abbaye où s’installèrent les religieuses au XVIIe pendant une vingtaine d’années. Jamais janséniste, donc, intacte, elle est devenue l’hôpital Cochin.

Claudette Guillaume
membre d’honneur des Amis du Dehors
(association des amis du musée de Port-Royal-des-Champs)

Port-Royal-des-Champs : l’histoire

Si l’histoire de ce lieu de mémoire ne vous est pas familière, voici, en complément de l’invitation à le découvrir que nous a transmise Mme Guillaume, quelques dates, définitions et repères historiques:

  • En résumé, quatre siècles ont préparé Port-Royal-des-Champs à sa destinée exceptionnelle.
  • En cent ans, elle est entrée dans l’histoire, pour finalement disparaitre comme lieu physique.
  • Depuis quatre siècles elle est devenue lieu de mémoire et d’évocation.

L’Yveline, terre religieuse

La vocation religieuse de la forêt d’Yveline débute avec les druides dont l’empereur Claude interdit la religion en 52. Les missionnaires chrétiens prennent aussitôt leur place et les petits sanctuaires se multiplient : La Celle-les-Bordes, Vieille-Eglise, Longvilliers, Condé-sur-Vesgre, Hermeray, Les Bréviaires, Saint-Arnoult… Il s’agit souvent de lieux de prière plus anciens, qui gardent leur destination première, en changeant seulement de culte.

les abbayes de la forêt d'Yveline
les abbayes de la forêt d’Yveline

Les Mérovingiens, puis les Carolingiens multiplient les donations de terres en faveur de l’Eglise tant pour obtenir ses prières que pour émietter le pouvoir des seigneurs locaux au bénéfice de l’autorité royale.

Protégées par le roi Robert le Pieux ou par de grands seigneurs, six abbayes sont construites au XIème siècle : Clairefontaine, Bourdonné, Gambaiseuil, Poigny, Montfort et les Hautes-Bruyères, près des Essarts-le-Roi (dont il ne reste aucune trace).
Elles sont suivies par celles des Vaux-de-Cernay, des Moulineaux, et en 1204 par celle de Port-Royal.

Nous avons peu de détails sur leur construction. A l’installation d’une abbaye sa communauté compte rarement plus d’une douzaine de membres, et la prière étant leur activité principale, on devine qu’il leur a fallu mobiliser des centaines d’ouvriers. Les habitants de la région étaient sans doute soumis à des travaux obligatoires (mais avant l’essartage de la forêt ils étaient bien peu nombreux), et ces chantiers ont dû attirer une main d’oeuvre spécialisée de toute la France.

La naissance de Port-Royal

L’abbaye est fondée en 1204 par Mathilde de Garlande. C’est un monastère cistercien féminin, fondé non loin de l’abbaye masculine des Vaux-de-Cernay, dont elle dépend.

Elle s’installe dans le vallon du Porrois, site marécageux et boisé, qui deviendra « Port-Royal », sans doute pour exprimer l’appui royal dont bénéficiera l’abbaye. L’emplacement correspond bien à l’idéal de vie cistercienne, en harmonie avec la nature (« cistel » : le roseau).

Le Rhodon qui coule au fond du vallon est barré d’une grande digue de terre, et divisé en un chapelet d’étangs. L’eau fournit ainsi l’énergie hydraulique nécessaire au moulin, et les étangs servent de réserves de pêche, selon une organisation que l’on retrouve dans toutes les abbayes cisterciennes.

En 1214 une première abbesse est élue et Port-Royal gagne ainsi son véritable statut d’abbaye. Elle reste toutefois sous la dépendance spirituelle des hommes, seuls admis à dire la messe, ou à confesser les moniales.

vue générale de l’abbaye en 1764. Tableau anonyme
vue générale de l’abbaye en 1764. Tableau anonyme

Le plan des bâtiments nous est connu par plusieurs tableaux. Il n’en reste aujourd’hui que le pigeonnier édifié au XIIIème siècle (à droite sur ce tableau).

Soutenues par les rois de France, les « dames de Port-Royal » s’enrichissent. Leurs terres leur procurent des rentes qu’elles transforment en prêts, comme le ferait une banque, et leurs revenus leur permettent de continuer à agrandir leur domaine.

Acquisitions, dons et legs font de Port-Royal, au XVIème siècle, l’une des abbayes les plus riches de France, avec des terres qui touchent le domaine de Versailles, et vont jusqu’à Nanterre, au Nord, Melun à l’Est, l’étang de Pouras au Sud.

A la fin du XVIème siècle, l’abbaye est financièrement florissante, mais spirituellement bien appauvrie.

En 1504 l’abbé de Cîteaux qui la visite s’indigne devant le relâchement des conduites. Ses recommandations renouvelées n’ont aucun effet, et en 1574 l’abbesse, menacée d’excommunication préfère quitter précipitamment l’abbaye.

En 1602 Jacqueline Arnaud doit à sa puissante famille parisienne d’être nommée abbesse. Elle n’a que seize ans.

La réforme de Mère Angélique

Mère Angélique, peinte par Philippe de Champaigne
Mère Angélique, peinte par Philippe de Champaigne

Jacqueline Arnaud, devenue mère Angélique, entreprend d’appliquer à son abbaye, qui ne compte plus qu’une douzaine de moniales, la réforme du Concile de Trente. Le 25 septembre 1609 (dite «journée du guichet ») elle rétablit la clôture monastique, refusant à sa famille le droit de pénétrer dans le monastère.

Pendant cinq ans, de 1618 à 1623 elle s’absente de Port-Royal pour réformer de même, l’abbaye de Maubuisson. A son retour l’abbaye compte environ 80 moniales.

Sous l’influence de l’abbé de Saint-Cyran, ami de Jansénius, évêque d’Ypres, Port-Royal poursuit sa réforme. La réputation de l’abbaye grandit et attire les vocations.

En 1620 le paludisme, dû à la présence des marécages, décime les religieuses, menaçant l’essor de l’abbaye. Angélique Arnauld achète en 1624 un hôtel dans le faubourg Saint-Jacques, à Paris et l’année suivante, la communauté s’y transfère.

Ne restent alors au Porrois qu’un chapelain et le personnel d’entretien de l’abbaye et de la ferme des Granges, sur le plateau qui surplombe le vallon.

A partir de cette époque l’abbaye dispose donc de deux sites, désignés sous les noms de  Port-Royal de Paris et de Port-Royal-des-Champs.

Les solitaires

En l’absence des religieuses, l’abbaye de Port-Royal-des-Champs devient un lieu de retraite et de pénitence pour des hommes qui souhaitent se retirer temporairement du monde : les Solitaires.

En 1647 mère Angélique revient avec neuf religieuses. Elle écrit : « Les ermites, qui occupaient nos bâtiments, nous reçurent en très grande joie, et chantèrent le Te Deum, nous quittant la place de très bon cœur. » 

Les solitaires, quittant l’abbaye, s’installent aux Granges. Parmi eux des noms alors célèbres. La prière, les traductions l’enseignement occupent ces Messieurs : Port-Royal est alors un centre intellectuel phare. Blaise Pascal y fait plusieurs séjours et y commence la rédaction de ses Provinciales. Robert Arnauld d’Andilly y met en application ses théories sur l’art de la taille, dans un verger toujours entretenu aujourd’hui selon ses principes, par l’association des amis du musée. 

les granges et les Petites écoles
les granges et les Petites écoles

Autour des granges sont construits en 1652 des bâtiments à usage d’hébergement, mais aussi de salles de classes. Les Solitaires s’investissent dans la formation des enfants et enseignent aux « petites écoles de Port-Royal ». Ils développent de nouvelles méthodes pédagogiques, fondées sur le Français, et non plus sur le latin, comme c’est alors l’usage, notamment dans les écoles des Jésuites.

La grande qualité intellectuelle de ces professeurs fait de ces petites écoles un lieu d’exception. Le jeune Racine y est éduqué pendant onze ans. 

La controverse Janséniste

Jansénius, et avec lui l’abbé de Saint-Cyran, les religieuses de Port-Royal, les Solitaires et leurs nombreux amis dits « les amis du dehors » soutiennent que le salut de l’homme ne peut pas venir de ses efforts, mais seulement d’une grâce accordée par Dieu. Ils s’opposent en cela au Jésuite Molina qui défend la thèse du libre arbitre. Jansénistes et Jésuites s’opposent aussi sur les réformes à apporter à l’Eglise. Les premiers, avides de mysticisme, souhaitent réformer des moeurs qu’ils estiment trop relâchés, face aux Jésuites, partisans d’une morale plus accommodante…

Cette querelle couvre le XVIIème siècle et même au-delà. Elle est religieuse et politique. La papauté tranche en faveur de la puissante Compagnie de Jésus. Richelieu, Louis XIII puis Louis XIV condamnent le jansénisme, craignant sans doute qu’une contestation du pouvoir papal ne conduise ensuite à une contestation du pouvoir royal.

Après la condamnation de Jansénius par Rome (1653), celle d’Arnauld par la Sorbonne (1656) tout le clergé est sommé en 1661 de signer le formulaire d’Alexandre VII qui condamne les principes du jansénisme. La communauté de Port-Royal de Paris finit par se soumettre en 1665. Elle conserve donc ses privilèges.
Les religieuses de Port-Royal-des-Champs, elles, refusent de signer, suivant l’exemple de leur nouvelle prieure Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, nièce de la mère Angélique décédée en 1661.

l’expulsion des religieuses

En 1705 le pape Clément XI impose à tous les ecclésiastiques de confirmer leur rejet de toutes les « erreurs » condamnées par l’Eglise.

Une nouvelle fois la communauté de Port-Royal-des-Champs refuse d’obéir.

Louis XIV les prive alors de leurs revenus, qui sont attribués à Port-Royal de Paris, et les soeurs sont excommuniées. En juillet 1709 le monastère est supprimé et le 29 octobre les 15 dernières religieuses sont expulsées de force vers des couvents d’exil.

En 1713 l’abbaye est rasée « à la poudre » et ses pierres sont vendues comme matériaux de construction.

Le lieu étant désacralisé, les corps enterrés dans l’abbaye sont déplacés (dont ceux de la famille Arnauld ou de Jean Racine). 3000 corps non identifiés sont mis en fosse commune à Saint-Lambert-des-Bois dans le « carré de Port-Royal ».

Les écrits de Pascal, de Boileau, de la Rochefoucauld, de Racine ou de bien d’autres intellectuels de l’époque se ressentiront cependant encore longtemps de l’influence janséniste.

Port-Royal-des-Champs, lieu de mémoire

Après la démolition de l’abbaye, le site connaît une constante dégradation. Le domaine appartient en droit au monastère de Port-Royal-de-Paris mais les religieuses l’ont abandonné, à l’exception de la ferme des Granges dont elles tirent un revenu. Les buissons et les ronces l’envahissent.

Cependant le site de Port-Royal devient immédiatement un lieu de pèlerinage, inscrivant le souvenir de Port-Royal dans la mémoire collective.

Les tableaux de Madeleine Boullogne et de Magdeleine Horthemels (ci-dessous) qui évoquent la vie du monastère ont un grand succès, de même que les nombreux écrits qui paraissent sur l’abbaye.

A la Révolution, le site, rebaptisé Port-de-la-Montagne est vendu aux enchères en plusieurs lots : les granges à un agriculteur, et les ruines à une janséniste parisienne.

Au fil des années, de nombreux auteurs s’emparent du sujet de Port-Royal et exaltent la résistance des religieuses.

L’abbé Grégoire y voit un lieu précurseur de la lutte contre l’absolutisme. Chateaubriand, dans la Vie de Rancé, compare la Trappe à Port-Royal en ces termes : « La Trappe resta orthodoxe, et Port-Royal fut envahi par la liberté de l’esprit humain. » (Wikipedia)

Le « Port-Royal » de Sainte-Beuve, en 1848, exalte le courage et la rigueur des moniales.

Dans le contexte d’installation difficile de la Troisième République et de lutte anticléricale, les port-royalistes sont des héros, qui ont combattu l’Église et la monarchie.

En 1954, la pièce de théâtre en un acte, Port-Royal, de Henry de Montherlant remet au goût du jour les vestiges du monastère. Montée dans le contexte du rachat par l’État d’une partie du site des Granges, elle attire de nombreux visiteurs sur les lieux.

Le site de Port-Royal, aujourd’hui

Les ruines de l’abbaye:

En 1824 les ruines sont acquises par Louis Silvy, un janséniste parisien. Pour commémorer l’abbaye il y effectue divers travaux dont la construction d’un premier oratoire.
En 1863 la société de Port-Royal devient propriétaire du site. L’oratoire est remplacé par celui que nous connaissons aujourd’hui. Le site est alors ouvert au public.

En 1899, le bicentenaire de la mort de Jean Racine, lui donne un regain de notoriété.

22 avril 1891

Les Granges

Plusieurs propriétaires successifs exploitent les Granges. La famille Goupil achète le lieu en 1891 et fait construire  cinq ans après « le château » un grand logis de style Louis XIII, dans le prolongement de la maison des Solitaires. La ferme et les terres agricoles sont ensuite détachées de ce domaine.

En 1954 l’Etat achète le logis des Solitaires ainsi que le château où il installe un musée pour retracer l’histoire de Port-Royal. Un certain nombre de tableaux, notamment de Philippe de Champaigne, y sont exposés.

En 1984 l’Etat devient également propriétaire de la ferme.

Pendant plusieurs années les visiteurs accèdent ainsi aux ruines, dans le vallon, ou aux Granges, sur le plateau, sans possibilité de passer directement d’un site à l’autre. En 2004 l’Etat devient propriétaire de l’ensemble, à la suite du don que lui fait la société de Port-Royal.

Le musée national des Granges de Port-Royal-des-Champs anime aujourd’hui ce lieu d’exception par des concerts et des expositions. L’association des amis de musée, « les Amis du Dehors » fait revivre le verger et les jardins dans l’esprit du lieu.

 

Christian Rouet
4 avril 2022

quelques liens :