Les bombardements alliés

Il aura fallu le paroxysme de violence de la seconde guerre mondiale, avec la destruction des villes allemandes et l’usage de deux bombes atomiques contre le Japon, pour que la Convention de Genève, dès 1949, donne aux populations civiles l’illusion que la guerre les épargnera désormais.
Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont ce texte a été appliqué depuis, mais ce n’est pas mon propos.

Je voulais simplement évoquer ici le bombardement de la gare de Rambouillet, du 12 août 1944. Mais emporté par mon sujet et par mon habitude de replacer un évènement local dans son contexte général, je vais commencer par rappeler une guerre dont il nous a fallu oublier très vite certaines zones d’ombres, pour nous sentir vainqueurs.

La bataille de France

L’historien Marc Bloch va entrer au Panthéon, et on reparlera donc beaucoup de l’excellent livre « L’étrange défaite » où il analyse avec lucidité les raisons de la déroute de l’armée française. Parce que la guerre de position lui avait réussi en 14-18, la France s’était préparée à la revivre en 39. Parce qu’elle l’avait perdue, l’Allemagne avait changé fondamentalement sa stratégie, misant sur une guerre de mouvement, et la complémentarité avion-char.

Passant par la Belgique (alors pays neutre) la wehrmacht encercle l’armée franco-britannique, qui a juste le temps d’évacuer 228 000 soldats anglais et 110 000 Français par la mer. Dunkerque tombe le 4 juin 1940. En quelques jours les lignes de défenses françaises sont enfoncées. Les Allemands entrent sans résistance dans Paris le 14 juin.

La France avait promis à son alliée britannique de capituler, comme l’ont fait la Pologne ou la Belgique : c’est-à-dire de reconnaître sa défaite militaire, mais en restant en guerre. Elle disposait encore d’une partie de son armée, de sa flotte, et pouvait s’appuyer sur les ressources de son empire.

Paris, musée de l’Armée. 2019.0.469.

Mais le 16 juin, le maréchal Pétain est nommé président du Conseil, et le 22 juin, sans écouter l’appel à la poursuite du combat lancé depuis Londres par un obscur général français, il signe une armistice (la reddition du pays entier), aux conditions du vainqueur.

Le 10 juillet 1940 l’Assemblée vote les pleins pouvoirs à Pétain (élue 4 ans avant, elle avait porté au pouvoir le Front Populaire en 1936, l’avait renversé en 1938, et de nombreux députés, mobilisés ou prisonniers, n’ont pas pu voter). Le gouvernement s’installe à Vichy.

L’armistice

Dans cette guerre devenue mondiale, la France a ainsi un statut très particulier. Hitler a choisi d’en faire son partenaire pour l’aider dans la poursuite de ses conquêtes et a semblé limiter ses exigences pour éviter qu’elle ne soit tentée de poursuivre la lutte contre lui. Il respecte donc la souveraineté française, qui s’exercera sur l’ensemble du territoire, mais, dans la zone occupée, l’Allemagne exercera en outre « les droits de la puissance occupante », ce qui implique que l’administration française « collabore avec elle d’une manière correcte ».

Dans les faits, cette collaboration sera d’autant plus « correcte » que sur bien des points, les idées nazies rencontrent un écho favorable parmi de nombreux Français. Des milliers de volontaires participent à la construction du mur de l’Atlantique, ou partent en Allemagne travailler en usine. Volontaires ? Nous aimons croire aujourd’hui qu’aucun ne l’était vraiment. Il est certain cependant qu’une part non négligeable de la population française a approuvé la politique de collaboration du maréchal Pétain. On sait que l’administration française a souvent devancé les souhaits des Allemands, notamment dans les mesures antisémites qu’elle a étendues de son propre chef à la France non occupée et à son Empire (le décret Crémieux, qui donnait depuis 1870 la citoyenneté française aux juifs d’Algérie est abrogé le 7 octobre 40, et il ne sera rétabli que le 20 octobre 1943, un an après le débarquement en Algérie).

affiches de propagande

Aux yeux des alliés, la France se trouve donc maintenant dans le camp allemand. Ne vient-elle pas d’ailleurs de libérer ses prisonniers de la luftwaffe pour qu’ils reprennent le combat contre l’Angleterre, au lieu de les transférer à Londres comme elle en avait pris l’engagement ?

Et les combats sont bien réels entre les Français et leurs alliés d’hier, outre l’engagement de certains dans les troupes de la Wehrmacht.

Le 3 juillet 1940, les Anglais coulent la flotte française réfugiée à Mers el-Kébir et font plus de 1000 victimes, parce qu’ils veulent éviter qu’elle ne serve aux Allemands.

Le 23 septembre 1940, quand les Anglais et des troupes de la France libre, commandés par le général de Gaulle veulent débarquer à Dakar pour mobiliser les colonies d’Afrique contre le Reich, ils doivent reculer sous le feu des canons français et perdent plus de 200 hommes.

Le 8 novembre 1942, quand les alliés veulent débarquer en Afrique du nord (simultanément à Casablanca, Oran et Alger), pour priver Hitler des champs pétroliers du Moyen-Orient et lancer une offensive par le sud de l’Italie, les Français les repoussent à Casablanca et Oran, et les alliés perdent environ 600 hommes.

Heureusement à Alger les résistants prennent le pouvoir, neutralisent les forces de Vichy, et permettent le débarquement allié.

Ils apportent ainsi, pour la première fois, la preuve que tous les Français ne sont pas du côté allemand, et que les réseaux de la Résistance, en dépit de leur faiblesse, peuvent jouer un rôle précieux.

Les bombardements

Cette guerre est la première où l’aviation a joué un tel rôle : les bombardements sont utilisés de façon massive pour détruire les infrastructures ennemies, démoraliser les populations civiles, appuyer les offensives terrestres.

Du 7 septembre 1940 au 11 mai 1941 l’aviation allemande déverse des millions de bombes sur les villes du Royaume-Uni. Contrairement à ses attentes, Hitler n’a pas amené ainsi les Anglais à la reddition, mais au contraire, il a renforcé leur union et leur détermination autour de Churchill.

Churchill visite des ruines

La campagne d’Angleterre (ou Blitz) a pourtant fait près de 50 000 victimes civiles. Elle reste le symbole de la bravoure anglaise.

A son tour, quand l’aviation alliée se rend maître du ciel, et que se prépare l’offensive finale contre Hitler, ce sont des millions de bombes qui sont déversées sur la France.

Sans doute, les populations françaises ne sont-elles pas expressément visées, mais tout ce qui, en France, pourrait être utilisé par les nazis : usines, dépôts, aérodromes, routes, gares, ponts… est pilonné de haute altitude. Les dommages humains collatéraux sont innombrables, mais la France n’est-elle pas alliée au Reich ?

Au total, les bombardements américains en France font près de 69 000 morts. 40% de plus que le Blitz. Dix-sept villes françaises sont détruites à plus de 75%, dont certaines à 100% comme Saint-Nazaire ou Modane…

A Rambouillet

A aucun moment Rambouillet n’a présenté d’importance dans le dispositif militaire offensif ou défensif du Reich. Pas de dépôt important, de concentration de matériel ou de troupes. Pas de noeud ferroviaire, ou autre point stratégique.

Les Rambolitains peuvent donc se croire à l’abri des bombardements.

Cependant, le 11 juin 44, une bombe tombe sur une maison située au coin de la rue des Éveuses et du petit parc et la détruit. Un civil est tué. (cité par André Chaperon, « Rambouillet »)

C’est probablement le Pont Hardy qui était visé, mais il ne présentait pas un intérêt stratégique suffisant pour justifier un bombardement plus intense.

Le 12 août 1944 deux bombes tombent sur la gare de Rambouillet. Un avion du 367° groupe de chasseurs bombardiers de Beuzeville (près d’Audemer) a reçu pour son vol journalier trois objectifs, dont la destruction d’un dépôt de munitions situé à Rambouillet.

Le P38, Lookheed lighting, survole une première fois la ville, sans découvrir le dépôt annoncé (qui n’a jamais existé). Douze rambolitains, alarmés par ce passage se réfugient dans une cave, sous la gare. A 10 heures l’avion largue une première bombe sur la gare, qui ne fait aucune victime. Mais lorsque, pensant le danger écarté, les Rambolitains sortent de la cave, une seconde bombe, à retardement, tue sept (on lit parfois : quatre ?) d’entre eux.

la gare détruite. coll D.Czerniejewski
la gare détruite. coll D.Czerniejewski

L’avion regagne sa base. Dans son rapport, son pilote indique seulement n’avoir pas trouvé l’objectif désigné. Il n’évoque même pas le bombardement de la gare : simple routine, juste histoire de ne pas être venu pour rien !

Le débarquement

Fort de leur suprématie aérienne, le 6 juin 1944, les alliés lancent leur débarquement principal en Normandie. Les Français vont-ils se soulever pour les soutenir, ou vont-ils s’opposer à eux comme ils l’ont fait en Afrique ? Dans le doute, l’opération a été cachée à de Gaulle.

On l’oublie aujourd’hui, mais l’objectif du débarquement n’est pas de libérer la France. Il est de la traverser le plus rapidement possible, pour atteindre Berlin avant les Russes qui mènent leur offensive à l’Est. La libération de Paris serait une perte de temps.

Il a été décidé que les territoires français repris aux Allemands seraient aussitôt placés sous l’autorité de l’AMGOT (Allied Military Government of Occupied Territories) et une monnaie est déjà imprimée aux USA pour remplacer le franc.

France Soir 30 décembre 1944

A Rambouillet, les troupes de la France libre, que le général Leclerc a conduites dans toute l’Italie, avant de débarquer en Provence et de remonter la vallée du Rhône, opèrent leur jonction avec les troupes alliées débarquées en Normandie.

Après d’âpres négociations, le commandement allié accepte le 23 août que la 2ème DB se détourne de son objectif principal, et aille libérer Paris, où les résistants se sont soulevés. De Gaulle y entre en triomphateur.

Le projet d’AMGOT ne peut plus être appliqué : la France, grâce à la bravoure de l’armée de Leclerc, au soulèvement des résistants dans tout le pays, et à la volonté du général de Gaulle, demeure un état souverain, et gagne sa place au côté des vainqueurs.

Commémoration

Dans la paix et la liberté retrouvées, une certitude s’installe : c’est pour libérer la France que les alliés ont débarqué en Normandie. Dans ces conditions, comment évoquer des victimes civiles françaises sans paraître en faire le reproche à nos libérateurs ? Alors que les civils anglais, victimes des bombardements allemands ont gagné leur statut de héros nationaux, les victimes françaises des bombardements alliés, seront donc peu mentionnées dans le récit historique qui s’écrit alors, et leur nombre nous surprend toujours.

A Rambouillet, la place du Maréchal Pétain est rebaptisée place de la Libération, et la rue Nationale, rue du général de Gaulle. Un monument sera dressé à l’entrée de la ville, « À la mémoire des soldats américains tombés pour la libération de notre région en août 1944 ». La ville commémore ainsi le décès de sept soldats, tués alors qu’ils menaient une reconnaissance le 16 août 1944, en avant-garde de l’armée américaine.

Mais comment honorer en même temps sept civils français, victimes d’une bombe américaine? Et d’ailleurs, fonctionnaires du rail au service de Vichy, n’étaient-ils pas des collaborateurs du Reich ?

Heureusement, l’une des victimes, le chef de gare Fernand Prud’homme, se trouve être un résistant, responsable local du « réseau Résistance fer ».

En donnant son nom à la place de la gare, il est donc possible de rappeler discrètement ce bombardement, en honorant Prud’homme, non en sa qualité de victime civile, mais en celle de patriote résistant.

Le nom de ses camarades d’infortune pourra être oublié. Je n’ai trouvé que celui de Bartolo Dal Ponte, un graisseur SNCF de 37 ans, originaire de Vénétie.

Rappelons que les bombardements ont été poursuivis ensuite contre les villes allemandes, faisant sans doute plus de 300 000 victimes. Beaucoup étaient nécessaires pour affaiblir Hitler. Quelques-uns, comme celui de la ville historique de Dresde (au moins 30 000 morts ), seront assumés comme des actes de vengeance. Ce sera aussi le cas de la bombe lancée sur Nagasaki, alors que celle d’Hiroshima était déjà suffisante pour mettre fin à la guerre.

« Vae victis, malheur aux vaincus », disait Brennus en 390 av JC…

« Droit à une riposte proportionnée » cherche-t-on à définir aujourd’hui…

 « L’humanité devra mettre un terme à la guerre, ou la guerre mettra un terme à l’humanité. » ( John Fitzgerald Kennedy / Discours aux Nations Unies le 25 septembre 1961)

Christian Rouet
janvier 2025

Cette publication a un commentaire

  1. Coste

    Merci pour ce rappel historique qui présente quelques aspects trop ignorés sur les dommages et conditions de ces combats. Et comme vous le concluez, ils se rappellent à l’actualité…

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