Le plein, svp !

Le forage pratiqué le 27 août 1859 en Pennsylvanie par le colonel Drake marque le début de l’industrie pétrolière, même si le pétrole était connu depuis la plus haute Antiquité et si des historiens russes revendiquent des forages productifs à Bakou en 1846 et en Pologne en 1854.

L’exploitation du pétrole a révolutionné le monde en quelques décennies, et, malgré ses défauts, nous ne saurions imaginer notre civilisation si nous venions à en être privés. Il est présent aujourd’hui dans tous les domaines de notre activité, mais c’est à l’automobile qu’il est associé le plus étroitement. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a été décidé (certains trouveront la mesure un peu radicale!) de le remplacer en quelques années par une énergie électrique, moins polluante.

Avant un article qui contera l’histoire des garages automobiles de Rambouillet, j’évoque ici le commerce du carburant.

Les usages du pétrole

On l’a d’abord utilisé, vers 1860, pour l’éclairage, en remplacement de l’huile de baleine dans les lampes à pétrole, et des milliers de cétacés lui doivent ainsi la vie. Le pétrole raffiné a aussi produit des huiles lubrifiantes, qui ont considérablement amélioré le rendement de  toutes les machines dans cette période d’intense mécanisation.

On lui a découvert des applications médicales, comme la vaseline à dès 1859, et toute une industrie chimique s’est créée à partir de ses dérivés.

Dans les années 1860-1880 il a commencé à être utilisé dans le transport maritime, puis dans les locomotives comme carburant en alternance avec le charbon, mais c’est avec les premiers moteurs à combustion interne et les premières voitures à essence (notamment celle de Carl Benz en 1886) que le pétrole a trouvé son application principale.

Durant la guerre de 14-18 le pétrole a joué un rôle déterminant  ( « Les Alliés ont été portés à la victoire sur un flot de pétrole » Lord Curzon ) et son importance n’a pas cessé de croître depuis.

Aujourd’hui, on peut dire, pour simplifier, que toute notre civilisation est liée au pétrole.

Pas d’agriculture sans mécanisation et sans engrais chimiques. Pas de vêtements sans fibres synthétiques. Pas de médicaments sans pétrole. Pas de plastique. Pas d’ordinateurs. Pas d’industrie : pas même de possibilité de fabriquer des batteries, des éoliennes ou des panneaux solaires pour fournir une énergie de substitution et de câbles pour la transporter.

Et sans camions comment approvisionner les villes ? L’agriculture en circuit court pouvait alimenter un village, mais peut-on imaginer nourrir deux millions de Parisiens à partir des seules cultures d’Ile-de-France ?

Les débuts de la vente d’essence

Les premiers possesseurs de voitures automobiles sont de riches amateurs. Avec eux se développe le tourisme local que le train, d’abord, et la bicyclette ensuite avaient commencé à populariser, et de nombreux établissements hôteliers de Rambouillet s’adaptent à cette clientèle essentiellement parisienne.

Dès les années 1895 la mention « garage pour vélos et automobiles » accompagne les publicités d’hôtels et de restaurants d’Yveline.

Comme à l’Auto-garage de Rambouillet de Louis Bajon (1905) on peut se garer (premier sens du mot garage), être réparé, que l’on soit équipé d’un moteur à vapeur, à gaz ou à essence, et acheter graisse, huile et essence.

En 1871 la France compte déjà vingt-trois raffineries qui importent du pétrole brut, le traitent, et le distribuent. L’essence est vendue aux automobilistes en bidons de deux, cinq ou dix litres. En 1900, le prix de 0.50franc le litre correspond environ à 2.28€ d’aujourd’hui, (ce qui, bizarrement, après toutes les variations qu’a connues ce marché, n’est pas éloigné du prix actuel !). 

Les bidons sont scellés, afin de garantir l’acquittement des taxes, car  l’Etat a tout de suite compris les revenus qu’il pouvait tirer de l’automobile.

En 1901 un émigré norvégien invente aux USA la « Tokheim Dome Oil Pump » qui permet la vente à partir d’une cuve enterrée à l’extérieur des locaux par une pompe à amorçage automatique.

Ces pompes, qui permettent à l’automobiliste de contrôler son achat sont bientôt adoptées, puis perfectionnées en France.

En 1903 les sociétés françaises raffinent 93% de leurs importations de pétrole brut et leurs profits s’envolent. De quoi donner des idées au gouvernement ! Le « bloc de gauche » vainqueur des élections de 1902 vote le 31 mars 1903 une taxe sur le raffinage : après tout, même surimposées, les sociétés pétrolières ne risquent pas de quitter la France ! Non, en effet ! Mais elles ferment leurs raffineries et se bornent alors à distribuer de l’essence importée. En 1910 la France ne raffine plus que 7% de ses importations !

Le prix de cette stratégie fiscale aurait pu être encore plus élevé ! Durant la guerre de 1914, 65% de l’approvisionnement de la France est assuré par la Standard Oil américaine de Rockfeller (plus tard Esso), or 14 bateaux pétroliers sont coulés par les Allemands, et la France, malgré de sévères restrictions manque d’essence. En pleine guerre le gouvernement français est obligé de créer avec les gros importateurs établis en France (Shell – Royal Dutch, Anglo-Persian, Standard Oil) un consortium pour contrôler l’importation et la vente des produits en France, et Clemenceau doit mendier 40 000 tonnes d’essence aux USA pour engager les grandes offensives de 17-18.

A Rambouillet:

L’annuaire commercial de 1914 recense déjà six garages, à la rubrique « Cycles, Motocycles et Automobiles » mais ne donne pas d’indications quant à la distribution d’essence.

Elle est probablement toujours assurée par de nombreux petits commerces : garages, épiceries, pharmacies… en bidons.

Sans doute les premières pompes s’installent-elles devant des cafés, des débits de tabac, ou des épiceries, leur fournissant un revenu d’appoint. Cependant il est difficile de les répertorier car il n’existe pas de publicités locales consacrées spécialement à la distribution de l’essence.

L’entre-deux-guerres

En 1924 l’Etat crée la Compagnie Française des Pétroles (Total) pour gérer le pétrole irakien qu’elle a reçu en dommages de guerre. Pour ne plus dépendre de produits raffinés d’Amérique ou de Russie, elle annule le 10 janvier 1925 les taxation du raffinage votées en 1908.

La loi du 30 mars 1928 donne à l’Etat le monopole d’importation du pétrole, et ce droit est délégué aux sociétés pétrolières, sous condition qu’elles constituent des réserves (pour 3 mois de consommation, depuis le décret du 10 mars 1958) et qu’elles participent à l’exécution de contrats d’intérêt national. C’est le système qui perdure aujourd’hui, avec des licences accordées pour 10 ans pour les importations de pétrole brut, et de 3 ans pour les produits finis.

Libérée de sa contrainte fiscale, l’industrie pétrolière recrée en dix ans une activité de raffinage qui dépasse même ses besoins, et peut à son tour exporter des produits raffinés.

Les premières « stations-services » apparaissent en France dans les années 1920. Elles vendent l’essence à la pompe et proposent généralement une station de gonflage, et un poste de graissage. En 1928 il existe entre 40 000 et 50 000 points de vente de carburants.

Les années 1930 voient aussi la naissance des supercarburants qui ont un indice d’octane supérieur. Grâce à son marketing, la marque Azur s’impose sur ce créneau.  Dès 1934, une station sur trois propose à la fois essence ordinaire et super.

A la veille de la seconde guerre mondiale, la vente en bidon a pratiquement disparu. La France compte environ 90 000 pompes (pour 2 300 000 véhicules) alimentées à partir de 1050 dépôts régionaux. 

à Rambouillet:

On voit dans l’annuaire commercial de 1935 que l’offre en matière de vente et d’entretien d’automobiles a fortement augmenté, mais les points de vente de carburant ne sont toujours pas mentionnés. Il faut scruter les cartes postales pour apercevoir une pompe, ici devant un café-restaurant, là devant un garage, toujours comme activité complémentaire d’un commerce.

Après la seconde guerre mondiale

La guerre a causé des dégâts énormes aux pétroliers, raffineries et dépôts étant les cibles prioritaires des bombardiers allemands puis alliés. La France doit donc reconstruire son outil industriel. Il faut attendre 1948 pour qu’elle retrouve sa capacité de raffinage d’avant-guerre.

Les réseaux Esso, Shell et BP multiplient les points de vente et rivalisent en service. A peine arrivé devant la pompe vous demandiez au pompiste –élégant dans l’uniforme de la marque- « le plein, en super, s’il vous plait ». Et, pendant que votre réservoir se remplissait, l’employé s’empressait de nettoyer votre pare-brise (à l’époque ce sont des centaines d’insectes qui venaient s’y écraser à chaque trajet !).

Puis venait la proposition aimablement intéressée « je vérifie les niveaux ? ». C’est qu’une voiture consommait aussi de l’huile ! Le pompiste qui annonçait triomphalement que votre niveau était trop bas, et vous montrait, comme preuve, la tirette qui servait de jauge, l’avait-il bien enfoncée ? Dans le doute vous acceptiez probablement l’achat d’un bidon, qui resterait plein aux trois quarts, dans votre garage, mais que, naturellement, vous ne penseriez pas à prendre à votre prochain voyage !

Avec le développement des autoroutes, les stations services imposent leur prix aux voyageurs qui n’ont pas pensé à faire le plein avant de prendre la route… ou qui ne veulent pas la quitter pour ne pas perdre de précieuses minutes (remarque : aujourd’hui, avec 40 centimes d’écart au litre, soit 24€ pour un plein, le crochet vers une grande-surface hors autoroute mérite d’être étudié, non ?).

Chaque sortie de ville a bientôt sa station-service.

En 1973, dans le contexte de la guerre du Kippour, les pays producteurs décident de réduire leur offre, et le prix du baril est multiplié par quatre. C’est la fin de la période de croissance des pays industrialisés, celle des « trente glorieuses » pour la France. En 1979 la révolution iranienne entraîne un triplement du prix du baril : chômage et inflation deviennent la règle.

Pour ne pas fragiliser la distribution d’essence fortement impactée par ces hausses, le gouvernement limite drastiquement l’ouverture de nouvelles stations. Les compagnies se battent alors pour obtenir de nouveaux points de vente, proposant aux pompistes indépendants des financements importants en échange de contrats de fourniture exclusive.

Le marché retrouve sa liberté dix ans après, et de nouveaux points de vente peuvent être créés librement, notamment dans les hypermarchés.

A Rambouillet:

Après la station Esso-Service de l’Yveline, au 52 rue Sadi-Carnot, ouverte dans les années 1950, il s’en ouvre plusieurs : je vais certainement en oublier !

– Il y a la station Fina de la Louvière, (Jean, puis Meslier) la seule toujours ouverte en 2025,

-une seconde station Esso rue de la Motte, qui sera fermée en 1983, et dont on voit encore l’emplacement. Un arrêt de bus remplace aujourd’hui les pompes,

rue de la Motte

– la station Shell (Lebeuf) au début de la Sadi-Carnot, qui a été remplacée par les immeubles actuels en 2015. Le sens unique obligeait souvent à tourner devant la gare.

– le Relais des Sapins Bleus, station Total (Munoz, puis Gorvan) au 75 rue Sadi-Carnot

-et le garage repris en 87 par Colson au 71 de l’avenue du Mal Leclerc, après que son gérant, Campana, se soit transféré à la Villeneuve (Garage de la Clairière).

Et n’oublions pas la station BP ouverte en complément du garage Renault, après son installation rue R. Patenôtre !

Les grandes surfaces

Appliquant les principes de l’américain Trujillo (« faire des ilots de pertes dans un océan de profits »), les grandes surfaces sont parties vers 1960 à la conquête de la France.

Le carburant est pour elles un produit d’appel, qu’elles peuvent se permettre de vendre à prix coûtant. En 1970, 470 hypermarchés distribuent 3% du carburant vendu en France, mais les petites stations ne peuvent pas résister à une telle concurrence, et les fermetures se multiplient.

Entre 1980 et 2010, le nombre de stations-services en France a été quasiment divisé par 4 alors même que le parc automobile français a presque doublé. Il n’est plus aujourd’hui que d’environ 11000.

Aujourd’hui, la grande distribution dépasse les 63% en volume vendu, avec seulement 45% du nombre de points de vente.

Dans la liste des 8 plus gros distributeurs français (Total : 15,0 % ,Intermarché : 14,7%, Carrefour :  13,0% , Système U : 8,9% , Leclerc  7,2% , Esso : 4,9%,; BP : 2,7% , Auchan : 2,3% ) on trouve 5 réseaux d’hypermarchés. Et si l’on disposait d’une statistique hors autoroutes, on verrait que leur part de marché de proximité est bien plus importante.

A Rambouillet:

Une à une les stations de Rambouillet ont donc fermé. Ne reste de la liste précédente que la station Total (ex Fina) de la Louvière.

Ce sont les stations d’Intermarché et de Carrefour qui les ont remplacées. Peut-on encore parler de stations-services ? Elles offrent plusieurs variétés de carburants, une station de gonflage, et même  une éponge, si vous souhaitez nettoyer votre pare-brise… le tout en libre-service. Ceci présente l’avantage d’une ouverture 24h/24, 7 jours/7 et de prix particulièrement bas… mais vous ne verrez plus un pompiste souriant vous proposer de vérifier votre niveau d’huile pendant qu’il remplit votre réservoir.

Il est vrai que les voitures modernes n’en consomment quasiment plus !

A quoi ressembleront les stations-services de demain, si la voiture à moteur thermique disparaît ? On peut, certes, imaginer que les grandes surfaces proposeront des prises de rechargement, mais dans la mesure où leur clientèle locale pourra s’alimenter à meilleur compte à domicile, cet investissement les tentera-t-elles ?

Il faudra que je pense à actualiser cet article vers 2050 !

Christian Rouet
mars 2025

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