Avec la corvée, le chemin de la Garenne devient une rue.

S’il est un domaine où nul ne doute de notre inventivité et des progrès accomplis siècle après siècle, c’est certainement celui de nos impôts.
Il est normal que nous connaissions fort mal notre système fiscal actuel. Au demeurant celui qui cherche à le comprendre ne peut avoir comme objectif aux yeux de l’Administration que de trouver une faille afin d’échapper à l’impôt. Notre ignorance est donc le gage de notre civisme.

Mais connaissons-nous mieux la fiscalité de nos ancêtres ? Non ? Pourtant elle a sans doute suscité davantage l’admiration de nos voisins, et a fait plus pour l’image de la France à l’étranger que nos artistes, notre gastronomie ou nos grandes idées de liberté, ou de laïcité.

En voici un bref rappel, afin que vous cessiez de trop regretter le passé.

Les impôts de jadis

Si l’on oublie certaines taxes imposées aux serfs dans des conditions très particulières, comme la mainmorte au moment d’un héritage, ou le formariage pour obtenir le droit de se marier à l’extérieur de la seigneurie, le « contribuable » du Moyen-âge devait acquitter :

  • La dîme, fraction variable de la récolte prélevée par l’Eglise.
  • Le possesseur d’une terre payait au seigneur du fief le cens, redevance fixe, et le champart calculé sur la valeur de la récolte.
  • La taille était payée au seigneur par les serfs et les roturiers, pour qu’il assure leur protection. C’était un impôt très compliqué, calculé sur le revenu ou sur le foncier, et alors parfois confondu avec le cens.
  • La taille royale : impôt direct exceptionnel prélevé au profit du trésor royal, elle devient permanente à partir de la Guerre de Cent ans. Elle est devenue ensuite « contribution foncière » puis « taxe foncière sur le bâti et le non bâti ».
  • La gabelle : cet impôt indirect sur le sel était payé au roi.
  • Les aides : impôts indirects sur les boissons alcoolisées, devenus « contributions indirectes et droits réunis » puis « droits d’accise ».
  • Les banalités étaient fort … banales : c’était le droit à payer pour utiliser le moulin, le pressoir et le four à pain que le seigneur avait fait construire et que lui seul avait les moyens d’entretenir.
  • Quand aux taxes des maîtrises et jurandes, versées à une corporation, elles sont devenues « patente » à la révolution (impôt d’Etat jusqu’en 1917, impôt local plus tard), puis « taxe professionnelle » en 1976, et « contribution économique territoriale » depuis 2009.

Je n’évoque ici que les impôts et taxes, en négligeant les péages, droits de douane et d’octroi … pourtant loin d’être négligeables.

Il fallut attendre la Révolution de 1789 pour la première grande remise à plat de toute cette fiscalité. La seconde est celle que prône sans succès Thomas Piketty depuis 20 ans : elle n’est sans doute pas pour demain !

Ces impôts étaient payables en numéraires, or beaucoup n’en disposaient pas. S’y ajoutaient donc les corvées : impôts perçus sous une forme non pécuniaire.

 Les corvées.

 Du latin « corrogare : demander », les corvées étaient de deux catégories : la corvée privée et la corvée publique.

  • La corvée privée :

 Il s’agit de journées de travail consacrées à la terre réservée du seigneur (la pars dominica) :  assistance au moment des labours, des moissons ou de la vendange… Elle pouvait impliquer, pour le corvéable, l’utilisation de ses propres bêtes de somme.

La corvée privée tombe en désuétude à partir du XIème siècle, lorsque la monnaie devient moins rare. Dès lors, elle ne concerne plus qu’un ou deux jours par an, et devient facile à racheter. Seuls les serfs et les personnes libres, mais trop pauvres restent « corvéables à merci ».

En marge de la corvée fiscale il faut signaler une autre forme de corvée. Avant le statut du fermage de 1946, le rapport de force était très nettement en faveur du propriétaire qui pouvait imposer ses conditions au fermier.
Celui-ci, outre le montant du fermage, devait donc souvent au propriétaire un certain nombre de journées de travail gratuit, (incluant éventuellement cheval et matériel), comme c’était le cas dans la corvée seigneuriale. Cette corvée donnait lieu à de nombreux abus, puisqu’elle était réputée « librement consentie » dans le cadre d’un contrat civil.

 La corvée publique :

Moins connue, la corvée publique est un système d’impôt local qui ne disparait qu’après 1950 !

La « corvée royale » était un travail d’entretien des voies et ouvrages d’art publics : routes, ponts, fossés, palissades, etc. mis à la charge des communes traversées. La « corvée des grands chemins » fut abolie à la fin de l’ancien régime.

Cependant, elle se poursuivit dans le cadre des impôts locaux pour l’entretien des chemins vicinaux. La loi du 28 juillet 1824 ( fin du règne de Louis XVIII) en fixe les modalités, et autorise expressément les communes à pallier l’insuffisance de leurs revenus par un recours à la corvée. ( Cette loi sera actualisée le 21 mai 1836, mais sans remise en question de ses principes généraux ). En voici les principaux articles  :

  • ART. 1er
    Les chemins reconnus par un arrêté du préfet sur une délibération du conseil municipal, pour être nécessaires à la communication des. communes , sont à la charge de celles sur le territoire desquelles ils sont établis.
  • ART. II
    Lorsque les revenus des communes ne suffisent point aux dépenses ordinaires de ces chemins, il y est pourvu par des prestations en argent ou en nature au choix des contribuables.
  • ART. III
    Tout habitant chef de famille ou d’établissement à titre de propriétaire , de régisseur, de fermier ou de colon partiaire qui est porté sur l’un des rôles des contributions directes, peut être tenu, pour chaque année :
    1° – A une prestation qui ne peut excéder deux journées de travail ou leur valeur en argent pour lui et pour chacun de ses fils vivant avec lui, ainsi que pour chacun de ses domestiques mâles, pourvu que les uns et les autres soient valides et âgés de vingt ans accomplis;
    2 – °A fournir deux journées, au plus , de chaque bête de trait ou de somme, de chaque cheval de selle ou d’attelage de luxe et de chaque charrette en sa possession, pour son service ou pour le service dont il est chargé. (…)

Si vous désirez plus de renseignements sur cette loi, un avocat à la Cour Royale, du nom de Garnier, en a fait en 1825 une analyse extrêmement approfondie, avec commentaires des amendements retenus ou rejetés. (photo ci-dessus, document en ligne dans Gallica,consultable ici).

Pourquoi l’entretien de ces chemins communaux doit-il être assuré par les habitants de la commune ? La réponse semblait alors évidente : parce qu’ils en sont les bénéficiaires !

« Les habitants des communes, seuls membres de la communauté, ont seuls part aux biens et aux fruits qui lui appartiennent, droit qui s’attache aux personnes et non aux possessions, qui se divise par familles, et dont sont exclus les forains, quoique tenant à la commune par leurs propriétés.

Il serait difficile de ne pas placer les chemins communaux sous l’empire de ce droit; de ne pas reconnaître dans les dépenses qu’ils occasionnent une charge personnelle des habitants, qui seuls en sont propriétaires comme constituant seuls la communauté. »

En clair, il semblait alors logique que droits et devoirs soient associés, et qu’il ne suffisait pas, lorsque l’espace public se dégradait, d’exprimer son indignation dans les cafés ( ces réseaux sociaux de l’époque ).

Pour illustrer de façon pratique l’application de cette loi, prenons un exemple local : la transformation à Rambouillet du chemin de la Garenne en rue. Cela se passait en 1836.

Rambouillet en 1836

Au 1er janvier 1836, la population de Rambouillet s’élève à 3162 habitants, en augmentation de 8 par rapport à l’année précédente.
En application de l’article 11 de la loi électorale du 21 mars 1831, seuls 210 d’entre eux ont le droit de vote, en leur qualité de principaux contribuables.

le cadastre de 1830

Lors de la séance du 12 février 1836, le conseil municipal vote la remise en état des chemins de Rambouillet à Vieille-Eglise, depuis Grenonvilliers jusqu’à l’extrémité de la commune, celle du Chemin aux Bœufs (rue Sadi-Carnot) conduisant à Grenonvilliers, et le prolongement de la rue du Hasard (rue Maurice-Dechy) jusqu’à la rue de la Commune ( rue des Marais).

Il ajoute à ces travaux de gros entretien, un profond réaménagement du chemin de la Garenne pour en faire une véritable rue.

Pour mémoire ce dernier était appelé ainsi parce qu’il longeait le terrain de la garenne, affecté à la meute des chiens du Grand-chenil (à l’emplacement de l’actuelle Banque Populaire).

C’est sur cette garenne qu’avait été déplacé en 1785 le cimetière de Rambouillet.

Sur le plan cadastral de 1830 on voit bien le parcours irrégulier du chemin, avec une largeur très variable à travers jardins et champs. Le projet prévoit donc de redresser et de canaliser son tracé, en réduisant parfois l’emprise communale au profit des riverains, afin d’en permettre plus tard une urbanisation rationnelle.

Les devis obtenus s’élèvent à 2 340,50 francs, et le conseil choisit d’utiliser les possibilités de financement que lui offre la loi du 28 juillet 1824 susmentionnée.

Nous l’avons vu : chaque habitant est assujetti à une prestation de deux journées de travail, tant pour lui, que pour chacun de ses fils majeurs et de ses domestiques mâles (sic), ainsi que pour chacun de ses chevaux et charrettes.

Le conseil se base alors sur l’évaluation qui avait fait l’objet d’une délibération du 20 août 1835, « une journée d’un homme est évaluée à 1,25 francs, la journée d’un animal à 2 fr, et à 1 fr celle d’une charrette ».

Et à partir de ces éléments, le conseil vote donc une imposition correspondant à « 1130 journées d’hommes, 326 journées de bêtes de trait ou de somme, et 188 journées de charrettes. »

Dans le total prévisionnel des dépenses, le devis détaillé des frais nécessités par le seul chantier du chemin de la Garenne, établi par l’architecte M.Caziot, s’élève à 319 francs, mais la ville peut récupérer 261,82 francs en cédant des portions de terrain, dont elle n’aura plus l’usage, à certains propriétaires riverains.
Les ressources étant ainsi assurées, le conseil décide de profiter de la mauvaise saison pour effectuer les travaux, afin d’occuper les ouvriers que l’hiver réduit au chômage.

Il adopte donc la résolution suivante :

« Devant l’utilité de faire ces travaux peu considérables par économie;
– considérant que ce mode est d’ailleurs plus expéditif,
– qu’il laisse au maire la faculté d’employer de préférence pour ces travaux les habitants de la rue de la Garenne, dont la plupart sont des journaliers qui ont besoin d’ouvrage pendant cette période rigoureuse, et dont quelques-uns se trouvent privés par le redressement du chemin, de terrains dont ils jouissaient depuis longtemps par tolérance,

EST D’AVIS que le maire sollicite l’autorisation de les employer dans les limites des crédits, aux travaux de terrassement détaillés au devis de M.Caziot, architecte. »

C’est ce qui fut fait, et c’est ainsi que le chemin de la Garenne devint la rue de la Garenne. (actuellement rue Raymond-Patenôtre)

la rue de la Garenne vers 1920

Le recours à la corvée semble, dans ce cas précis, avoir été satisfaisant, tant pour la ville que pour les contribuables – et notamment les moins favorisés d’entre eux.

Critique de la corvée

Pour autant, et si l’on oublie cet exemple rambolitain, les critiques de cet impôt acquitté par le travail ont toujours été nombreuses.

Par exemple Me Dumay, avocat à la Cour Royaler remarque que les chemins vicinaux sont beaucoup plus nombreux dans les petites communes ( et donc les plus pauvres ) que dans les villes importantes, ce qui crée une inégalité entre elles, quant au mode d’imposition.

Par ailleurs, il analyse ainsi les conséquences de cette formule (publié chez Lagier 1836) :

« le système de la prestation en nature offre même dans chaque commune une inégalité aussi injuste pour les citoyens pris individuellement, que contraire à l’intérêt général. Celle prestation n’atteignant pas tout le monde, et se répartissant, non dans la proportion des fortunes, mais à raison du nombre des individus, il en résulte que souvent les plus riches sont affranchis de toutes charges, ou ne les supportent qu’indirectement et dans une très faible proportion avec leurs facultés, tandis que l’homme dont toute la fortune ne consiste que dans le travail de ses bras, y contribue dans un rapport exorbitant avec ses ressources. (…)

L’objection de l’augmentation des impôts déjà trop élevés est sans poids, en ce que la dépense étant reconnue nécessaire, il faudra toujours que les citoyens la supportent à un titre ou à un autre. Mieux aurait valu choisir le mode qui aurait occasionné le moins d’injustices et qui aurait atteint plus directement le but proposé. »

Malgré ces critiques, le législateur a conservé cette possibilité de payer l’entretien des chemins vicinaux par une corvée en travail en lieu et place d’un impôt en numéraire, au motif qu’elle ne fait qu’offrir aux communes une solution qui reste de leur seul choix, en fonction de la situation locale.

D’où ce témoignage d’un paysan Breton de Taulé, relaté dans « Soazic et Hervé, paysans bretons », éditions « Le Télégramme », 2003 :

« Jusque vers 1955, nous devions aussi environ deux journées de travaux de voirie à la commune. La durée de la prestation était moindre si nous fournissions les chevaux et du matériel, comme des tombereaux. C’était une façon de s’acquitter en nature des impôts locaux, et cette obligation était généralement exécutée l’hiver car c’était une saison creuse pour les travaux des fermes. Il s’agissait essentiellement de curer les fossés ou d’empierrer les chemins vicinaux. […] Tous les paysans d’un secteur de la commune travaillaient ensemble en cette occasion, sous la direction d’un employé communal, ça pouvait faire des chantiers relativement importants. »

Et s’il est vrai que ce système a été progressivement abandonné dans les années 50, on peut rappeler qu’en 2004, lorsque le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin a établi la première journée fériée travaillée non payée, dite « journée de solidarité envers les personnes âgées » c’est bien le principe de la corvée publique qui s’est trouvé ainsi réinventé, et pérennisé depuis.

Christian Rouet

Cette publication a un commentaire

  1. Eric Thibaut

    Intéressant, comme d’habitude, Christian. Merci: je me demande si la corvée a existé ou existe encore en Belgique. Je vais fouiller un peu.

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