Raymond Patenôtre
En préface du livre de JC Broustra « Le combat de Raymond Patenôtre (1969)», celle qui fut sa première épouse écrivait
« j’estime que les générations actuelles doivent connaître la pensée de celui qui avait prévu la plupart des événements économiques, financiers et militaires avant-guerre, en alerta ses contemporains, mais est resté incompris par les responsables de son temps. » ( Jacqueline Thome-Patenôtre.)
Incompris ? Il est vrai que ses analyses économiques, publiées sans contradicteurs dans les nombreux journaux dont il était propriétaire, n’ont pas convaincu de son vivant, et qu’il a été très vite oublié, sauf à Rambouillet où la rue de la Garenne, a été rebaptisée rue Raymond Patenôtre.
Quoi qu’il en soit, je voulais donc consacrer cet article aux seules idées principales de Raymond Patenôtre (bimétallisme, inflation, dommages de guerre, relations franco-américaines…). Mais il est tout à fait impossible de les comprendre sans les replacer dans leur contexte détaillé.
Vous connaissez l’histoire de Woody Allen ? « J’ai pris un cours de lecture rapide et j’ai pu lire “Guerre et Paix” en vingt minutes. Ça parle de la Russie. »
Eh bien, cet article parle d’économie. Et je vais citer souvent Raymond Patenôtre, puisque c’est à travers lui que ce texte a sa place au Pays d’Yveline.
Qui est Raymond Patenôtre ?
Il est né le 31 juillet 1900. Son père Jules Patenôtre, ambassadeur de France à Washington a épousé Eleanor Elverson, sœur du colonel James Elverson, propriétaire du premier quotidien de Pennsylvanie, le Philadelphia Inquirer, une milliardaire en dollars…
Après des études de droit, il administre la fortune de sa mère et crée en France un groupe de presse important : « l’Omnium républicain de la presse ».
En 1925, après son mariage avec Jacqueline Thome il renforce son groupe, avec des journaux locaux : le « Progrès de Rambouillet », qui appartient à sa belle-mère, et la « Gazette de Seine-et- Oise », puis avec le très influent journal national « le Petit Journal ».
Dès 1926 il entreprend une carrière politique, en reprenant tout d’abord le mandat de son beau-père, André Thome, député de Rambouillet tombé au front en 1916. Il est conseiller général de Seine-et-Oise, élu du canton de Rambouillet de 1926 à 1949; député indépendant de gauche puis membre de l’USR (Union Socialiste Républicaine) de 1928 à 1940 . Sous-secrétaire d’État à l’Économie nationale de 1932 à 1934 dans plusieurs gouvernements et ministre de l’Économie nationale du 10 avril 1938 au 15 septembre 1939 dans le gouvernement Édouard Daladier.
En résumé c’est un Vincent Bolloré ou un Elon Musk qui n’aurait pas compris que lorsqu’on possède les médias, on n’a pas besoin de rechercher en outre des mandats politiques.
Je ne m’étends pas davantage sur sa vie privée, vous renvoyant à cet article que j’ai consacré aux familles Thome et Patenôtre.
Un nouveau monde …
Durant la seconde moitié du XIXème siècle et la première moitié du siècle suivant, l’économie s’est mondialisée tandis que la politique continue à dépendre de pouvoirs nationalistes. Il en a résulté une alternance de guerres et de tentatives pour trouver des accords internationaux. Mais ceux-ci n’ont toujours pas abouti, faute d’un gouvernement mondial.
Pour mémoire : il n’existe à l’échelon mondial qu’une seule organisation dont tous les pays acceptent aujourd’hui les règles et reconnaissent l’autorité de son président. Vous pensez à l’ONU ? Vous n’y êtes pas : c’est la FIFA (la fédération internationale de football !
1859 : Le monde entre dans l’ère du pétrole. Cette huile minérale est surabondante. Son coût se limite à son extraction (et les couches affleurent) et son transport. Elle permet une révolution énergétique sans précédent, et notamment des transports terrestres et maritimes rapides. Les transactions internationales se multiplient donc en quelques années.
1865 : Pour que des pays qui n’ont pas la même monnaie, acceptent de commercer, il leur est nécessaire de s’accorder sur un taux de conversion.
Le 20 novembre 1865 les 32 pays participants à la Convention monétaire de Paris décident donc que leurs monnaies seront toutes convertibles en or ou en argent, avec une parité fixée pour tenir compte de la rareté de chacun de ces métaux.
Ce système interdit aux banques d’émettre plus de monnaie qu’elles ne détiennent de métaux étalons, et limite donc la masse monétaire mondiale.
1871 : Vae victis !
La France, vaincue, accepte au traité de Versailles de payer en trois ans 5 milliards de francs à l’Allemagne (soit 30% de son revenu national), et supporte entre-temps l’entretien des troupes d’occupation. Rambouillet reste ainsi occupée jusqu’au 9 mars 1871.
On sait que les engagements français ont été respectés avec près d’un an d’avance, d’abord parce que les Français ont largement souscrit aux emprunts d’Etat émis à cette occasion, ensuite parce que les échanges internationaux ont immédiatement repris, enrichissant vainqueurs et vaincus.
On évoque moins souvent une troisième raison : l’avantage inattendu que la France a tiré de la désorganisation du système monétaire.
Dès 1872 : l’argent devient surabondant grâce à de nouvelles techniques d’extraction et à la découverte d’importants gisements (Nevada, Colorado, Montana etc…). La France peut ainsi racheter des stocks importants d’argent au prix du marché (32g argent pour 1g or) et les utiliser pour régler sa dette, au taux fixé par la Convention de Paris (16g argent pour 1g or) !
L’argent perdant sa rareté, tous les pays choisissent bientôt d’abandonner le bimétallisme pour ne conserver que le seul étalon-or (Allemagne en 1871, USA en 1874, Scandinavie en 1875, France en 1876…).
1919 : Au lendemain de la guerre de 14-18, se pose à nouveau la question des dommages de guerre, mais dans un contexte économique très différent de celui de 1871.
La guerre a fait plus de 9 millions de morts, et 21 millions de blessés. La pandémie de grippe espagnole est responsable de plus de 50 millions de morts dans le monde. Les principales régions industrielles de France et de Belgique ont été détruites. Les pays belligérants ont emprunté massivement pour supporter leur effort de guerre, et tous ont créé beaucoup plus de monnaie que leurs réserves d’or ne pouvait en garantir, espérant recevoir des indemnités, sur le modèle de ceux de la guerre de 1870.
Le traité de Versailles commence par imposer à l’Allemagne et à ses alliés de verser à la Belgique, la France, l’Italie et le Royaume-Uni, la somme exorbitante de 132 milliards de marks-or (soit 350% du revenu national allemand de 1919).
Si un tel payement avait dû s’effectuer en or, la totalité des stocks mondiaux n’y aurait pas suffi !
L’Autriche, la Hongrie, la Bulgarie et l’Empire ottoman se déclarent très vite insolvables. Les vainqueurs se payent donc en nature (minerais, bois etc…) et en annexant des territoires.
Rappelons que c’est à cette occasion que la Palestine ottomane passe sous protectorat britannique. Lorsque le grand Mufti utilisera l’Islam pour unifier les bédouins dans sa lutte pour l’indépendance, et que les Anglais s’appuieront sur la communauté juive pour lui résister, commencera une guerre dont la tragédie de Gaza n’est sans doute pas le dernier acte.
1921-1923 : Durant plusieurs années, la « Commission des Réparations » cherche à cantonner celles-ci à des montants plus réalistes, et finit par les fixer, le 5 mai 1921, à Londres, en fonction des possibilités de remboursement de l’Allemagne.
A la fureur de la France qui en attendait plus du triple, il est décidé que l’Allemagne ne lui payera que 13 milliards.
Face à ceux qui veulent que la France se montre intraitable vis-à-vis de son ennemi héréditaire, et qui décident en 1923 l’occupation de la Ruhr pour contraindre l’Allemagne à respecter ses engagements, Raymond Patenôtre est aux côtés de ceux qui souhaitent « tourner la page ». Sa connaissance des USA lui fait prendre conscience d’une réalité que ses collègues parlementaires n’arrivent pas à entrevoir : l’Europe a perdu son hégémonie au profit de pays neufs : USA, Japon…
La masse monétaire a augmenté dans tous les pays de façon inconsidérée. Il en résulte de l’inflation, et des hausses des prix chez les vainqueurs. En Allemagne c’est une hyperinflation qui ôte toute valeur à la monnaie et paralyse l’économie.
Cette crise allemande n’est une bonne nouvelle pour personne ! Si l’Allemagne est incapable de payer les dommages de guerre qu’elle a acceptés à la conférence de Londres, ses créanciers vont se retrouver à leur tour dans une situation critique.
Or, la France s’est elle-même endettée vis-à-vis des USA pour près de 9 milliards qu’elle lui a empruntés pour couvrir ses efforts de guerre. Elle a obtenu le droit de ne s’acquitter de ses dettes qu’au fur et à mesure des payements de l’Allemagne.
1924 : Conscients que les problèmes allemands ont des répercussions sur toutes les économies, les américains mettent en place le plan Dawes. Il s’agit d’aider l’Allemagne à se redresser, pour qu’elle puisse honorer ses dettes vis-à-vis des alliés, et que ceux-ci puissent à leur tour rembourser leurs dettes vis-à-vis des USA ! On ne saurait faire plus simple…
Quelques économistes avisés prônent le retour rapide à une économie ouverte, et à une dévaluation immédiate de leur monnaie. C’est aussi ce que préconise Raymond Patenôtre.
Mais l’Assemblée Nationale s’y refuse : une dévaluation du franc conduirait à une perte de pouvoir d’achat pour les retraités, les épargnants et les fonctionnaires, principaux soutiens du gouvernement. La France préfère miser sur un protectionnisme favorisé par l’étendue de son empire colonial et convertit en or plusieurs milliards de créances qu’elle détient en dollars et en livres pour restaurer la confiance dans sa monnaie.
Or, trompant les prévisions françaises, le plan américain s’avère efficace : confiant dans le redressement de l’Allemagne, les capitaux internationaux reviennent s’y investir, et son économie se redresse.
1928 : C’est au tour de la France de souffrir. Le franc devient la nouvelle cible des spéculateurs et ne résiste pas à la fuite des capitaux, passés en bloc de l’autre côté du Rhin.
Finalement le 25 juin 1928 Raymond Poincaré se décide enfin à remplacer le franc-germinal par le franc-Poincaré : une dévaluation des 4/5ème de sa valeur, qui redonne un temps aux entreprises françaises la compétitivité qu’elles avaient perdue.
1929-1932 : Mais rien n’est simple en économie mondialisée ! L’arrêt de l’inflation en Europe déjoue les prévisions des spéculateurs américains :
«Wall Street depuis plusieurs années a pris des positions spéculatives qui reposent sur l’inflation. Devant le retournement de tendance elle procède dans le désordre à ce qui, au début, n’est qu’une mesure de prudence. La manière dont elle effectue ce réajustement des cours provoque la panique. Ce qui n’est qu’un repli devient chute, débâcle. Et c’est l’enchaînement.» (Raymond Patenôtre)
Entre 1929 et 1932 la production industrielle américaine baisse de 50% et son taux de chômage passe de 3% à 24%. Les cours boursiers perdent 87% de leur valeur, la faillite des banques s’étend aux banques européennes.
La France est touchée un peu plus tard que les autres pays européens, mais la crise la rattrape en 1932.
S’élevant contre la grande majorité de ceux qui se réjouissent de la baisse des prix, il rappelle :
« Il y a des baisses bienfaisantes. Ce sont celles qui résultent du progrès industriel, qui s’obtiennent par la rationalisation, la normalisation et l’augmentation des débouchés.
Mais il existe des baisses malfaisantes. Celles qui se dégagent d’une anémie du commerce, d’une crise. Elles naissent de la détresse; elles sont provoquées soit par la peur d’une chute plus profonde des cours, soit par l’effet de la contrainte qu’imposent de brusques besoins de liquidité, soit enfin par la faillite pure et simple. »
Le 15 décembre 1932 la France doit payer un acompte sur les emprunts souscrits auprès des USA, et dont elle a déjà obtenu un rééchelonnement. Elle en est incapable, mais pour préserver son image, le gouvernement se trouve des excuses : l’aide américaine durant la guerre de 14-18 a été largement surestimée, les entreprises américaines nous ont vendu leurs produits à un prix abusivement surévalué etc… Un de nos hommes politiques va jusqu’à expliquer que ce sont les USA qui ont une dette vis-à-vis de la France, pour avoir « en 18, utilisé nos chemins de fer pour leurs troupes, et nos départements du Nord comme champ de bataille »!
Objection bien plus sérieuse : le président Hoover a autorisé en juin 32 l’Allemagne à différer d’un an ses remboursements envers les alliés. Pour défendre les intérêts des prêteurs américains, il consent donc au vaincu des facilités qu’il refuse à ses alliés !
Parce qu’il est de culture américaine autant que française, Raymond Patenôtre est sans doute l’homme politique qui mesure le mieux ce que les USA pourraient ressentir si la France revenait sur ses engagements. Pendant des mois ses journaux multiplient les avertissements.
« La France est incapable de tenir la totalité de ses engagements. Mais il ne faut surtout pas que notre alliée pense que la France trouve plus pratique de trahir sa parole. Il faut que les Etats-Unis comprennent que les accords sont contraires à la réalité économique. (…)
Procéder au versement symbolique de quelque vingt millions de dollars qui viennent à échéance est une obligation. Financièrement ils représentent peu, moralement beaucoup. Il ne faut pas discuter ce que Bismarck appelait « une note d’aubergiste ». Derrière la loi brutale des chiffres il y a les devoirs de la gratitude. »
Ce sera l’un des combats principaux de Raymond Patenôtre : il réussit à convaincre le président Herriot mais la Chambre des députés s’oppose à tout payement, et renverse le gouvernement. L’échéance des prêts américains ne sera pas honorée !
1933 : Pour rétablir la confiance dans des monnaies qui ne sont plus convertibles, les principales puissances, réunies à Londres, étudient un retour à l’étalon or. Mais le déséquilibre est maintenant trop important entre les masses monétaires émises et les réserves en or disponibles.
Raymond Patenôtre plaide alors pour le retour au bimétallisme : certes, l’argent a perdu sa rareté, mais selon lui, il vaut mieux des monnaies indexées sur un étalon dévalorisé que pas indexées du tout ! « L’inflation par l’argent métal, si inflation il y a, est toujours une inflation gagée. Elle a une couverture. Le métal blanc pour valoir moins que l’or, n’en est pas moins réellement une valeur. »
Il n’est pas entendu. Et, faute de s’accorder sur des taux de parité, les pays renoncent à revenir à un étalon mondial.
Bientôt, la montée en puissance de Hitler faisant craindre une nouvelle guerre, tous les pays qui avaient réduit leurs dépenses militaires pour contenir leur inflation, réarment massivement, dépensant et empruntant à nouveau sans retenue.
Epilogue
– Comme le redoutait Raymond Patenôtre, les USA ressentiront le défaut de paiement du 15 décembre 1932 comme le signe d’une profonde ingratitude. La perte de confiance et le ressentiment qui en résulteront vis-à-vis de la France nous priveront du seul allié qui aurait pu, avant 39, faire reculer Hitler. Et l’Amérique n’entrera pas en guerre aux côtés de la France, mais seulement pour défendre ses propres intérêts, après l’attaque japonaise contre Pearl Harbour.
– Hitler annula en 1933 les dettes que l’Allemagne n’avait toujours pas payées. En juin 1953, l’Allemagne de l’Ouest accepta de les honorer, moyennant une décote de 50%, en reportant une partie de la dette jusqu’à ce que les deux Allemagnes soient réunifiées. Il restait ainsi à payer environ 15 milliards de marks. Elle commença donc à les payer en 1995, et le 3 octobre 2010, un versement final de 94 millions de dollars fut effectué clôturant le règlement des dettes de prêts allemands concernant les réparations de 14-18 !
– Le 15 septembre 1939, le ministère de l’Economie nationale qu’occupait Raymond Patenôtre dans le gouvernement d’Edouard Daladier fut supprimé.
Raymond Patenôtre resta député. Sous l’occupation il se réfugia d’abord à Lyon, puis aux USA, laissant son principal collaborateur Albert Lejeune gérer ses journaux. Lejeune fut fusillé pour collaboration avec l’ennemi à la Libération. Raymond Patenôtre, arrêté le 14 décembre 1944 fut libéré après enquête. Il ne revint pas à la vie politique.
– En 1944, les accords de Bretton-Woods définirent un nouvel ordre monétaire international. C’est le dollar américain qui en devint l’étalon universel. Le dollar est lui-même convertible en or, mais sans obligation d’être garanti par des réserves d’or. Un accord tacite fait qu’aucun pays n’en demanda jamais la conversion.
Aucun pays ? En 1968 le général de Gaulle, décidé à contrer l’hégémonie américaine, chercha à accroître les stocks d’or de la France en négociant ses dollars. Mais quelques mois de pertes (mai 1968 + les accords de Grenelle) ruinèrent toute sa stratégie…
– On peut se demander pourquoi Raymond Patenôtre n’a pas mieux réussi sa carrière politique, avec sa fortune, ses relations et son empire de presse. L’explication la plus simple, et sans doute la plus exacte, c’est qu’à une époque où l’éloquence de grands tribuns enflammait l’Assemblée Nationale, il avait le handicap d’être plus à l’aise à l’écrit qu’à l’oral.
Plus tard, nous aurons ainsi quelques hommes politiques qui n’ont pas fait la carrière à laquelle ils pouvaient prétendre parce qu’ils « passaient mal à la TV ».
Christian Rouet
avril 2024